Le pauvre vieux

| Ouvrage : Le deuxième livre d'André .

Temps de lec­ture : 8 minutes

I

Près du por­tail de la cathé­drale de Saint-Jean, de Lyon, on remar­quait un vieux pauvre qui venait, depuis vingt-cinq ans, s’as­seoir régu­liè­re­ment tous les jours à la même place. Sous les haillons et les lam­beaux de la misère qui le cou­vraient, per­çait une appa­rence de digni­té qui annon­çait que ce n’é­tait pas un pauvre ordi­naire. Il avait reçu une édu­ca­tion supé­rieure à celle qui accom­pagne géné­ra­le­ment la misère. Aus­si jouis­sait-il par­mi les autres pauvres d’une cer­taine considération. 

Le pauvre vieux mendiant près du portail de la cathédrale
Près du por­tail de la cathé­drale de Saint-Jean…

C’é­tait lui qui apai­sait les que­relles, et on le char­geait sou­vent de dis­tri­buer les aumônes. Sa vie et ses mal­heurs étaient un mys­tère pour tout le monde. Jean-Louis (c’é­tait son nom) ne met­tait jamais le pied dans l’é­glise, et Jean-Louis était catholique. 

Au moment des offices, le vieux pauvre se sen­tait entraî­né à confondre sa prière avec celle des fidèles. Le chant sacré, la lumière, des cierges, l’ap­pa­reil de l’au­tel[1], l’har­mo­nie de l’orgue, le recueille­ment de la foule, tout le frap­pait d’admiration.

Des ruis­seaux de larmes cou­laient à tra­vers les rides de son visage. Un grand mal­heur ou un pro­fond remords sem­blaient agi­ter son âme. Un prêtre, l’ab­bé Sorel, se ren­dait chaque matin à Saint-Jean pour célé­brer la messe, il était fort cha­ri­table ; Jean-Louis, son pauvre pri­vi­lé­gié, rece­vait chaque jour sa petite aumône.

II

Un jour, Jean-Louis n’é­tait pas à sa place accou­tu­mée. L’ab­bé Sorel, jaloux de ne pas perdre le fruit de son aumône, s’in­forme du pauvre, cherche sa demeure, la trouve enfin, et quelle est sa sur­prise de voir, au lieu d’un misé­rable réduit, un riche appar­te­ment, et dans un coin, au milieu de la richesse, un misé­rable gra­bat sur lequel gisait le vieux mendiant. 

La pré­sence du prêtre rani­ma le vieillard dans ses dou­leurs ; et d’une voix pleine de recon­nais­sance, il s’écria : 

« Mon­sieur l’ab­bé, vous dai­gnez vous sou­ve­nir d’un mal­heu­reux tel que moi ! 

— Mon ami, répon­dit l’ab­bé Sorel, le bon prêtre n’ou­blie que les heu­reux du monde, je venais savoir si vous aviez besoin de quelques secours. 

— Je n’ai besoin de rien, répon­dit le vieux pauvre, ma mort est pro­chaine ; ma conscience seule n’est pas tranquille. 

— Votre conscience ! Auriez-vous quelque grande faute à expier ? 

— Un crime énorme, pour lequel toute ma vie a été une longue et inutile expiation. 

— Un crime sans par­don ! il n’en est point, répon­dit le prêtre, Dieu ouvre tou­jours ses bras au repentir. 

— Eh bien ! dit le men­diant, vous allez entendre une hor­rible his­toire mais ce n’est pas à un prêtre que je veux la conter, c’est à un homme qui me tend une main amie ; car je suis indigne des sacre­ments et des prières de l’É­glise. Oh ! cepen­dant, ajoute-t-il avec émo­tion, quand vous m’au­rez enten­du comme homme, si vous pou­vez m’en­tendre comme prêtre, je vous obéi­rai, je m’hu­mi­lie­rai, et vous m’ai­de­rez à mourir.

III

« Je suis le fils d’un pauvre vigne­ron de Bour­gogne, hono­ré de l’af­fec­tion du sei­gneur de mon vil­lage. Je fus accueilli au châ­teau, et lorsque bien­tôt on vit mes pro­grès, on m’é­le­va au rang de secré­taire de la mai­son. J’en­trais dans ma ving­tième année quand la Révo­lu­tion écla­ta. Ambi­tieux, ma posi­tion me fati­gua bien­tôt. M. le comte, crai­gnant d’être arrê­té, ren­voya ses domes­tiques, me conser­va seul et vint avec sa famille se réfu­gier à Lyon, pour échap­per plus faci­le­ment à l’échafaud. 

La Ter­reur régnait dans toute sa puis­sance. On avait confis­qué tous leurs biens ; mais leur retraite était incon­nue. Une seule per­sonne en posi­tion de révé­ler leur secret et de les arra­cher à leur asile eut la lâche­té de les dénon­cer. Ce déla­teur, c’est moi ! ! ! 

Le père, la mère, deux filles, un jeune gar­çon de dix ans, furent jetés dans un cachot. Le pré­texte le plus faible suf­fi­sait pour les envoyer à l’é­cha­faud. L’ac­cu­sa­teur public n’a­vait point de motif contre cette noble famille. Un homme se ren­con­tra qui inven­ta contre eux le crime de conspi­ra­tion contre la répu­blique. Ce calom­nia­teur, c’est moi ! ! ! 

L’ar­rêt fatal fut pro­non­cé. Le fils seul fut épar­gné à cause de son jeune âge, orphe­lin des­ti­né à pleu­rer toute sa famille. La famille infor­tu­née atten­dait la mort dans les pri­sons. Un oubli se glis­sa dans les exé­cu­tions et, sans un homme qui fit rec­ti­fier l’er­reur au tri­bu­nal révo­lu­tion­naire, cette famille échap­pait à l’é­cha­faud ; car c’é­tait la veille du 9 ther­mi­dor[2], de la chute de Robes­pierre. Ce révé­la­teur, c’est, moi ! ! ! 

Le soir du même jour, un tom­be­reau fatal traî­na à la mort cette illustre famille. Comme il était tard, l’exé­cu­teur des hautes œuvres[3], las de la guillo­tine, avait confié à un valet cette ter­rible exé­cu­tion. Ce valet, peu habile, implo­ra le secours d’un pas­sant. Un homme de bonne volon­té se pré­sen­ta. Cet homme qui se fit bour­reau, c’est moi !!! 

Le prix de tant de crimes, le voici : 

Toutes ces richesses que vous voyez dans cet appar­te­ment ont été la pro­prié­té de mes anciens maîtres ; et depuis vingt-cinq ans, livré au remords, je me suis enfer­mé avec elles. En expia­tion de mon crime, j’ai vou­lu paraître par­mi les hommes comme un men­diant, et depuis vingt-cinq ans on m’a doté d’une place à la porte de l’é­glise. Jamais je n’o­sai souiller le sanc­tuaire de ma pré­sence. Oh ! qu’il a été long et pro­fond mon repen­tir, mais qu’il a été impuissant ! 

Puis, tout à coup, le vieux pauvre se lève, et allant vers un tableau, il en arrache le crêpe noir : 

« Voyez, Mon­sieur l’ab­bé, dit-il, l’i­mage de mes vic­times ; croyez-vous qu’elles n’empêcheront pas mes prières d’al­ler jus­qu’à Dieu ? »

À cette vue, l’ab­bé Sorel de Val­riant laisse échap­per ce cri : 

« C’est mon père ! c’est ma mère ! » 

Le sou­ve­nir de cette hor­rible catas­trophe, la pré­sence de l’as­sas­sin de sa famille, la vue de ces objets sai­sissent l’âme du prêtre ; il tombe à la ren­verse sur un siège et il pleure. Une bles­sure pro­fonde venait encore sai­gner dans son cœur. Le vieux pauvre, atter­ré, n’o­sait lever les regards sur le fils de son sei­gneur ; il se rou­lait à ses pieds, répé­tant d’une voix désespérée : 

« Mon maître mon maître ! »

Le prêtre s’ef­for­çait de com­pri­mer sa dou­leur. Le men­diant s’écria : 

« Oh ! je suis un assas­sin ; que dois-je faire pour vous venger ? 

— Me ven­ger ! répond le prêtre, me ven­ger malheureux ! 

L'image des victimes de la Terreur  Révolution.
Voyez, mon­sieur l’ab­bé, l’i­mage de mes victimes…

— Plus de par­don, plus de par­don, n’est-ce pas, pour moi ? 

Ces paroles, pro­non­cées d’une voix déchi­rante, rap­pellent au prêtre son devoir. La fai­blesse avait récla­mé les larmes d’un fils attris­té ; la reli­gion relève l’âme du prêtre. Il entend le reste de la confes­sion, et, sai­sis­sant un cru­ci­fix, héri­tage pater­nel tom­bé entre les mains de ce mal­heu­reux, et le pré­sen­tant au vieux pauvre, il dit, d’une voix émue : 

« Chré­tien, votre repen­tir est-il sincère ? 

— Oui, mon père. 

— Votre crime vous ins­pire-t-il une hor­reur profonde ? 

— Oui, mon père. 

— Dieu immo­lé sur cette Croix vous accorde le pardon. 

Alors le prêtre, la main levée sur le péni­tent, tenant de l’autre le signe de la Rédemp­tion[4], donne l’ab­so­lu­tion à l’as­sas­sin de toute sa famille. La face tour­née contre terre, le vieux pauvre était immo­bile. Le prêtre lui tend la nain pour le rele­ver ! ! ! Il était mort.

  1. [1] L’ap­pa­reil de l’au­tel : la solen­ni­té et la pompe qui s’y déploient.
  2. [2] 9 ther­mi­dor : 27 juillet 1794 date de la chute de Robes­pierre et de la fin de la Ter­reur
  3. [3] L’exé­cu­teur des hautes œuvres (de jus­tice) : le bour­reau
  4. [4] Le signe de la Rédemp­tion : le cru­ci­fix

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