[Mardi 17 janvier], après la classe du soir, vers cinq heures et demie, les deux petits garçons entrèrent dans la grange avec leur père. À la lueur pâle et vacillante d’un flambeau de résine, ils saisirent les longs marteaux de bois qui servaient à piler les ajoncs, et tous trois se mirent à cette besogne pour donner à leurs chevaux la ration du soir.
Le travail fut bientôt interrompu par l’arrivée d’une femme du bourg, qui avait à parler au père Barbedette. C’était Jeannette Détais, l’ensevelisseuse des morts du village. Pendant cet instant de répit, Eugène s’avança vers la porte, restée entr’ouverte.
« J’allais, disait-il, tout simplement pour voir le temps. »
La nuit, une claire et froide nuit de janvier, était venue. Dans l’immensité des cieux scintillaient dès milliers d’étoiles, dont la clarté était reflétée par la neige qui couvrait la terre. L’enfant admirait ce ciel, il lui semblait qu’il n’avait jamais vu autant d’étoiles. Mais bientôt il fut absorbé par un spectacle bien plus beau et plus étonnant :
Tout à coup, à vingt pieds environ au milieu et comme au-dessus du toit d’Augustin Guidecoq, il aperçut une belle grande Dame. Sa robe bleue, parsemée d’étoiles d’or, sans taille et sans ceinture, comme une aube sacerdotale, tombait du cou jusques aux pieds. Les manches étaient larges et pendantes comme celles des anciens surplis. Les chaussures étaient bleues comme la robe et surmontées d’un ruban d’or formant rosette. Un voile noir, cachant entièrement les cheveux et les oreilles, et couvrant le tiers du front, retombait sur les épaules jusqu’à la moitié du dos, ce dont on s’assurait, par les deux extrémités qui ressortaient, les bras étant abaissés. Immédiatement rejeté en arrière, ce voile laissait la figure à découvert. Sur la tête, la Dame portait une couronne d’or, sans autre ornement qu’un petit liseré rouge, situé à peu près au milieu. Cette couronne s’évasait par le haut comme la corolle d’un lis. La figure de la Dame, blanche et lumineuse, était petite et d’une incomparable beauté. Elle avait les mains étendues et abaissées, comme on a coutume de représenter Marie-Immaculée. Elle regardait l’enfant et souriait.
Eugène pensa que cette vision était l’annonce de là mort de son frère, dont on n’avait pas de nouvelles depuis trois semaines. Il n’avait pas peur cependant, parce que, disait-il, la Dame riait.
Jeannette sortit en ce moment de la grange ; l’enfant l’arrêta sur le seuil, et appela son attention sur la partie du ciel qui s’étendait au-dessus de la maison Guidecoq. « Ma foi, mon pauvre Eugène, répondit-elle après avoir bien regardé, je ne vois absolument rien. »
Ce petit colloque avait attiré le père et le petit Joseph. Barbedette ne vit rien, non plus que Jeannette ; Joseph aperçut la même vision que son frère, et la décrivit exactement de même.
Le père, ne voyant rien, s’imagina que ses fils faisaient des contes, et leur intima l’ordre de revenir piler des ajoncs. Habitués à obéir sans réplique, les enfants rentrèrent tout de suite dans la grange.
Cependant, à peine avaient-ils donné quelques coups de piloches, que le père, comme poussé par une secrète inspiration, envoya Eugène s’assurer si la vision était encore là. L’enfant obéit avec empressement et déclara que c’était encore tout pareil.
Commençant à soupçonner qu’il se passait réellement quelque chose d’extraordinaire, Barbedette dit à Eugène d’aller dire à sa femme Victoire, de se rendre à la grange, sans toutefois la prévenir de quoi il était question.
Profitant de cette interruption nouvelle, le petit Joseph était retourné contempler la belle Dame, et la mère survint au milieu de ses exclamations de joie et d’admiration.
Ne distinguant rien, non plus que son mari, elle suspecta un moment la sincérité des enfants ; mais, bientôt émue par leur persévérant témoignage, et réfléchissant qu’elle ne les avait jamais surpris en mensonge, elle suspendit son jugement :
« C’est peut-être bien la sainte Vierge qui nous apparaît, dit-elle. Puisque vous dites que vous la voyez, disons cinq Pater et cinq Ave en son honneur. »
Cependant les cris de joie des enfants avaient été entendus, et les voisins se présentèrent sur le seuil de leurs portes, disant :
« Que voyez-vous ? Qu’est-ce qu’il y a ? —Ce n’est rien, dirent le père et la mère Barbedette, ce sont les petits gars qui affolent ; ils disent qu’ils voient quelque chose ; et nous, nous ne voyons rien. »
Et ils fermèrent la porte de la grange et récitèrent les cinq Pater et les cinq Ave.
« Regardez, dit ensuite Victoire à ses enfants, si vous voyez encore. »
Ceux-ci répondirent affirmativement.
S’imaginant qu’elle distinguerait mieux au moyen de ses lunettes, la bonne femme alla les chercher. Cette fois elle amena sa servante qui, non plus qu’elle, ne put rien apercevoir.
Doutant encore de la sincérité des deux enfants, les parents les obligèrent à rentrer dans la grange. Au bout de cinq minutes leur besogne fut finie ; la soupe était trempée. On leur commanda de venir souper. Pour la première fois de leur vie, il leur en coûtait d’obéir. Ils s’en allaient lentement, presque à reculons, regardant toujours la belle Dame, et témoignant que, si cela dépendait d’eux, ils resteraient là. « Oh ! que c’est beau ! que c’est beau ! » ne cessaient-ils de s’écrier.