I
Près du portail de la cathédrale de Saint-Jean, de Lyon, on remarquait un vieux pauvre qui venait, depuis vingt-cinq ans, s’asseoir régulièrement tous les jours à la même place. Sous les haillons et les lambeaux de la misère qui le couvraient, perçait une apparence de dignité qui annonçait que ce n’était pas un pauvre ordinaire. Il avait reçu une éducation supérieure à celle qui accompagne généralement la misère. Aussi jouissait-il parmi les autres pauvres d’une certaine considération.

C’était lui qui apaisait les querelles, et on le chargeait souvent de distribuer les aumônes. Sa vie et ses malheurs étaient un mystère pour tout le monde. Jean-Louis (c’était son nom) ne mettait jamais le pied dans l’église, et Jean-Louis était catholique.
Au moment des offices, le vieux pauvre se sentait entraîné à confondre sa prière avec celle des fidèles. Le chant sacré, la lumière, des cierges, l’appareil de l’autel[1], l’harmonie de l’orgue, le recueillement de la foule, tout le frappait d’admiration.
Des ruisseaux de larmes coulaient à travers les rides de son visage. Un grand malheur ou un profond remords semblaient agiter son âme. Un prêtre, l’abbé Sorel, se rendait chaque matin à Saint-Jean pour célébrer la messe, il était fort charitable ; Jean-Louis, son pauvre privilégié, recevait chaque jour sa petite aumône.
II
Un jour, Jean-Louis n’était pas à sa place accoutumée. L’abbé Sorel, jaloux de ne pas perdre le fruit de son aumône, s’informe du pauvre, cherche sa demeure, la trouve enfin, et quelle est sa surprise de voir, au lieu d’un misérable réduit, un riche appartement, et dans un coin, au milieu de la richesse, un misérable grabat sur lequel gisait le vieux mendiant.
La présence du prêtre ranima le vieillard dans ses douleurs ; et d’une voix pleine de reconnaissance, il s’écria :
« Monsieur l’abbé, vous daignez vous souvenir d’un malheureux tel que moi !
— Mon ami, répondit l’abbé Sorel, le bon prêtre n’oublie que les heureux du monde, je venais savoir si vous aviez besoin de quelques secours.
— Je n’ai besoin de rien, répondit le vieux pauvre, ma mort est prochaine ; ma conscience seule n’est pas tranquille.
— Votre conscience ! Auriez-vous quelque grande faute à expier ?
— Un crime énorme, pour lequel toute ma vie a été une longue et inutile expiation.
— Un crime sans pardon ! il n’en est point, répondit le prêtre, Dieu ouvre toujours ses bras au repentir.
— Eh bien ! dit le mendiant, vous allez entendre une horrible histoire mais ce n’est pas à un prêtre que je veux la conter, c’est à un homme qui me tend une main amie ; car je suis indigne des sacrements et des prières de l’Église. Oh ! cependant, ajoute-t-il avec émotion, quand vous m’aurez entendu comme homme, si vous pouvez m’entendre comme prêtre, je vous obéirai, je m’humilierai, et vous m’aiderez à mourir.
III
« Je suis le fils d’un pauvre vigneron de Bourgogne, honoré de l’affection du seigneur de mon village. Je fus accueilli au château, et lorsque bientôt on vit mes progrès, on m’éleva au rang de secrétaire de la maison. J’entrais dans ma vingtième année quand la Révolution éclata. Ambitieux, ma position me fatigua bientôt. M. le comte, craignant d’être arrêté, renvoya ses domestiques, me conserva seul et vint avec sa famille se réfugier à Lyon, pour échapper plus facilement à l’échafaud.
La Terreur régnait dans toute sa puissance. On avait confisqué tous leurs biens ; mais leur retraite était inconnue. Une seule personne en position de révéler leur secret et de les arracher à leur asile eut la lâcheté de les dénoncer. Ce délateur, c’est moi ! ! !
Le père, la mère, deux filles, un jeune garçon de dix ans, furent jetés dans un cachot. Le prétexte le plus faible suffisait pour les envoyer à l’échafaud. L’accusateur public n’avait point de motif contre cette noble famille. Un homme se rencontra qui inventa contre eux le crime de conspiration contre la république. Ce calomniateur, c’est moi ! ! !
L’arrêt fatal fut prononcé. Le fils seul fut épargné à cause de son jeune âge, orphelin destiné à pleurer toute sa famille. La famille infortunée attendait la mort dans les prisons. Un oubli se glissa dans les exécutions et, sans un homme qui fit rectifier l’erreur au tribunal révolutionnaire, cette famille échappait à l’échafaud ; car c’était la veille du 9 thermidor[2], de la chute de Robespierre. Ce révélateur, c’est, moi ! ! !
Le soir du même jour, un tombereau fatal traîna à la mort cette illustre famille. Comme il était tard, l’exécuteur des hautes œuvres[3], las de la guillotine, avait confié à un valet cette terrible exécution. Ce valet, peu habile, implora le secours d’un passant. Un homme de bonne volonté se présenta. Cet homme qui se fit bourreau, c’est moi !!!
Le prix de tant de crimes, le voici :
Toutes ces richesses que vous voyez dans cet appartement ont été la propriété de mes anciens maîtres ; et depuis vingt-cinq ans, livré au remords, je me suis enfermé avec elles. En expiation de mon crime, j’ai voulu paraître parmi les hommes comme un mendiant, et depuis vingt-cinq ans on m’a doté d’une place à la porte de l’église. Jamais je n’osai souiller le sanctuaire de ma présence. Oh ! qu’il a été long et profond mon repentir, mais qu’il a été impuissant !
Puis, tout à coup, le vieux pauvre se lève, et allant vers un tableau, il en arrache le crêpe noir :
« Voyez, Monsieur l’abbé, dit-il, l’image de mes victimes ; croyez-vous qu’elles n’empêcheront pas mes prières d’aller jusqu’à Dieu ? »
À cette vue, l’abbé Sorel de Valriant laisse échapper ce cri :
« C’est mon père ! c’est ma mère ! »
Le souvenir de cette horrible catastrophe, la présence de l’assassin de sa famille, la vue de ces objets saisissent l’âme du prêtre ; il tombe à la renverse sur un siège et il pleure. Une blessure profonde venait encore saigner dans son cœur. Le vieux pauvre, atterré, n’osait lever les regards sur le fils de son seigneur ; il se roulait à ses pieds, répétant d’une voix désespérée :
« Mon maître mon maître ! »
Le prêtre s’efforçait de comprimer sa douleur. Le mendiant s’écria :
« Oh ! je suis un assassin ; que dois-je faire pour vous venger ?
— Me venger ! répond le prêtre, me venger malheureux !

— Plus de pardon, plus de pardon, n’est-ce pas, pour moi ?
Ces paroles, prononcées d’une voix déchirante, rappellent au prêtre son devoir. La faiblesse avait réclamé les larmes d’un fils attristé ; la religion relève l’âme du prêtre. Il entend le reste de la confession, et, saisissant un crucifix, héritage paternel tombé entre les mains de ce malheureux, et le présentant au vieux pauvre, il dit, d’une voix émue :
« Chrétien, votre repentir est-il sincère ?
— Oui, mon père.
— Votre crime vous inspire-t-il une horreur profonde ?
— Oui, mon père.
— Dieu immolé sur cette Croix vous accorde le pardon.
Alors le prêtre, la main levée sur le pénitent, tenant de l’autre le signe de la Rédemption[4], donne l’absolution à l’assassin de toute sa famille. La face tournée contre terre, le vieux pauvre était immobile. Le prêtre lui tend la nain pour le relever ! ! ! Il était mort.
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