La cour du roi d’Aragon était en grande liesse, car on fêtait aujourd’hui le quinzième anniversaire du fils du roi : le prince Josiano.
C’était un grand garçon, mince et souple, dont la douceur n’excluait ni la vaillance ni l’adresse. Ainsi, le jour même, en plusieurs jeux et combats, il avait fait triompher l’étendard d’Aragon à raies rouges sur fond or. Maintenant, dans la lice, c’était une somptueuse cavalcade de seigneurs aux chevaux superbement caparaçonnés.
Mais soudain, fendant la foule, un cavalier arriva au triple galop, sauta à terre et, tout haletant encore de sa course, s’agenouilla aux pieds du roi en lui tendant un message.
Ce dernier fronça les sourcils en prenant connaissance de la lettre, puis, se levant, il fit un geste ; immédiatement la fête s’interrompit. Alors, dans le silence angoissé qui plana soudain, le roi prit la parole :
« Mes amis, une bien triste nouvelle vient de m’être mandée : il nous faut interrompre toutes réjouissances. Voici l’affaire : Astorg de Peyre, notre vassal, qui vit au sein des montagnes du Gévaudan, s’est révolté contre nous. Il a levé une armée sur ses terres et, franchissant rivières et montagnes, s’en est allé attaquer la citadelle de Grèzes où réside le vaillant Hugues, qui gouverne en mon nom. Ce dernier, voyant le danger, m’a dépêché ce messager, mais des semaines se sont écoulées pour que me parvienne l’appel du fidèle Hugues. Qu’en est-il à présent de la citadelle de Grèzes ? »
Un murmure passa sur la foule consternée, et le roi se tourna vers le prince Josiano.
« Mon fils, les affaires du royaume me retiennent ici, mais tu es d’âge à guerroyer : demain, au petit jour, tu partiras à la tête de nos chevaliers et de nos archers pour délivrer Hugues et la citadelle de Grèzes. »
Devant cette preuve de confiance, le visage du prince s’illumina.
« Je vous remercie, mon père.
— Va, continua le roi, dès ce soir, il faut faire tes adieux à ta mère. »
Lorsque Josiano entra chez sa mère, celle-ci, déjà prévenue de la dangereuse mission confiée à son fils, était en larmes ; mais devant le jeune homme, courageusement, elle refoula ses pleurs.
« Adieu, mon fils, dit-elle en mettant sa main sur les boucles brunes du garçon. Et n’oublie pas, chaque jour, de prier Notre-Dame afin qu’elle te protège. »
* * *
Le lendemain, dès l’aube, la colonne se mit en marche, acclamée par la foule accourue sur le passage des cavaliers.
Après seize jours de marche, les guerriers arrivèrent au lieu où la Colagne mêle ses flots clairs à l’eau verdâtre du Lot. Remontant le cours de la Colagne, ils s’étonnèrent du silence de la campagne.
Au premier village qu’ils rencontrèrent, ils virent les chaumières abandonnées et le monastère fermé de toutes ses portes. Voyant flotter l’étendard d’Aragon, les moines accoururent au-devant du prince. Ils lui apprirent que la citadelle de Grèzes était tombée sous les coups des assaillants ; ce qui restait de la petite garnison s’était enfui par le chemin des crêtes qui rejoint le Lot en amont des Ajustons. Le vaillant Hugues, grièvement blessé, était transporté par ses fidèles hommes d’armes, qui tentaient de le conduire à Rodez par ce chemin détourné. La troupe de renfort, venue de cette ville et arrivée trop tard pour secourir les assiégés, avait été défaite par le terrible Astorg sur les pentes de la montagne de Grèzes.
La colonne du prince d’Aragon déboucha dans la vallée de Jordane que le soleil inondait de sa lumière. Pressée d’attaquer, la petite troupe s’engagea imprudemment sur le chemin qui côtoie la rivière, dans l’intention d’escalader la montagne couronnée par la citadelle de Grèzes. Mais les hommes d’Astorg veillaient. Comme l’éclair, ils dégringolèrent la pente et foncèrent sur les attaquants. Ce fut un combat sauvage. La Jordane eut son eau pure souillée de sang ; presque tous les hommes du prince, chevaliers et archers, furent massacrés. Josiano lutta avec une bravoure admirable, mais, désarçonné par l’un des chevaliers d’Astorg de Peyre, il fut fait prisonnier.
* * *
Sans pitié, on lui lia les mains et on le força à marcher entre deux cavaliers : c’est ainsi qu’il pénétra dans la ville de Marvejols. Les habitants le virent passer, pâle sous sa chevelure brune ; et lui, les toisait fièrement, croyant qu’ils le narguaient. Bien au contraire, sa jeunesse et son infortune les apitoyaient, mais ils n’osaient manifester leur sentiment devant le terrible seigneur de Peyre.
Au sommet de la ville, attenant à l’église, était une haute bâtisse grise qu’on appelait la Carce, ce qui signifiait la prison. C’est là que le malheureux Josiano devait être enfermé. Il fut introduit dans une cellule par un gardien qui referma la porte et la verrouilla soigneusement.
Loin de tous les regards, le beau courage du prince s’effondra, et dans le cachot il n’y eut plus qu’un garçon de quinze ans qui pleurait en songeant à son père, à sa mère et à tous ses compagnons morts.
Enfin, il se calma et jeta un regard autour de lui. L’un des murs de la cellule était percé d’une étroite fenêtre garnie de barreaux. Sur un autre mur apparaissait, comme dessiné, un élégant petit portail. Intrigué, Josiano s’approcha de la partie de la cellule faisant face à la meurtrière, et, dans la demi-obscurité, reconnut qu’en effet il y avait bien là un ancien portail actuellement muré. Distraitement, en pensée, il revit la masse de l’église toute proche.
Alors que la nuit tombait déjà, la porte s’ouvrit. Josiano, le cœur battant se dressa ; mais, hélas ! ce n’était que le gardien qui apportait son repas. Bientôt, la porte fut verrouillée de nouveau. Après avoir pris quelque nourriture, Josiano s’allongea sur le sol nu. Longtemps il resta ainsi, écoutant dans le silence de la nuit un frais bruit de source qui lui parvenait de la fenêtre.
Puis, se souvenant des recommandations de sa mère, longuement il supplia Notre-Dame de le délivrer.
* * *
En s’éveillant le lendemain, le prince resta un long moment plein de stupeur en se voyant dans une prison. Puis, se souvenant des événements de la veille, de nouveau les larmes lui montèrent aux yeux. Voici, tout proche, que s’élevait un chant puissant ; majestueux, fait de centaines de voix d’hommes et de femmes. Intrigué, Josiano se demandait d’où venait ce bruit. Il se leva et soudain comprit : le petit portail, c’était l’église, l’église où veillait Notre-Dame. Alors, plein de ferveur, il pria encore, implorant du secours.
* * *
De longues journées s’écoulèrent l’une après l’autre. Seul, le gardien entrait plusieurs fois par jour pour apporter les repas du jeune homme. Très souvent, il trouvait son prisonnier agenouillé face au portail. En sourdine, la source qui murmurait au pied du cachot accompagnait la prière de son joli bruit de chose vivante.
Or, un soir, malgré le découragement qui l’assaillait, une fois de plus le prisonnier implorait Notre-Dame. Et voici qu’un léger grincement se fit entendre. Josiano regarda vers la porte ; mais non, rien ne bougeait. De nouveau, le grincement se fit entendre ; cette fois, le prince tressaillit. Toujours à genoux, il jeta un coup d’œil sur les murs de la cellule et, soudain, bondit sur ses pieds : le petit portail était entrebâillé…
L’émotion de Josiano était telle qu’il resta d’abord cloué sur place ; puis, lentement, il avança dans la direction du portail. Alors, celui-ci s’ouvrit tout grand.
Josiano se précipita dans l’église, cherchant son sauveur. Mais tout était silencieux : personne ! Seulement, là-bas, au fond du chœur, doucement éclairée par la veilleuse, une statue de la Vierge souriait au captif.
Au portail, nulle trace de serrure, nulle trace de gonds. Muré depuis longtemps, il aurait fallu, pour l’ouvrir, l’enfoncer après avoir brisé le revêtement de maçonnerie.
C’était donc un miracle, un miracle de Notre-Daine.
Or, de l’église, à la faveur des ténèbres, Josiano sortit facilement de la ville. En marchant deux jours durant, il arriva au monastère où il était passé auparavant. Là, il se fit reconnaître et raconta son aventure. Avec les religieux, il eut dans la chapelle une fervente action de grâces, puis, à cheval cette fois, il gagna Rodez, d’où il voulut réorganiser son armée.
Mais, alors que le prince se disposait à revenir livrer combat à son ennemi, celui-ci envoya sa soumission.
Le terrible seigneur, furieux de l’évasion de son captif, avait voulu faire étrangler le gardien. Mais celui-ci avait protesté de son innocence. Astorg, ne pouvant croire au fait prodigieux qui se racontait déjà partout, vint en personne examiner le petit portail, « le Portalet », comme on l’appelle encore.
Et, devant cette chose inouïe : le portail ouvert, alors qu’il n’avait aucun gond et qu’il était muré solidement, devant ce miracle incontestable, Astorg se sentit plein de terreur. Se tournant vers la statue de la Vierge, il tomba à genoux et implora son pardon. Mais, se souvenant de l’Évangile, il se hâta d’envoyer sa soumission, comme c’était son devoir.
* * *
Josiano n’oublia jamais la faveur insigne dont il avait été gratifié. Il revint plusieurs fois à Marvejols se prosterner devant la Vierge miraculeuse ; puis il revit le Portalet et la fontaine de la chapellette, dont la voix amie l’avait assisté durant sa captivité. Et les armes d’Aragon, les raies rouges sur leur fond or ornèrent désormais les peintures du sanctuaire.
De nos jours encore, tandis que la chapellette donne toujours son eau limpide, on voit dans l’église de Marvejols la statue antique, objet de la vénération de toute la région Notre-Dame de la Carce, Notre-Dame de la Prison.
Tanou.
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