Temps de lecture : 9 minutesToussaint Vidi turbam magnam… Vidi turbam… Vidi… Et le bréviaire tomba des mains de Monsieur le Curé emporté par le sommeil… Le tic-tac de la pendule fut couvert par les onze coups qui marquaient qu’un jour nouveau allait bientôt commencer. Puis, plus rien que la respiration régulière du brave prêtre, vaincu…
Et maintenant une histoire ! Posts
La grande salle des fêtes du collège de N… tenu aux Indes par les Pères jésuites, était ce soir-là pleine à craquer. On y passait un film passionnant et, si la salle elle-même se trouvait plongée dans l’obscurité, il émanait assez de clarté de l’écran pour qu’on puisse à la longue discerner les visages, tous tendus vers le même point, et y lire le reflet des sentiments qui faisaient battre le cœur des collégiens. Il y avait là tous les élèves catholiques du collège et eux seuls, car, dans ce pays mystérieux aux castes farouches, les grandes familles hindoues ne confiaient leurs enfants aux Pères qu’à la condition expresse qu’il ne leur serait jamais parlé de religion… Et le film projeté aujourd’hui au collège mettait magnifiquement en scène la vie de Notre Seigneur Jésus-Christ.
Quand on fut arrivé aux sanglants épisodes de la Passion, le silence se fit plus grave encore dans la salle ; accroché à la colonne de la flagellation, le Christ, dépouillé de ses vêtements et poings liés, se tordait de douleur sous les coups de fouet des bourreaux, et cette atroce vision fascinait les jeunes gens, dont on eût dit que le souffle même s’arrêtait…
C’est alors qu’au fond de la salle, brusquement, jaillit un éclat de rire qui fit sursauter tout le monde.
« Que se passe-t-il ? » interrogea rapidement à voix basse le Père André en se penchant vers l’un des surveillants, placé à sa gauche.
« Je ne sais pas encore, Père, répondit celui-ci… Il me semble reconnaître là, près de la cabine du cinéma, le jeune Gopal qui paraît pris de fou-rire… Je vais voir…
- Non, laissez-moi faire… je vais m’occuper de Gopal. Il est dans ma classe. »
Un instant plus tard, le Père André se penchait sur un jeune garçon de 11 à 12 ans qui s’efforçait de maîtriser un violent fou-rire.
« Gopal ! »
L’enfant tressaillit :
« Père ?
- Que fais-tu ici ? Ce n’est pas ta place !
- C’est vrai, Père, reconnut le petit que le ton du missionnaire impressionnait et ramenait au calme, je ne suis pas de ta religion ; mais j’ai voulu voir ce film dont mes camarades parlaient tant et je me suis glissé là tout à l’heure, sans être vu…
- Et tout cela pour te moquer d’eux, sans doute ? Pourquoi ce rire ? »
L’enfant leva vers le Père ses yeux noirs brillants et limpides :
« Mais, Père, est-il possible qu’un homme juste puisse jamais être battu comme cela ? Tu sais bien que c’est fou et c’est pour cela que j’ai ri…
- En tout cas, ton rire était bien mal placé et, pour la première fois, je suis mécontent de toi… Viens avec moi hors de la salle. »
Consterné de l’effet produit par son attitude et un peu penaud, Gopal suivit sans bruit le Père André qu’il rattrapa dans la cour :
« Père, demanda-t-il d’un ton hésitant, es-tu toujours fâché contre moi ? »
Le Père André plongea son regard dans celui de l’enfant hindou :
« Non, Gopal, parce que tu n’as pas compris la portée de ton attitude. Voyons, écoute-moi. Tu as un ami au collège ?
- Oui, Père, tu le connais bien, c’est Kittou.
- Bien, suppose, Gopal, qu’un jour on soit en train de te battre ; que dirais-tu si ton ami Kittou se mettait à rire devant ce spectacle ? »
Gopal frémit et se redressa avec fierté :
« Mais Père, il est impossible que je sois jamais battu. Tu sais bien que je suis un Brahme, et personne n’oserait porter la main sur moi…
- J’ai dit, Gopal, suppose que cela se produise. Eh bien ! sache donc que ce Jésus que tu voyais tout à l’heure battu si durement est mon Ami, à moi, mon plus cher et plus grand Ami, que j’aime beaucoup. A cause de cela, tu ne dois pas rire de ses souffrances…
- Alors, Père, je te demande pardon, je ne savais pas qu’il était ton Ami… »
Le Père André fit quelques pas en silence, puis murmura, comme se parlant à lui-même :
« Et Lui aussi pourtant était un juste ; mais Il n’a pas reculé devant la souffrance et le déshonneur…
- Père, interrogea timidement Gopal, pourquoi donc ne m’as-tu jamais parlé de Lui ?
Nous sommes à Lyon,en l’année 177. La grande cité du Rhône est alors la capitale de la Gaule, la plus peuplée de toutes ses villes, un centre de commerce où viennent tous les trafiquants de l’Empire, un magnifique ensemble de maisons, de palais, de temples, de théâtres, dont les ruines ont été mises au jour au pied de la colline de Fourvière. C’est aussi une sorte de capitale religieuse où, chaque année, les païens de toute la Gaule envoient des délégués pour célébrer en commun de grandes fêtes en l’honneur de leurs divinités, et ces cérémonies dédiées à « Rome et Auguste » sont l’occasion d’une foire très achalandée, de représentations théâtrales, de spectacles dans l’amphithéâtre, de beaucoup de beuveries aussi, et de maints bavardages. Que ne raconte-t-on point, parmi ces foules assemblées ? Et, bien entendu, on parle des chrétiens.
Lyon en compte déjà un grand nombre. Cela se comprend aisément. Les commerçants qui arrivent sans cesse d’Asie Mineure, d’Égypte ou de Grèce, ont entendu raconter l’Évangile ; beaucoup d’entre eux sont déjà baptisés ; ils répètent la Bonne Nouvelle et enseignent autour d’eux la doctrine de Jésus. (C’est donc d’Orient que le Christianisme est arrivé en terre française. Ne dit-on pas en Provence que Lazare, le ressuscité, l’ami de Jésus avec ses sœurs Marthe et Marie, a apporté lui-même l’Évangile dans la région de Marseille ? N’assure-t-on pas à Paris (qu’on appelle encore Lutèce) que le premier évêque de la cité, saint Denis, le martyr, a été un grec, élève du grand apôtre
saint Paul, comme d’ailleurs saint Trophème, premier évêque d’Arles et saint Crescent, premier évêque de Vienne en Dauphiné ? En tout cas, le bon grain déposé par les Orientaux a pris magnifiquement racine dans la terre gauloise, en cette fin du IIe siècle, et il n’y a sans doute guère de ville qui n’ait sa communauté de fidèles. Et c’est ce qui irrite les païens…
***
— Les chrétiens aux lions ! A mort les chrétiens ! Tous à l’amphithéâtre ! Arrêtez ‑les ! Tuez ‑les !
Dans la foule entassée pour la fête annuelle, le mot d’ordre a couru. Comme ce sera plaisant de voir brûler