La mitraille crépite, les obus pleuvent ; sœur Julie doit crier très fort pour se faire entendre de ses blessés par-dessus le fracas de la bataille. Dans la grande chambre dont les murs tremblent à chaque explosion, elle porte des tisanes, fait une piqûre, redresse un oreiller, écrit une lettre sous la dictée d’un mourant, rassure un fiévreux. Le visage calme sourit dans l’encadrement de la cornette des sœurs de Saint-Charles.
« Bois ça, mon petit, ça te fera du bien. »
Le gars ne saura pas si le cœur de la sœur tremble en dedans : religieuse de Saint-Charles, pour se pencher sur toute souffrance, elle accomplit sa mission sans défaillance. Hier dans le calme, aujourd’hui dans le péril, toujours comme Dieu voudra…
Dans la salle, des hommes discutent :
« Tu parles d’une bagarre, ça « marmite » dur !
— Tout à l’heure on va y passer aussi. »
Mais la sœur intervient, tendre et bourrue :
« Pas tant de discours, vous autres ; vous allez me faire de la température. Et puis ne vous en faites pas mes petits, le Bon Dieu nous protège. »
Ba-a-a-aoum ! ! ! La maison tremble jusqu’en ses fondations, la religieuse se signe et ferme les yeux ; mais, comme la mort ne vient pas, elle les rouvre, juste pour voir le petit Chaumet qui sort sa tête de ses couvertures ; alors, son rire maternel monte en une envolée d’héroïsme, plus haut que le crépitement des mitrailleuses, raillant et rassurant le « petit » à la fois.
« Ce n’est pas pour nous, va, mon gars. »
D’un pas tranquille, elle vient tout bonnement le border et puis s’en va vers la fenêtre pour voir un peu le village martyr. Mais là, son cœur ne fait qu’un saut dans sa poitrine et un cri s’étrangle sur ses lèvres :
« L’église qui brûle ! Pour elle, cela veut dire avant tout le Christ en danger car Monsieur le Curé est parti au pays voisin voir un mourant, et qui donc sauvera le ciboire sacré ?
« Vous n’avez besoin de rien, mes petits ?
— Non, non, ma sœur, ça va…
— Alors, je vais vous envoyer sœur Marthe. »
Un homme a deviné :
« Où c’est que vous allez, ma sœur ; faut pas sortir à c’tte heure, vous y resteriez. »
Mais elle prend à peine le temps de lui adresser un sourire rassurant et sort sans se retourner ; en arrivant dans la rue, une âcre odeur de fumée, de poudre et de poussière la fait tousser ; les balles claquent sur les murs, sifflent à ses oreilles, crépitent partout ; des éboulements entravent sa marche, des soldats surgissent de derrière une haie pour l’empêcher de passer, de courir à la mort ; mais elle s’explique, volubile et pressée.
« L’église, le ciboire, Monsieur le Curé qui n’est pas là… »
Et ils s’écartent respectueusement pour la laisser passer
« Faites ma sœur et prenez garde à vous. »
Elle a relevé sa robe pour courir dans les décombres, et si elle est trop haletante pour répéter les « Ave Maria », son cœur s’attache à la Vierge comme sa main à son chapelet. Arrivera-t-elle ?
Bzzzzzzz !!! Une « marmite » passe au-dessus d’elle en sifflant et va atterrir cent mètres plus loin, dans une formidable explosion. Sœur Julie se hâte… Maintenant, le clocher est proche, étreint par les flammes, un tourbillon de fumée la suffoque. Elle fonce en avant. Le grand portail est infranchissable. Alors, elle s’élance vers la petite porte de côté. La voici dans la nef dévastée ; l’incendie ronfle, la toiture craque de toutes parts, un morceau de plafond s’effondre dans un fracas épouvantable. La chaleur est atroce, la fumée suffocante, le péril imminent. Elle frissonne, mais sans perdre la tête elle court à la sacristie, ouvre l’armoire, décroche la clef du tabernacle parée d’un gland doré, revient au maître-autel. Plus que la mort qui peut tomber à chaque instant des voûtes embrasées, elle sent présent le Christ dans le ciboire qu’elle saisit avec un immense respect et serre à deux mains sur sa poitrine en s’en retournant sans courir…
Quelle paix en elle et quelle majesté dans sa démarche ! La pluie de fer et de feu continue et elle va dans le village en ruines, comme hier à la Fête-Dieu, portant Jésus dans les rues jonchées de fleurs. Mais au lieu de petits enfants bouclés qui jettent des roses sur son passage, il y a des soldats de France à leurs mitrailleuses, qui se redressent une seconde et saluent leur Dieu. Arrivée à l’hospice, dans la petite salle à manger du rez-de-chaussée où l’on servait Monseigneur les jours de Confirmation, elle se « communie » de toutes les hosties qui restent. Puis elle remonte faire son action de grâces auprès de ses « petits » qui ont vingt ans, dont deux de guerre, et qui dans leur souffrance réclament une maman…
Rose Dardennes.
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