Étiquette : <span>Normandie</span>

Auteur : Labbé, Paul | Ouvrage : Autres textes .

Temps de lec­ture : 14 minutes

On a cou­tume, la veille de au soir, en cer­taines régions du Lieu­vin, de jouer aux dés force vic­tuailles dans les caba­rets de cam­pagne. C’est une tra­di­tion locale que le der­nier siècle a pieu­se­ment recueillie de ses devanciers.

Veillée Noël en Normandie - avant la messe de minuitRien de plus curieux que la phy­sio­no­mie de ces cafés pen­dant la nuit du réveillon. Dans la salle étroite, dont une table de marbre occupe le centre, monte un brouillard char­gé de la fumée des pipes. Des habi­tués entourent le poêle de fonte ver­nis­sée. Plus loin, des consom­ma­teurs sont assis devant une tasse de café « aux trois cou­leurs » qui attend le qua­trième petit verre. Mais le gros du public est debout, fré­mis­sant, les yeux dila­tés, les narines ouvertes, autour du car­ré cen­tral où gisent, dans un abso­lu désordre, pou­lets, din­dons, oies, canards et lapins des­ti­nés à l’heu­reux gagnant de chaque partie.

Les Nor­mands passent à bon droit pour bien tenir à table. Ils se com­plaisent au récit des agapes fabu­leuses, pro­fessent un noble res­pect pour les gros man­geurs et se pas­sionnent à ce jeu qui leur per­met de gagner pour quelques sous un rôti très confortable.

* * *

Bien qu’il fri­sât la cin­quan­taine, Pla­cide Grim­part avait échap­pé jusque-là aux ten­ta­tions gour­mandes de la nuit de Noël. Ce n’est pas qu’il bou­dât devant la bonne chère et se fît scru­pule de l’ar­ro­ser copieu­se­ment, mais, méfiant à l’ex­cès, il n’ou­vrait qu’à bon escient sa bourse verte à cour­roie de cuir et ne pou­vait se déci­der à ris­quer son enjeu dans la par­tie endiablée.

Grim­part esti­mait son curé mais n’a­vait d’autre culte que celui de la pièce de cent sous. Il lais­sait d’or­di­naire sa femme aller seule à la , n’ayant aucun goût pour les occu­pa­tions noc­turnes dont le béné­fice ne doit être per­çu que dans l’autre monde…

Pen­dant qu’­Hé­loïse fai­sait ses dévo­tions, il som­no­lait dou­ce­ment au coin du feu, écha­fau­dant d’hy­po­thé­tiques tran­sac­tions, rêvant de petits pla­ce­ments ou de gros héri­tages. À quoi bon fran­chir la demi-lieue qui sépa­rait sa mai­son de l’é­glise et pas­ser un bout de nuit pour le plai­sir d’as­sis­ter à un office aux chan­delles ? Comme vous voyez, Grim­part confi­nait à l’im­pié­té, ce qui affli­geait la brave Héloïse.

Impie, non. Plu­tôt indif­fé­rent – mais d’une indif­fé­rence qui allait crois­sant avec les années.

Sa femme lui disait quelquefois :

— Pla­cide, t’es dans le tra­vers, faut son­ger à ton salut et faire l’pre­mier pas. Veux-tu que j’en dise un mot à m’sieur l’curé ?

Il ne répon­dait rien et ne se pres­sait guère. Il son­geait qu’il était bien tôt pour cau­ser de tout cela et qu’il n’est pas besoin de tant de temps pour « mettre ses affaires en règle » avant de par­tir pour le grand voyage.

Ce soir-là pour­tant il se lais­sa convaincre.

Auteur : Bourgine, Édouard | Ouvrage : Autres textes .

Temps de lec­ture : 13 minutes

( normand)

À l’as­sem­blée de Rati­mes­nil qui se tenait dans sa vaste cour, le caba­re­tier Heur­taux, debout dans une car­riole fixée entre deux troncs de pom­miers, fai­sait dan­ser la « jeu­nesse » aux sons de son crin­crin. Il bat­tait lui-même de tels entre­chats que, mal­adroi­te­ment, il se fou­la le pied.

Dévotion aux saints populairesDès lors, il pas­sa le plus clair de son temps à jouer aux domi­nos avec quelques vieux du pays. Venait se joindre à eux, dans la soi­rée, le fils Farin César, que le père Heur­taux avait pris en ami­tié et appe­lait fami­liè­re­ment « son bezeau ». Ce jeune cam­pa­gnard n’é­tait pas fâché de pou­voir ain­si « cau­ser un brin » à la belle Léo­nie, la fille de la maison […].

Cette Léo­nie, si fié­rote et si froide en appa­rence, aspi­rait de toute son âme au mariage, mais Farin n’i­gno­rait pas que le père s’y oppo­se­rait tant qu’il ne serait pas plus valide. On avait trop besoin d’elle au cabaret.

Heur­taux, sur les conseils réité­rés de ses clients, s’en fut consul­ter un rebou­teux du vil­lage, qui « tra­vailla » son entorse durant neuf jours, ajou­tant chaque matin à ses mas­sages vigou­reux, d’in­co­hé­rentes invocations […].

En fin de compte, en plus de son entorse, le caba­re­tier eut des rhu­ma­tismes aigus qui l’o­bli­gèrent à s’aliter.

« Tu veyes ben, lui dit alors sa femme, que tan rebou­teux est un fei­gnant ; quand j’te répète qu’il n’peut point t’guéri !

Heur­taux répondait :

— Tais-té, la mé. T’é­luges point si vite. Espère un p’tieu. Mé j’m’en rap­porte à li ; i n’a sau­vé bé d’autres.

— Eh ben, mé, j’au­rais pu d’con­fiance dans les Bons Saints.

Sur la place de l’é­glise, le dimanche, les com­mères, leur parois­sien à fer­moir à la main, fai­saient cercle autour de la mère Heurtaux :

« Pour­qui qu’­vos condui­sez point vot’­homme à la Mare Saint-Fir­min, disait l’une ; faites‑y « tou­cher » l’saint qu’est raide bon pour enle­ver l’mâ, qu’a du « pou­voir » pour les douleurs !