Tonine a vingt ans. Zoé en a vingt-deux. Un soir, elle prend son courage à deux mains :
— Papa, je veux me faire religieuse !
Pierre Labouré devient rouge comme une écrevisse, mais tâche de se maîtriser.
Il bourre sa pipe, l’allume et déclare d’un ton sans réplique :
— J’ai donné une fille aux bonnes sœurs : je ne leur donnerai pas la deuxième.
Zoé a de qui tenir ! Ce qu’elle veut, elle le veut bien. Elle ne proteste pas, mais cette brusque flamme dans ses yeux prouve bien qu’elle est touchée au vif. Comment faire pour lui changer les idées ?
— Tout d’abord, pense le père, il faut la sortir d’ici. Ne vit-elle pas, depuis des années, comme une nonne cloîtrée ? Ni bals, ni distractions et Dieu sait ce que le brave Dom Mamert lui a fourré dans la tête ! Il faudrait qu’elle voie du beau monde, qu’elle se frotte à la société, qu’elle s’amuse ! Pour cela, il n’y a pas comme Paris. Au fait, mon Charles y tient un restaurant ? Çà y est, j’ai trouvé. Dans un an, cette brave Zoé ne pensera plus au couvent.
Aussitôt, il prend sa plume et adresse une missive à Charles Labouré, restaurateur, au faubourg de Notre-Dame de Bonne-Nouvelle. L’affaire est conclue en un tournemain et Zoé mise en face d’un fait accompli. Elle n’a qu’à faire son baluchon et partir.
Tonine pleure à chaudes larmes : « Si du moins tu partais au couvent pour être heureuse, mais dans ce grand Paris, que deviendras-tu » ?
Servante à Paris
Zoé étouffe ses sanglots et monte dans la diligence. C’est la première fois qu’elle part toute seule, pour un si long voyage. À l’autre bout son frère l’attend… rien que son frère ? Chaque jour la rapproche du plus beau des rendez-vous, mais elle l’ignore et chancelle sous le poids de l’épreuve.
À Fain, elle était fermière : avisée, travailleuse, mais un brin autoritaire. Au restaurant de son frère, 20 rue de l’Échiquier, elle n’est qu’une fille de salle au service des clients. Elle s’habitue difficilement à ce travail qui lui répugne et le soir on l’entend sangloter :
« Je n’en puis plus ! Je n’en puis plus »
Habituée au grand air, elle étouffe. Sa farouche réserve souffre de certaines plaisanteries par trop légères. Pourtant les ouvriers s’aperçoivent vite que ce n’est pas une fille comme les autres ! Personne n’ose lui conter fleurette et la pureté de son regard maintient de justes distances.
— Dis-donc, Charles, ta sœur ne semble pas avoir du goût au mariage !
Charles est soucieux. Cette affaire le dépasse. Il en appelle à sa belle-sœur, la femme du brillant Hubert qui tient à Châtillon-sur-Seine un « Institut de Demoiselles ».
Elle a bon cœur et prend en pitié la petite paysanne dépaysée.
« Ce qu’il lui faut, pense-t-elle, c’est un peu de vernis mondain » ! Zoé quitte le restaurant après une année d’épreuves pour une autre expérience, non moins douloureuse : celle du beau monde.
Après l’obéissance, l’humilité. Fille de M. le Maire, d’une famille de notables, dans son village elle avait la fierté de son rang. À Châtillon, ces demoiselles, (que Dieu leur pardonne !) en font des gorges chaudes. Mal fagotée, fleurant la campagnarde à cent mètres de distance avec ses bonnes pommettes rouges et sa coiffure désuète, ne sachant ni lire, ni écrire, elle est vite classée par ce groupe d’oiselles prétentieuses qui l’épluchent impitoyablement. « Quelle roturière —soupirent-elles d’un petit air scandalisé— regardez, ma chère comme elle tient le couteau » !
Chaque matin, l’oreiller de Zoé est trempé de larmes. Elle ignore qu’avec tous ces coups de langue et coup d’épingles « le monde » dont elle n’est pas, l’assouplit. Quelqu’un l’attend au bout de ce tunnel noir et il faut qu’en cheminant elle perde certaines rugosités de caractère, le goût de l’indépendance, ce fond d’orgueil qui se cabre dès que touché au vif… Sans qu’elle le sache, la grâce la forge.
Sa belle-sœur lui fait donner des leçons particulières, mais Zoé a de la peine à apprendre ce qu’elle n’a pas appris toute petite et son orthographe laissera toujours à désirer.
En l’envoyant à Châtillon, la Providence a d’autres vues qui, un beau jour, brusquement se dévoilent.
Zoé a le mal du pays et tout ce qui lui rappelle son bourg natal, l’attire. Les cornettes des Filles de Charité la font penser à sa sœur Marie-Louise à l’hospice de Moûtiers-Saint-Jean et aux blancs tourbillons de ses huit cents colombes. Profitant d’une après-midi libre, elle sonne à leur porte, entre au parloir et s’arrête, sidérée.
— Ma Mère, ma Mère, quel est donc ce prêtre ? —fait-elle en désignant un vieux portrait.
— C’est notre Père Saint-Vincent ! — répond la religieuse, tout étonnée.
Zoé se maîtrise, mais son cœur bat à se rompre. Elle vient de reconnaître le mystérieux célébrant qu’elle avait vu en rêve, à l’âge de seize ans.
Aussitôt, elle court chez M. le Curé, lui raconte son histoire, demande conseil.
— Oui, mon enfant, je crois que Dieu vous appelle parmi les filles de Saint-Vincent…
Tant qu’elle n’avait pas vu clair, Zoé patientait.
Maintenant qu’elle est fixée, plus rien ne l’arrêtera.
Même pas son père qu’elle aime tendrement !
Maître Pierre se résigne, mais à contre-cœur. Point de trousseau pour cette obstinée, pas un liard de dot ! Mme Hubert s’apitoie et lui fournit juste l’indispensable, les archives de la rue du Bac en témoignent. C’est par la porte de l’humiliation que Zoé entre, enfin, au couvent.
Noviciat chez les sœurs de la charité
Au bout de trois mois, ses supérieures la jugent prête à commencer son noviciat. Elle reprend le chemin de Paris, non plus en larmes, mais le cœur plein d’allégresse. Finie, la dure attente. Avec sa robe de novice, toute noire et blanche, elle revêt « l’homme nouveau » et reprend son nom de baptême. Plus de Zoé : désormais nous l’appellerons Catherine.
« Il semblait que je ne tenais plus à la terre », écrira-t-elle de son écriture ferme et rugueuse. En cette fin d’avril 1830, ne dirait-on pas que Saint-Vincent lui donne rendez-vous ? Tout Paris se précipite au 95 rue de Sèvres, à Saint-Lazare, où l’on vient de transférer, solennellement, les reliques du fondateur. Catherine contemple son cœur brûlant d’amour et le supplie « de lui enseigner ce qu’il faut qu’elle demande », pour elle-même, pour la France, pour le monde.
Ne pensez surtout pas qu’elle récite des prières du matin au soir ! Une Sœur de Charité use son temps et ses forces au service du pauvre qui lui représente le Seigneur- Jésus. Toute sa règle tient dans le XXVe chapitre de Saint-Mathieu : « C’est moi qui ai faim, qui ai soif. C’est moi qui suis nu, étranger, sans gîte. C’est moi qui suis malade ou prisonnier. Ce que vous faites pour un de ces petits, c’est à moi que vous l’aurez fait ».
Dès son noviciat, Sœur Catherine apprend à transformer en cloîtres les rues des grandes villes où tant de misère se cache, où les âmes grelottent bien plus encore que les corps loqueteux. La grande pitié des incroyants la talonne. Dans le restaurant de son frère, elle avait dû affronter, brutalement, la détresse morale des campagnes déchristianisées. C’est cela qui la faisait pleurer des nuits entières : de voir Dieu si peu connu, si gravement offensé. Comment faire pour les convertir tous ? Douce Vierge Marie, n’y aurait-il pas quelques passe-partout pour ouvrir à la grâce tant de cœurs verrouillés ?
Le ciel a ses services de propagande : encore faut-il les lui demander ! Le ciel affectionne la race des violents : sœur Catherine en est. « À genoux, très droite, immobile », elle intrigue ses compagnes par son attitude recueillie. Autour d’elle, « la foi est tiède » : raison de plus pour cogner aux portes du ciel.
Elle ne se met pas en grand frais pour converser avec Dieu ! Lorsqu’un jour on lui demandera : « Sœur Catherine, comment faites-vous oraison » ?
« Ce n’est pas difficile, dira-t-elle, lorsque je vais à la chapelle, je me mets là, devant le Bon Dieu et je lui dis : Seigneur, me voici. Donnez-moi ce que vous voudrez. S’Il me donne quelque chose, je suis bien contente et je Le remercie. S’Il ne me donne rien, je Le remercie encore, parce que je n’en mérite pas davantage. Et puis, je Lui dis alors tout ce qui me vient à l’esprit, je Lui raconte mes peines et mes joies, et j’écoute. Si vous L’écoutez, Il vous parlera aussi, car avec le Bon Dieu, Il faut dire et écouter. Il parle toujours quand on y va bonnement et simplement ».
À l’époque où Sœur Catherine faisait son noviciat, un village de France commençait à devenir le point de mire et le rendez-vous du monde entier, grâce à un pauvre curé de campagne qui transformait les âmes à force de les aimer… jusqu’à en mourir. Saint Jean Vianney[1] aurait approuvé avec joie la prière robuste et humble de notre petite Bourguignonne. Lui non plus n’aimait pas les parades ni les complications : Dieu est Père et quel père n’aurait de la peine si ses enfants, en sa présence, se mettaient au garde-à-vous ?
Sœur Catherine prie donc comme l’oiseau chante, tout naturellement. En bonne Fille de Charité elle étreint dans ses prières tous les soucis du monde. Extérieurement, elle ne tranche pas sur ces compagnes et cherche la dernière place. Voici ce que disent à son sujet les archives de la rue du Bac :
« Forte, moyenne taille. Sait lire et écrire pour elle. Le caractère a paru bon. L’esprit et le jugement ne sont pas saillants. À de la piété. Travaille à la vertu ».
C’est bref et concis comme un rapport militaire, mais rien n’y fait prévoir les grandes merveilles qui se préparent à l’insu de tous, en commentant par Catherine.
- [1] NDLR : Vous pouvez lire sur ce site des récits sur le saint curé d’Ars↩
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