La sabot de Geneviève

| Ouvrage : Lectures Catholiques .

Temps de lec­ture : 9 minutes

Il y a de cela bien, bien long­temps, les cloches son­naient à toute volée dans un vil­lage per­du des mon­tagnes d’Auvergne. 

Elles envoyaient au loin leurs notes allègres, joyeuses et claires, et annon­çaient aux pauvres pas­teurs la venue du Mes­sie, les conviant à aller ado­rer le Dieu de l’é­table dans la modeste cha­pelle à Lui consacrée. 

La neige cou­vrait la terre d’une couche épaisse. 

Le vent souf­flait avec vio­lence, et au loin avec un fra­cas hor­rible, on enten­dait rou­ler, se pré­ci­pi­ter dans la val­lée, empor­tant tout sur son pas­sage, la ter­rible avalanche. 

Aux buis­sons, aux arbres rares, étaient sus­pen­dus ces minces fils argen­tés d’un aspect tout à la fois si char­mant et si triste. 

Les femmes jetaient sur leurs épaules leurs pelisses épaisses et chaudes. 

Les hommes s’en­ve­lop­paient de leurs longs manteaux. 

Noël : en allant à la messe de minuit

On se dis­po­sait à s’a­che­mi­ner vers la mai­son du Sei­gneur pour y entendre célé­brer la Messe de minuit et y enton­ner de joyeux Noëls en l’hon­neur de l’Enfant-Dieu. 

De gaies jeunes filles d’un hameau voi­sin venaient de sor­tir de l’é­table où elles s’é­taient réunies en atten­dant l’heure solennelle.

Elles aus­si avaient pris le sen­tier qui menait à la vieille église. 

Sous leur pas alerte réson­nait la terre. 

Leurs joyeux caquets trou­blaient seuls le silence de la nuit.

Sou­dain, au milieu des rires, arri­va jus­qu’à elles un bruit, un bruit si étrange que toutes, au même moment, s’ar­rê­tèrent pour écouter. 

Près d’elles, à leurs pieds pour ain­si dire, se fai­saient entendre des vagis­se­ments plain­tifs sem­blables à ceux d’un nouveau-né. 

C’é­tait sans doute une illu­sion, car on était loin de toute habitation. 

Aus­si, après un ins­tant pen­dant lequel on n’en­ten­dit plus que souf­fler la bise, mugir la tem­pête et s’é­teindre les der­niers accents des cloches, les jeunes filles, bien per­sua­dées de s’être trom­pées, reprirent-elles leur route. 

Mais à peine eurent-elles fait quelques pas qu’é­cla­tèrent plus plain­tifs, plus pres­sants, de nou­veaux cris de détresse . 

Nul doute, prés de là gémis­sait un être, en proie à la souffrance. 

Elles se bais­sèrent, cher­chèrent et finirent par décou­vrir une petite masse noi­râtre qui se déta­chait sur l’im­ma­cu­lée blan­cheur de la neige. 

Elles s’ap­pro­chèrent, et que virent-elles ? 

Dans un de ces lourds et longs sabots, que chaussent les habi­tants de nos cam­pagnes, gisait une faible créa­ture si mignonne, si jolie, qu’on pou­vait aisé­ment la prendre pour un ange du bon Dieu. 

Le pauvre enfant était à demi-nu. Ses membres étaient engour­dis par le froid. Sa voix s’af­fai­blis­sait et mena­çait de se para­ly­ser tout à fait. 

Qui donc avait eu le cou­rage d’a­ban­don­ner ain­si son fils, son-nouveau-né ? 

Qui avait eu la bar­ba­rie d’ex­po­ser un si petit être à une tem­pé­ra­ture si rigou­reuse, et de le livrer en pâture cer­taine aux loups qui rôdaient affa­més sur la montagne ? 

Les joyeuses jeunes filles devinrent sérieuses tout-à-coup, prirent l’en­fant et se mirent en devoir de le réchauf­fer de leur mieux. 

Puis elles se deman­dèrent ce qu’elles feraient du ché­ru­bin qu’elles venaient de décou­vrir si inopinément.

Qui se char­ge­rait de sa personne ?

Qui lui don­ne­rait des soins ?

C’é­tait une ques­tion délicate. 

Toutes avaient hâte de gagner l’é­glise ; car l’of­fice était déjà commencé. 

S’ar­rê­ter plus long­temps ne se pou­vait guère, car pour rien au monde elles n’au­raient vou­lu qu’on remar­quât leur absence du saint Lieu. 

Toutes donc eussent bien vou­lu por­ter secours à la gen­tille créa­ture ; mais toutes trou­vaient un empê­che­ment sérieux à la réa­li­sa­tion de ce désir. 

Une seule d’entre-elles, indi­gnée de cette conduite et rou­gis­sant de la pusil­la­ni­mi­té des ses com­pagnes, s’of­frit pour être la mère d’a­dop­tion du petit abandonné. 

Jeune femme et bébé

Fière et heu­reuse de son far­deau, qu’elle enve­lop­pa soi­gneu­se­ment dans sa pelisse, n’é­cou­tant que la voix de la cha­ri­té qui vibrait dans son cœur, elle rega­gna à la hâte sa maison.

Gene­viève — c’é­tait son nom — était issue d’une humble famille de bergers. 

Elle était belle comme le plus beau jour, mais c’é­tait là son moindre mérite ; car en outre et par des­sus elle pos­sé­dait, avec une âme hon­nête et pure, une angé­lique bon­té, une dou­ceur sans égale, une cha­ri­té fervente. 

C’é­taient là les fleu­rons les plus brillants de sa cou­ronne virginale. 

Arri­vée dans sa pauvre chau­mière, Gene­viève dépo­sa dou­ce­ment sur son lit le sabot qui conte­nait l’en­fant ; elle l’en­ve­lop­pa de cou­ver­tures, et, souf­flant le feu de son haleine, elle rani­ma la flamme du foyer. 

Puis, elle prit sur ses genoux la faible créa­ture, réchauf­fa long­temps ses petits membres endo­lo­ris, et cou­vrit de son man­teau le fils qu’elle s’é­tait donné. 

Cela fait, elle ver­sa, dans un pot de terre, du lait de ses bre­bis, qu’elle fit chauf­fer sur les cendres ; et quand il fut tiède, elle le fit ava­ler au nou­veau-né. L’en­fant but avec avi­di­té et s’en­dor­mit au son des doux refrains dont Gene­viève le berça.

Alors, la ber­gère le posa bien mol­le­ment dans le sabot qui lui ser­vait de ber­ceau, appro­cha celui-ci assez prés du foyer pour que la cha­leur vint le frap­per direc­te­ment, fit sa prière, et se mit au lit avec le calme que pro­cure une conscience satis­faite d’elle-même, après une jour­née bien remplie. 

Mais bien­tôt voi­ci qu’un spec­tacle extra­or­di­naire s’of­frit à ses yeux étonnés.

Une lueur écla­tante illu­mi­na tout à coup la chambre, et se fixa, plus intense, au-des­sus du sabot. 

Le nou­veau-né, dépouillé de ses langes et de sa fai­blesse, appa­rut ceint d’une céleste auréole. 

Il s’a­van­ça vers la ber­gère en l’ap­pe­lant de son nom : 

— Gene­viève dit-il, écoute. 

L'enfant Jésus apparaît dans la nuit de noël à la généreuse bergère
Voi­ci qu’un spec­tacle extraordinaire…

— J’é­coute, Sei­gneur, répon­dit celle-ci pres­sen­tant un miracle et recon­nais­sant en l’en­fant son Dieu.

— Gene­viève ! je suis Celui que l’on fête en ce moment. Je suis le Fils de Marie ! J’ai vou­lu vous éprou­ver, toi et tes com­pagnes. Tu m’as secou­ru dans man misère ; tu m’as réchauf­fé et vêtu quand j’a­vais froid ; tu m’as ras­sa­sié quand j’a­vais faim, et tu m’as recueilli dans mon aban­don ; pour moi, tu as mépri­sé les sar­casmes et les outrages du monde. Je veux, dès cette vie d’exil, t’ac­cor­der la récom­pense de tes ver­tus. Chaque année, à pareille nuit, dépose au coin de l’âtre ce sabot et forme un sou­hait. J’exau­ce­rai ton vœu pour­vu qu’il ne soit dic­té ni par l’or­gueil, ni par l’en­vie. Les enfants de tes enfants jus­qu’à la cen­tième géné­ra­tion et au-delà joui­ront de la faveur que je t’ac­corde, s’ils savent la méri­ter et s’en rendre dignes. 

Il dit. Une lueur plus vive encore se répan­dit dans l’appartement. 

Le céleste enfant s’é­va­nouit en une sub­tile fumée. 

Gene­viève s’en­dor­mit. Le jour brillait lors­qu’elle se réveilla. 

Elle se rap­pe­la aus­si­tôt les évé­ne­ments de la nuit, et, ne sachant s’ils n’é­taient bien plu­tôt l’œuvre d’un rêve que d’une réa­li­té, elle se pré­ci­pi­ta vive­ment hors du lit et cou­rut à l’âtre. 

Les cendres fumaient encore, et le sabot était à la place où elle l’a­vait dépo­sé ; mais il était vide. 

Gene­viève se jeta à genoux et remer­cia Dieu avec effu­sion de s’être mani­fes­té à son humble servante.

L’an­née sui­vante, la pas­toure n’ou­blia pas les pres­crip­tions de l’Enfant-Jésus. 

Le souffle per­ni­cieux de l’in­cré­du­li­té ne s’é­tait pas encore éten­du sur la terre comme de nos jours, hélas !

Gene­viève était fer­me­ment convain­cue que le vœu qu’elle allait for­mer serait exaucé. 

Une pauvre veuve, sa voi­sine, avait son fils unique gra­ve­ment malade ; ce fils était le seul sou­tien, la seule conso­la­tion, le seul espoir de sa mère. 

Gene­viève sou­hai­ta sa gué­ri­son et l’obtint. 

Durant toute sa vie, la ber­gère n’eut que d’hon­nêtes dési­rs et les vit exaucés.

Elle avait deman­dé la sagesse pour ses enfants ; ceux-ci vécurent à leur tour dans la crainte du Sei­gneur et l’es­time des hommes. 

Sabot de Noël en chocolat et son petit Jésus

Eux aus­si virent s’ac­com­plir leurs sou­haits et leurs vœux. 

Il n’en fut pas de même de la seconde génération. 

Celle-ci deman­da des richesses, en fit mau­vais usage et par elles per­ver­tit son cœur.

Un des des­cen­dants de Gene­viève se prit à sou­hai­ter qu’il arri­vât mal à un de ses parents dont il avait à se-plaindre pour une légère offense. 

Le len­de­main, quand il appro­cha de la che­mi­née, il ne trou­va que les débris du sabot. 

Celui-ci s’é­tait fen­du en mille éclats, et la demande du méchant ne fut pas exaucée.

L’or­gueilleux, devant sa femme et ses enfants, ne vou­lut pas s’a­vouer vaincu. 

Il rem­pla­ça par un autre sabot celui qui avait conte­nu l’En­fant-Jésus, rem­plit le nou­veau de rou­leaux d’or, et n’hé­si­ta pas à pro­cla­mer que, cette année encore, il avait vu se réa­li­ser ses désirs. 

Le fils sui­vit le funeste exemple de son père.

Comme lui, il trom­pa sa famille et ses des­cen­dants qui, à leur tour, trom­pèrent pareille­ment les leurs. 

Ain­si se pro­pa­gea la four­be­rie et l’erreur. 

Les arrière-petits-fils de Gene­viève la ber­gère auront trans­mis un jour le secret de leurs pères à leurs semblables. 

Celui-ci l’au­ra livré à d’autres.

On sait com­bien la tra­di­tion altère les faits tout en conser­vant d’eux une cer­taine couleur. 

C’est à cette légende, assu­ré­ment, que nous devons cette cou­tume, obser­vée naguère, et que nous aimions à suivre religieusement.

Nativité - adoration de la jeune fille

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