Brigitte est partie. Sa mort, si paisible, si douce, a laissé une empreinte qui ne s’effacera plus, ni dans l’âme de Bernard, ni dans celle d’André. Le pauvre petit, surtout, ne peut oublier qu’il a causé, indirectement et bien involontairement, cette mort, et, désormais, il entre dans la voie droite, avec l’intention très nette de ne plus en sortir. M. le curé et Yvon reçoivent à ce sujet des confidences qui doivent réjouir Brigitte au Ciel.
Puis le temps passe, et sur la tristesse des souvenirs, la joie filtre de nouveau, comme un rayon de soleil, au printemps, court sur les neiges d’hiver. L’Ordination approche.
Les garçons et leur bataillon lavent, frottent, astiquent les dalles, les bancs, les stalles de l’église ; on fait un trône pour Monseigneur l’évêque. Les ainés préparent une cavalcade. Tous les chevaux seront réquisitionnés, les vélos aussi. On se prépare à tresser les crinières, à orner les selles ; on fait des flots de rubans pour les brides, et des fleurs de papier pour les guidons.
Jean-Louis organise un groupe de gardes-chasse et de piqueurs, qui prendront la tête du mouvement et feront un concert de fanfares.
Colette, Annie, toutes les petites filles ajoutent des mètres et des mètres aux guirlandes de buis et même de houx, sans souci des piqûres. Légères, les guirlandes devront courir d’un toit à l’autre, car toute la paroisse est en émoi, et les gros pots de géranium ou d’amaryllis s’ornent de magnifiques cache-pots dorés, qui feront ressortir leurs touffes écarlates, au bord des fenêtres des plus humbles demeures.
Un peu avant de commencer la retraite qui le sépare des fêtes du Sacerdoce, Yvon, un soir, a appelé les enfants.
Ces causeries en plein air font le bonheur de tous.
Les garçons raffolent de leurs professeurs, qui, entre les leçons, organisent des courses et des parties de ballon à en perdre la respiration, comme dit un petit homme de huit ans.
De plus, depuis quelques jours, le bourg est fort agité par une fête foraine qui bat son plein. Bernard a conduit « ses élèves » aux chevaux de bois, non sans fierté, car la discipline obtenue a été irréprochable. Et le grand garçon s’enthousiasme lui-même de son succès. Il se sent une irrésistible vocation d’entraineur, et voit évoluer en imagination les équipes qu’il formera un jour. Qui donc pourrait entraver ses projets !
Sur les entrefaites, sa mère l’appelle un beau matin.
— Veux-tu aller à L…, Bernard, nous acheter un tas de choses ? Nous n’avons plus de soie, plus de fil d’or, plus de papier doré, plus de colle pour les décorations de l’église ; nous sommes à sec. Et puis, ton oncle voudrait que tu passes chez le libraire prendre deux ou trois nouveautés de valeur dont il va te donner la liste.
Bernard jette un coup d’œil sur sa vareuse, qui, comme le pourpoint d’Henri IV, est un peu « trouée par le coude » :
— Le temps de m’habiller correctement, maman, et à vos ordres.
Au moment de partir, Bernard réclame la liste des commissions. Lui remettant celle du libraire, son oncle dit :
— Ne te laisse pas prendre par la bande alléchante du dernier volume de X. Il est bon tout au plus à mettre au feu au bout des pincettes…
— Bien, mon oncle, entendu ! crie Bernard dont la bicyclette démarre sur la route de la gare.
Une demi-heure de chemin de fer, dix minutes d’un pas allongé, et le voyageur atteint les grands magasins. Au moment d’entrer à la libraire, il se heurte à un ancien camarade de collège, forte tête qu’il avait fallu jadis et plusieurs fois « changer d’air ».
Mais l’ancienne camaraderie n’en subsiste pas moins. On se serre joyeusement la main. Bernard dit :
— Qu’as-tu acheté, vieux ?
Le jeune homme brandit le volume, et Bernard reconnaît le fameux livre signalé par son oncle.
— Non ! Cette saleté ? Pas possible ?
— Tu l’as lu ?
— Bien sûr que non.
— Alors, qu’en sais-tu ? Ce n’est pas une saleté de tout. Il y a là une puissance d’analyse, une évocation descriptive, je ne te dis que ça ! C’est épatant ! Achète-le et tu verras.
— Non, dit encore Bernard nettement.
— Ah ! mon pauvre vieux, ce qu’on voit bien que tu as été élevé à l’ombre des cotillons !
Bernard est trop intelligent, trop loyal pour ne pas apprécier jusqu’au culte l’éducation virile que lui a donnée sa mère. Il sent, selon sa manière de parler, la moutarde lui monter au nez et, pour ne pas se fâcher, tourne les talons en haussant les épaules, non sans ajouter :
— Bonsoir, tu me dégoûtes.
Mais l’incident l’a troublé. Il fait ses commissions tout de travers, retourne deux fois dans le même magasin inutilement, et vient s’asseoir sur le quai de la gare un bon quart d’heure avant l’heure du train. Lui, que rien ne fatigue jamais, pour une fois se sent très las.
Il regarde machinalement autour de lui. À deux pas, la bibliothèque étale ses nouveautés tapageuses. Au milieu des rayons trône le volume en question. Le titre reluit, en gros caractères modernes, épais, brillants.
Bernard n’est plus un enfant. Il a conscience de sa propre liberté et sent parfaitement qu’il a seul, devant Dieu, la responsabilité de ses actes.
S’il veut acheter ce livre, c’est affaire entre sa conscience et lui.
Mais le veut-il ? C’est humiliant de n’en pas pouvoir de science certaine. Quelques pages de lecture ne lui feront aucun mal ; il le détruira ensuite, bien entendu.
Le train vient d’entrer en gare. Bernard s’approche de la bibliothèque, tend quinze francs, prend l’ouvrage et saute dans son wagon.
Il a la désagréable surprise d’y trouver un tout jeune voisin, grand ami de Jean, et auquel, pour rien au monde, il n’eût fait voir le livre, qu’il enfouissait de son mieux dans la poche intérieure de son veston.
À quelques jours de là, Bernard aborde son frère. — Dis donc, Yvon, je n’admets pas que Colette soit seule ici à avoir des idées géniales. Sais-tu que son « école de liturgie » fait merveille ? Les petites filles sont enchantées, racontent le soir chez elles ce qu’elles ont appris ; toutes les familles s’intéressent à la cérémonie prochaine de l’ordination. Alors, pourquoi ne pas réunir les garçons ?
Yvon répond :
— Au fond, tu sais, le mérite des filles est modeste. Elles savent d’avance, parce qu’à l’école chrétienne elles ont toute l’année des leçons d’instruction religieuse.
— Justement ! Alors nos petits gars, qui, à leur école laïque, n’en entendent jamais parler ? Je vais de ce pas offrir à M. le Curé de les prendre ici, les jours où Colette ne réunit pas ses « demoiselles ».
Le soir même, arrive, en chantant à tue-tête, marchant au pas et sur deux rangs, toute une file de joyeux enfants, Bernard et Jean en tête, bien entendu. Les heures qui suivent sont indescriptibles. Bernard et Jean mettent un tel entrain dans leurs explications, et les garçons une si belle ardeur à essayer de répondre, que de la maison on entend des cris sauvages, à ameuter la population.
Petit à petit pourtant, à mesure que les jours se succèdent, le bruit s’apaise, mais en revanche l’intérêt redouble, car Yvon s’en mêle, et la bande des garçons entend dépasser en savoir, celles des filles.
Un soir, Bernard déclare :
— Nous allons aborder un fameux sujet. Je propose d’essayer de comprendre la cérémonie de l’ordination à laquelle nous assisterons tous ; plusieurs seront enfants de chœur ; il s’agit de pouvoir suivre,
Chacun sait que Colette est réalisatrice. Dans cette attende de l’ordination d’Yvon, elle forme cinquante projets d’apostolats. Un beau jour, elle entreprend d’y associer les petites filles de l’école chrétienne, libres de leur temps, puisque, pour elles aussi, la période du grand congé est commencée.
Munie de toutes les permissions voulues, Colette, aidée d’Annie, organise sous les marronniers une salle d’étude champêtre. Les garçons ont apporté les bancs de l’école et fabriqué, avec des planches et des tréteaux, une table sur laquelle s’étalent, en miniature, les objets nécessaires à la messe.
Yvon, tout enfant, rêvait déjà d’être prêtre. Il possédait un petit autel et tout l’ensemble des objets liturgiques. Ces trésors ont passé entre les mains de Colette, si bien que, faisant miroiter un minuscule, mais très joli ciboire doré, elle demande aux petites écolières groupées autour d’elle : — Qui me dira ce que c’est que ceci ?
Les réponses sont unanimes : Un ciboire, un ciboire !
— Bon ! Mais quelle différence y a‑t-il avec cet autre objet ?
— Ça, c’est un autre ciboire.
— Non, interrompt une petite brunette dont les yeux brillent comme du jais ; pas du tout, c’est un calice.
— Qui m’explique la différence ? continue le professeur improvisé.
— Moi ! moi !
— Ne criez pas toutes à la fois. Allons, Anna, toute ta frimousse parle d’avance : dis-nous ce que tu sais.
Anna perd un instant contenance ; être interpellé, c’est toujours une émotion. Puis, bravement : — Le ciboire est un vase précieux, dont l’intérieur doit être doré pour recevoir les saintes Espèces, c’est-à-dire les Hosties consacrées.
— Parfais. Et le calice ?
— Le calice, c’est tout différent. Il ne sert qu’à la Messe. Le prêtre verse dedans le vin qui, à la Consécration, deviendra le Sang de Notre-Seigneur. Pour communier, le prêtre boit dans le calice, et, à la fin de la Messe, il le purifie et l’essuie soigneusement avec le purificatoire.
Les collégiens étaient à peine rentrés, la pensée encore toute occupée du mariage de Jeannette, qu’une nouvelle très inquiétante leur parvenait.
A quelques semaines de son ordination, au séminaire de Rome, Yvon était gravement malade. Tout faisait craindre une fièvre typhoïde extrêmement violente.
Colette est consternée.
— Si Yvon allait mourir avant d’être prêtre ? dit-elle à M. le curé, qu’on est allé trouver bien vite, avec maman, pour lui demander des prières.
— Allons, allons ! ne mettons pas tout au pire ! Une fièvre typhoïde, ça se soigne, voyons ! La grosse peine de cet enfant, c’est de voir retarder son ordination. Mais aussi, l’heure venue, il sera d’autant plus heureux qu’il l’aura payée plus cher,… le Bon Dieu a ses vues, voyez-vous ! Faisons-lui confiance, et tout ira bien. Je dirai ma messe demain pour notre pauvre malade. Et puis, je vais mettre les enfants de l’école en prière. Vous verrez que nous serons exaucés. Tenez-moi bien au courant, surtout !
En rentrant à la maison, Colette confie à sa mère : — M. le curé est un vrai saint. Je crois qu’il va obtenir du Bon Dieu tout ce qu’il voudra.
Colette ne croyait pas si bien dire, car, après de véritables angoisses, Yvon ayant été mourant, on apprit enfin par tante Jeanne, qui l’avait immédiatement rejoint à Rome, que la convalescence commençait. Le docteur ordonnait de transporter le malade à la campagne, dès qu’il pourrait supporter le voyage, et, bien entendu, c’est dans l’hospitalière maison familiale qu’on l’attend.
On devine le branle-bas. Pierrot déniche au grenier une antique chaise-longue ; Colette crève de vieux oreillers pour les transformer en coussins. La plume vole un peu partout, et Marianick pousse des soupirs à gonfler une voile de bateau ; mais, après tout, c’est pour Yvon !
Pauvre Yvon ! Quand il débarque, diaphane et maigre comme un échalas, ses cousins ont bien de la peine à cacher leur surprise. Et puis, on le sent si triste. Cette ordination remise, et à quand ?
Mais Yvon comptait sans son bon curé.
Un beau matin, le vieux prêtre paraît à la grille du jardin. Il a marché si vite qu’il doit s’éponger le front avec l’immense mouchoir à carreaux qui fait le bonheur des enfants. Ses yeux gris, demeurés si clairs malgré les années, pétillent derrière les lunettes et cherchent du regard la fameuse chaise-longue sur laquelle Yvon demeure étendu dehors, toujours excessivement faible, silencieux et déprimé, car il lui semble qu’il ne se remet pas assez vite.
L’ayant découvert, le bon curé se hâte, un sourire heureux épanouissant sa physionomie.
Yvon le salue d’un geste las.
— C’est comme ça que tu m’accueilles ? Tu ressembles à un saule pleureur couché par la tempête.
— Je ne reprends aucune force, monsieur le Curé, et puis, croyez-vous que je sois bien gai ?
— Fichtre non ! tu n’es pas gai. Ça se voit à cent mètres de distance, et c’est justement ça que je te reproche. Comment prêcheras-tu aux autres le courage et l’abandon, quand tu seras prêtre, si c’est tout ce que tu en possèdes ? On ne donne que ce qu’on a, je ne te l’apprends pas, pourtant.
— Quand je serai prêtre… Mais c’est cette ordination manquée qui me tourmente, … vous le savez aussi bien que moi, monsieur le Curé.
— Homme de peu de foi ! Si tu n’avais pas été si gravement malade, je te semoncerais d’importance. Écoute-moi donc un peu et prends une autre tête. J’étais hier à l’évêché. Il n’y a pas qu’à toi qu’il arrive de gros soucis. Monseigneur a deux séminaristes dans ton cas, l’un dans une clinique, l’autre avec un grave accident à la jambe. Ils manqueront tous les deux l’ordination de la Saint-Pierre, et alors…