Il y a de la joie dans l’air ce matin. Le soleil, levé bien avant le plus matinal des Cœurs Vaillants, étincelle dans le ciel bleu, et les oiseaux, cachés dans les grands marronniers, s’égosillent à qui mieux mieux.
Aussi, bien avant l’heure fixée pour la réunion des chefs et des seconds, le vieux pavé résonne sous les talons impatients des gars.
« Tout le monde est là ? »
Sur le seuil de son presbytère, Monsieur le Curé vient d’apparaître. Mais que se passe-t-il ? Pourquoi donc a‑t-il cet air joyeux ! Tiens, il a une lettre à la main.
« On n’a presque pas attendu ce matin, fait remarquer Jacques. Extraordinaire ! »
D’habitude, Monsieur le Curé, toujours très occupé, ne vient pas si vite.
« T’as vu, Jean, murmure Claude, il a un drôle d’air, Monsieur le Curé ; sûr qu’il arrive quelque chose… »
C’est vrai, Monsieur le Curé n’a pas son air habituel ; le pli qui souvent barre son front a disparu, et dans ses yeux il y a comme de la joie ; et puis on dirait qu’il veut vite faire partager à tous le bonheur qui semble contenu dans le petit rectangle qu’il tient à la main…
Flairant un mystère, les gars en un clin d’œil se sont rassemblés et posent sur le prêtre des yeux interrogateurs.
« Mes petits enfants, commence Monsieur le Curé, mes petits enfants, une grande joie nous arrive, une grande joie pour le patro… »
Alors, quinze voix vibrantes ont lancé le même cri :
« Monsieur l’Abbé revient ?
— Oui, mes petits, Monsieur l’Abbé rentre du sana… »
Ainsi, ça y était ; ce jour tant désiré depuis celui où, la tristesse au cœur, les gars avaient appris que leur abbé malade avait dû partir, ce jour allait arriver… il était arrivé.
« Monsieur l’Abbé sera là dans trois jours. »
Les questions maintenant s’entrecroisent, pêle-mêle, joyeuses ; tout le monde veut savoir.
« En tout cas, clame Jacques, il faut lui faire une réception monstre ; on n’a que trois jours, mais on va mettre les bouchées doubles. »
La nouvelle, comme une traînée de poudre, s’est répandue à travers le quartier. On n’a pas su comment cela s’était fait, mais le lendemain la rue du patro connaissait une agitation comme aux jours heureux, quand « il » était encore là. C’est que tous les gars, même les moins fidèles, veulent montrer à leur abbé que si l’on a tenu tant bien que mal pendant son absence, c’était parce qu’on avait compris ce que c’était que vivre en chrétiens.
* * *
Il y a des jours qui sont tellement beaux qu’on ne peut les décrire et si vous demandiez aux gars du patro de vous raconter le jeudi qui suivit l’annonce du retour de Monsieur l’Abbé, ils vous diraient que c’est impossible.
Monsieur l’Abbé était arrivé dans la nuit et, le lendemain matin, quand les gars, un à un, entrèrent dans la chapelle, ils trouvèrent au pied de l’autel la chère silhouette dont ils avaient été si longtemps privés. Puis la Messe, « leur » Messe avait commencé. Monsieur l’Abbé leur avait dit un mot —un de ces mots dont il n’avait pas perdu le secret et qui vous retournent d’un seul coup le plus indifférent des gars.
Et après ! dame, après ! ç’avait été une belle explosion de joie. Entouré, acclamé, assailli, Monsieur l’Abbé avait trouvé le moyen de répondre à tous et à chacun. Il avait tout vu, tout entendu, tout deviné surtout. Est-ce que les distances et les séparations peuvent quelque chose quand on est si fortement unis ? Il savait bien, Monsieur l’Abbé, tout ce que la flamme qui brillait dans certains yeux cachait d’efforts silencieux, de sacrifices aussi. C’est pour cela que, dans son cœur à lui, il y avait tant de fierté et de bonheur.
Maintenant, c’est le soir ; quelques gars seulement restent dans le bureau de Monsieur l’Abbé. Ce sont ceux qui ont senti peser plus lourdement sur leurs épaules le poids des responsabilités et qui trouvent si bon de pouvoir dire à cœur ouvert leurs difficultés vaincues, celles à vaincre encore, leurs espoirs aussi.
* * *
Deux mois se sont écoulés. Brusquement, Monsieur l’Abbé a dû repartir. Le rude hiver a de nouveau ébranlé sa santé si fort, qu’une fois de plus il lui a fallu quitter le cher patro. Mais Monsieur l’Abbé sait qu’il peut compter sur ses gars, sur Jacques surtout, le chef de la Saint-Louis… Jacques qui, depuis quelque temps, devient plus silencieux, plus dévoué encore à son équipe. Bien des fois au cours des promenades on l’a vu s’en aller tout seul, s’agenouiller quelques instants au pied d’un vieux calvaire, puis s’en revenir ensuite en silence, absorbé dans ses pensées, mais avec au fond des yeux une flamme rayonnante.
Jeudi dernier, Jacques avait pris la résolution de parler à son Abbé. Et puis, tout à coup, quand il a voulu confier le secret de son cœur, les mots se sont arrêtés sur ses lèvres et il est rentré lentement chez lui, sans rien dire.
Et ce soir, alors qu’il sent bien qu’il va falloir avoir plus de cran encore puisque à nouveau Monsieur l’Abbé est parti, Jacques, après avoir quitté ses camarades, a pris fermement sa résolution. Puisque dimanche on doit tous aller passer la journée près de Monsieur l’Abbé, il parlera…
* * *
Un soleil de plomb darde ses rayons ; il fait chaud, très chaud, et les gars allongés dans l’herbe font une courte sieste. Monsieur l’Abbé se promène lentement en disant son bréviaire, lorsqu’il voit venir à lui le petit gars.
Pour que Jacques vienne vers lui à un moment que chacun respecte et où on ne le dérange pas sans motif, il faut que ce soit sérieux :
« Alors, qu’est-ce qu’il y a ? »
Jacques est ému, et justement parce qu’il est ému, il ne va pas chercher des mots solennels :
« Ben, voilà, M’sieur l’Abbé, je voulais vous dire depuis longtemps… seulement j’osais pas, parce que j’étais pas assez sûr… Alors, j’ai attendu… et puis quand vous êtes parti, que j’ai vu le patro une deuxième fois tout seul, sans personne pour prendre votre place… ça m’a fait un coup. Comme à votre premier départ, de toutes mes forces j’ai essayé de vous remplacer un peu et alors…
— Alors, continue Monsieur l’Abbé qui s’est arrêté au pied de la croix qui domine la route, tu as pensé qu’il serait bon de pouvoir plus tard faire la « relève » et servir le Bon Dieu de tout ton cœur à ton tour … J’avais deviné, Jacques, que le Seigneur avait mis en toi quelque chose de très beau. Seulement tu sais bien, n’est-ce pas, que c’est très grand, très grave aussi ? C’est en continuant ce que tu as fait ces temps derniers que tu te prépareras à répondre à l’appel de Jésus. Et puis, demande souvent au Maître de t’éclairer. Je suis sûr que ce soir Il est content de toi. »
Jacques s’est incliné sous la bénédiction de son Abbé, et quand la tête blonde s’est relevée, rayonnante de joie et d’émotion, le prêtre et l’enfant sont restés un long moment silencieux : leurs yeux s’en sont allés, par delà la moisson d’or qui s’étalait dans la plaine, jusque vers le champ du Père qui, en ce jour de juin, recevait l’offrande d’un petit gars au cœur vaillant et généreux, un petit gars qui acceptait de venir travailler à son champ.
(D’après H. Guesdon).
Soyez le premier à commenter