Nous voici donc à la veille du premier dimanche de l’Avent, à la chapelle de la rue du Bac. Il est 18 h 30. Les bataillons du Père Vincent défilent en ordre, prennent place. Perdue dans leur nombre, notre petite Novice.
C’est le grand silence, le cœur à cœur avec Dieu. Personne, sauf les anges, n’est dans le secret de sœur Catherine. Les yeux grands ouverts, elle regarde, elle voit … Mais laissons-lui donc la parole !
« Il m’a semblé entendre du bruit du côté de la tribune. J’ai aperçu la Sainte Vierge à la hauteur du tableau de Saint Joseph. Elle était debout, habillée de blanc, une robe en soie blanche aurore, manches plates, un voile blanc qui lui descendait jusqu’en bas ; par-dessous son voile, j’ai aperçu ses cheveux en bandeaux ; par-dessus une dentelle à peu près de trois centimètres de hauteur, sans fronces, c’est-à-dire légèrement appuyée sur les cheveux…
(Fille d’Ève, comme elle campe bien le moindre détail de la toilette céleste !)
« La figure était assez découverte. Les pieds appuyés sur une boule. Elle tenait une boule dans ses mains, à la hauteur de l’estomac, d’une manière très aisée, les yeux élevés vers le ciel. Sa figure était de toute beauté, je ne pourrai la dépeindre…
(Bien sûr, Catherine, aucun génie ne saurait le faire, à moins d’une grâce de paradis, arrachée à coups de prière et de pénitences !)
« Et puis, tout à coup, j’ai aperçu des anneaux à ses doigts, revêtus de pierreries plus belles les unes que les autres, les unes plus grosses, les autres plus petites, qui jetaient des rayons plus beaux les uns que les autres. Ces rayons sortaient des pierreries, les plus grosses jetaient de plus gros rayons, toujours en s’élargissant, et les plus petites, de plus petits et toujours en s’élargissant en bas, ce qui remplissait tout le bas, je ne voyais plus ses pieds.
« À ce moment où j’étais à la contempler, la Sainte Vierge baissa les yeux en me regardant. Une voix se fit entendre qui me dit ces paroles : « Cette boule que vous voyez représente le monde entier, particulièrement la France et chaque personne en particulier »… Ici, je ne sais exprimer ce que j’ai éprouvé, la beauté et l’éclat des rayons si beaux : « C’est le symbole des grâces que je répands sur les personnes qui me les demandent… Ces pierreries dont il ne sort pas de rayon, ce sont les grâces que l’on oublie de me demander…
Les grâces que l’on oublie de me demander…
Qui de nous ne tressaille en lisant ces paroles ? Qui ne se sent visé ? Parmi ces rayons en éclipse, n’y en aurait-il pas d’à nous destinés ? Avons-nous assez prié, assez cogné, assez insisté pour oser dire : « Dieu ne m’exauce pas » ? Les paroles de la Sainte Vierge nous font deviner l’une des peines du Purgatoire : un film des grâces perdues par NOTRE FAUTE, parce que NON DEMANDÉES.
Sœur Catherine poursuit : « À ce moment j’étais ou je n’étais pas, je jouissais, je ne sais ».
Depuis Saint Paul, de plus grands qu’elle se sont perdus en de sublimes balbutiements pour dire le secret du Roi.
Tout d’un coup, comme sur un écran, l’apparition se transforme. Le globe disparaît, les mains s’abaissent, dardant en bas les rayons :
« Il se forma alors autour de la Vierge un tableau un peu ovale, sur lequel on lisait, écrit en lettres d’or : « O Marie conçue sans péché, priez pour nous qui avons recours à vous ». Alors une voix se fit entendre qui me dit : « Faites, faites frapper une médaille sur ce modèle ! Toutes les personnes qui la porteront avec confiance, recevront de grandes grâces ».
« À l’instant, le tableau m’a paru se retourner, j’ai vu le revers de la médaille : le monogramme de la Sainte Vierge, la lettre « M » surmontée d’une croix ayant une barre à sa base, et au-dessous les deux cœurs de Jésus et Marie, l’un entouré d’épines, l’autre transpercé d’un glaive…
« Et tout a disparu, comme quelque chose qui s’éteint, et je suis restée remplie de joie ».
Voilà le modèle de vos cartouches, sœur Catherine ! Encore faut-il les fabriquer.
Comment faire ? La sainte obéissance répond : seule l’Église peut s’en charger, allez donc vous confier à l’Église.
Le cœur serré, sœur Catherine balbutie à travers la grille :
— Mon Père, la Sainte Vierge ordonne de frapper une médaille. Elle m’en a montré le modèle.
M. Aladel sursaute. C’en est trop ! Il ne manquait plus qu’un ordre de mission. Tant que les visions de Catherine restaient ensevelies au fond du confessionnal, cela passait encore, mais la voici en train de le compromettre avec ses niaiseries enfantines. Voyons, la Sainte Vierge peut-elle s’abaisser au point de POSER POUR UNE MÉDAILLE ? Même bénie et indulgenciée, une médaille peut-elle devenir un truchement de grâces ? Pour comble, au dire de cette enfant, ce serait à lui de se constituer chef de fabrication ! Énergiquement, il se récuse. Non, non et non !
Devant ce refus brutal Catherine pleure, mais la Sainte Vierge sourit. Brave M. Aladel, en éprouvant les esprits il fait son métier. Que le Seigneur nous préserve des prêtres trop crédules 1 Ce qui est du ciel finit par s’imposer et ne perd rien à se dégager de certaines scories.
Catherine revient à la charge. Plus d’une fois le guichet claque, lui coupant la parole. « Méchante guêpe » s’écrie un jour son confesseur.
Les mois passent, elle revêt l’uniforme de l’armée de Saint Vincent, quitte le Séminaire, prend à l’Hospice d’Enghien son poste de charité… et M. Aladel continue toujours à faire la sourde oreille.
Sans cette triste coupure entre l’Église de Rome et les Églises de l’Orient il n’aurait pas tant de peine à comprendre !
Ce que la Sainte Vierge vient de montrer à sœur Catherine c’est, ni plus, ni moins, une icône du même type que tant d’autres qui ont joué un rôle insigne dans l’histoire et dans la liturgie orientales.
Loin d’être une exception, c’est une fleur exquise épanouie sur un tronc séculaire au riche branchage. N’est-ce pas significatif que la plupart des icônes miraculeuses se réclament d’une tradition affirmant que la Sainte Vierge en personne aurait « posé » ?
M. Aladel n’est pas spécialiste en iconographie. Il se débat pendant un an avant de rendre les armes. Sœur Catherine insiste.
« Mon Père, la Sainte Vierge n’est pas contente. Mon Père, elle veut que vous fassiez frapper cette médaille. Mon Père, il ne faut plus attendre ».
Au mois de janvier 1832, M. Aladel s’en va à l’archevêché avec M. Étienne son supérieur, pour une toute autre affaire. Le hasard fait que Monseigneur de Quélen prolonge l’audience. Le confesseur de Catherine fait allusion, timidement, aux prodiges de la rue du Bac. Ne voyez-vous pas dans les coulisses les Anges qui jubilent ?
Frappe de la médaille.
Au grand étonnement de ses visiteurs, l’Archevêque de Paris n’oppose pas d’objections. Il autorise la frappe de la médaille et réclame même « un des premiers exemplaires ».
En quittant l’Archevêché, M. Aladel se sent des ailes. Il court, il vole au 54 bis du quai des Orfèvres (aujourd’hui N° 42) où l’on peut lire, sur le fronton « Maison Vachette, fondée en 1815 ». Le graveur est d’accord : « Apportez-moi seulement le dessin ».
Scrupuleusement, M. Aladel consulte, vérifie, contrôle chaque détail. Si vraiment la Sainte Vierge a daigné apparaître, ne serait-ce pas fort impertinent de trahir le merveilleux modèle ? Sans le savoir il suit l’exemple des peintres d’icônes, dont l’art évoque des visions de gloire. Enfin, au mois de mai, il passe la commande de vingt mille médailles.
L’affaire s’ébruite. Pour éprouver sœur Catherine M. Aladel fait un jour devant elle le récit des apparitions. Grand émoi dans l’auditoire ! Les cornettes frémissent, les questions fusent :
— Monsieur l’Aumônier, dites-nous le nom de la jeune novice ! Est-elle encore vivante ? Pourrons-nous la voir ? Ce qu’elle doit être heureuse ! Oh, Monsieur l’Aumônier, nous vous supplions de nous la faire connaître !
M. Aladel observe la voyante qui ne semble pas du tout embarrassée. Pas le moindre geste ne trahit son émotion. Elle ne rougit même pas sous le regard scrutateur. Tout au plus, selon son habitude, baisse-t-elle les yeux.
Faut-il être humble et simple pour ainsi se maîtriser ? M. Aladel est édifié, mais se garde bien de le dire. Tandis que ses compagnes se cassent la tête pour deviner le nom de la voyante, sœur Catherine est au milieu d’elles et passe inaperçue.
— Non, mes chères sœurs, dit enfin l’aumônier, la Sainte Vierge désire que sa petite confidente demeure complètement inconnue. C’est un secret de conscience, je ne puis vous le livrer.
Le 30 juin, M. Aladel apporte en triomphe les premières médailles et les distribue aux sœurs, dans un délire d’allégresse. Sœur Catherine baise dévotement la sienne et déclare d’une voix ferme.
— Et maintenant, il faudra la propager.
Tout le monde est d’accord. Sœur Catherine peut rentrer dans le rang.
Tandis que ses « cartouches » montent à l’assaut du monde en multipliant miracles et conversions, elle reste ensevelie dans le silence, au service des pauvres et des vieillards. Les soins les plus vils ne la rebutent pas : « Ce sont nos perles à nous », dit-elle. Ses enfants ne sont pas toujours commodes ; dans le nombre, il y a d’anciens grognards et des mécréants…
À la longue, même les plus durs capitulent. Comment résister à son sourire, à son dévouement inlassable ?
Cependant elle demeure si « naturelle » que son entourage est loin de deviner son précieux secret. On cherche au loin « la sœur privilégiée » tandis qu’elle astique les planchers, le visage ruisselant de sueur, ou ravaude les hardes de ses doigts tuméfiés par l’arthrite. Notre Dame semble la cacher jalousement. « Chez elle, dit-on, il n’y a ni hauts ni bas, elle est toujours la même ». N’est-ce pas le propre de la sainteté mariale de faire très simplement de grandes choses ? Si la Vierge habitait au coin de notre rue, peut être ne la reconnaîtrions-nous pas !
— Sœur Catherine, Monseigneur désire vous voir.
— Non, Monsieur l’Aumônier, je dois rester inconnue.
— Mais, ma fille, Monseigneur vous propose de vous parler à travers un voile. Il ne connaîtra ni votre nom ni votre visage. Il entendrait seulement votre voix racontant les apparitions.
— Non, Monsieur l’Aumônier, la Sainte Vierge me l’a défendu.
Loin de s’en offusquer, l’Archevêque de Paris demeura dans l’admiration devant tant de farouche réserve. L’enquête canonique établie pour vérifier « les miracles de la médaille » déclara que le silence de la « voyante anonyme » était « plus précieux que de beaux discours », car il faisait preuve de l’humilité que Satan ne saurait contrefaire.
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