La rançon

Auteur : Rosmer, Jean | Ouvrage : La semaine de Suzette .

Temps de lec­ture : 10 minutes

Depuis de longs mois, mes­sire Guillaume de Beuves était par­ti pour la terre sainte à la suite de Gode­froy de Bouillon, et dans son châ­teau com­tal, bâti sur les rives fleu­ries de la Durance, per­sonne n’a­vait plus enten­du par­ler de lui. Ses vas­saux, qui l’ai­maient parce qu’il était juste et bon, secou­rable aux mal­heu­reux et peu regar­dant sur les impôts, pleu­raient en lui le meilleur des maîtres. 

Chaque jour, le veilleur, pla­cé en sen­ti­nelle au plus haut du don­jon, exa­mi­nait la plaine, afin d’es­sayer d’y décou­vrir, au tra­vers des brumes claires, la sil­houette d’un mes­sa­ger du suze­rain ; mais aucun voya­geur ne se mon­trait à l’ho­ri­zon lointain. 

La val­lée, qui demeu­rait soli­taire et pai­sible, n’é­tait visi­tée que par les tou­cheurs de bœufs et les pâtres de la Camargue, et nul galop de che­val ne fai­sait reten­tir le sol de son pas net­te­ment martelé. 

Et les pay­sans du bourg étaient tristes, tristes. Chaque soir, leur jour­née de tra­vail ter­mi­née, ils se réunis­saient chez Bal­tha­zar, le vieux por­tier, et là, au coin de l’âtre fumant, ils se confiaient leurs inquié­tudes, essayant de cal­mer l’an­goisse qui les étrei­gnait, par leurs prières fer­ventes et le chant des cantiques. 

Une nuit que le mis­tral souf­flait avec rage, mena­çant de tout empor­ter sur son pas­sage, les braves gens étaient grou­pés comme de cou­tume autour du tabou­ret de buis taillé du vieillard, lorsque deux coups frap­pés aux volets de la masure reten­tirent brusquement. 

— Qui va là ? inter­ro­gea le maître du logis. 

— Moi, bon père, moi, Mague­lonne, la petite fileuse du manoir. J’ai une grave nou­velle à vous confier.

— Toi, ma fille ! dit le por­tier, en ouvrant sa porte. Que fais-tu dehors à pareille heure et com­ment as-tu osé aban­don­ner la maison ?… 

— Il vient de nous arri­ver une telle visite que je n’ai pas eu le cou­rage d’at­tendre jus­qu’au jour pour vous l’an­non­cer. Cet après-midi, comme j’é­tais fort occu­pée à ma besogne habi­tuelle, un guer­rier au sombre visage, enve­lop­pé d’un ample man­teau blanc, et mon­té sur un superbe des­trier de guerre, son­na à la porte du pont-levis. J’é­tais seule dans la vaste demeure, et, n’ayant pas assez de force pour faire manœu­vrer les chaînes qui retiennent les portes, je criai, de ma fenêtre, à l’é­tran­ger de me dire ce qui l’amenait. 

— Je viens de la part de ton maître, le comte Guillaume de Beuves, t’ap­por­ter l’ordre, écrit de sa main, de me remettre cent mille deniers d’or. C’est le prix de la ran­çon que mon chef, l’illustre roi des Maures, Abdul­lah, a fixé pour sa mise en liberté. 

— Il est donc pri­son­nier ? m’écriai-je.

— Oui, depuis six grandes lunes déjà. Je suis accou­ru à franc étrier pour cher­cher cette somme, sans laquelle il n’est point de salut pour ton maître. Si d’i­ci trois jours, tu ne me l’as pas fait don­ner, j’i­rai por­ter à mon sou­ve­rain le résul­tat de ma mis­sion, et le grand guer­rier blanc sera mis à mort ! 

— Sei­gneur ! m’é­criai-je, mais nous n’a­vons pas cette for­tune céans ! Où vou­lez-vous que nous la prenions ? 

— Cela est ton affaire et non la mienne. J’ai rem­pli mon devoir. À toi de faire le tien. Tu me rever­ras à la date fixée ! 

Et don­nant de ses épe­rons mas­sifs dans les flancs de son noir cour­sier, il dis­pa­rut à l’angle du fos­sé, et se per­dit dans les bois. 

Dès que les valets furent ren­trés des champs, j’ai cou­ru vers vous afin de vous racon­ter la chose. Réflé­chis­sons tous ensemble. Il convient de prendre sur l’heure une déci­sion à ce sujet. 

— Ma pauvre enfant ! répon­dit Bal­tha­zar, nous sommes tous trop pauvres pour réunir entre nous une sem­blable for­tune. Cepen­dant, tout ce qui nous appar­tient sera aban­don­né ; mais je crains bien que le quart de la ran­çon deman­dée ne soit pas même atteint et… 

— Com­ment faire ? inter­rom­pit Mague­lonne. Com­ment faire ? 

— Un miracle seul pour­rait nous sau­ver. Mais Jésus tout-puis­sant dai­gne­ra-t-il prendre en pitié notre détresse ? Nos larmes, nos prières, arri­ve­raient peut-être à le tou­cher, mais nous avons à peine trois jours !… 

— J’ai une idée ! Nous sommes au mois d’août. La Sainte Vierge pro­tège ceux qui l’im­plorent durant cette sai­son où on la fête. J’i­rai la voir dans son pauvre sanc­tuaire des roches de la Sainte-Baume, et j’ai confiance… 

— Tu es en démence, mon enfant ! inter­rom­pit le vieux por­tier. Il te fau­drait au moins le double du temps qui t’est lais­sé pour te rendre aux grottes bénies… 

— Lais­sez-moi faire ! Je me hâte­rai, et je prie­rai si bien que la Noire se lais­se­ra toucher.

* * *

Mague­lonne se mit en route. La plaine aride, semée de cailloux et de flaques maré­ca­geuses, était bien dif­fi­cile à tra­ver­ser. Sans sou­ci du vent ter­rible qui lui fouet­tait le visage et qui l’op­pres­sait par­fois au point d’ar­rê­ter sa res­pi­ra­tion, elle allait, son cha­pe­let à la main, sans perdre une minute, ne se repo­sant ni jour ni nuit. 

Mais sa marche indé­cise et traî­nante se fai­sait de plus en plus lente en dépit de ses efforts, et les heures se suc­cé­daient sans que la dis­tance parût beau­coup diminuer .

La pous­sière dan­sait autour d’elle sa ronde tour­billon­nante, aveu­glant ses yeux, des­sé­chant ses lèvres, et le soleil la brû­lait de ses ardents rayons. Mais ni la faim, ni la soif, ni les mor­sures du Mis­tral n’a­vaient prise sur elle. 

Enfin ! elle aper­çut la roche bien­heu­reuse. Ses pieds ensan­glan­tés la fai­saient si hor­ri­ble­ment souf­frir qu’elle tom­ba sur ses genoux, se traî­nant jus­qu’à l’i­mage mira­cu­leuse, gros­siè­re­ment taillée dans un tronc de chêne noir­ci ; elle s’é­crou­la au tra­vers des pierres de l’au­tel, les mains jointes dans une atti­tude sup­pliante. Des larmes nom­breuses et pres­sées s’é­chap­pèrent de ses yeux. Elle pous­sa quelques sou­pirs, puis la notion du monde et des choses l’a­ban­don­na… et elle per­dit connaissance.

* * *

Cepen­dant les vas­saux du comte de Beuves étaient tous réunis dans la cour d’hon­neur du châ­teau. Au pied de la grosse tour, ils avaient entas­sé tout ce que ren­fer­maient de pré­cieux les tiroirs de leurs coffres, mais que pou­vaient quelques gros­siers anneaux et boucles d’argent, tasses et buires de bronze, pour payer la libé­ra­tion du captif ! 

Debout au milieu d’eux, le farouche sar­ra­sin mon­té sur son che­val de bataille, ricanait. 

— Dix heures ; disait-il, et si vous n’a­vez que ces pau­vre­tés à me don­ner, je crains fort pour votre noble comte ! Mon chef Abdul­lah est homme de parole. Il le fera pendre haut et court, aux cré­neaux de sa for­te­resse, si je ne rap­porte la somme demandée. 

Et les mal­heu­reux vilains se déso­laient, ne pou­vant rien répondre aux sar­casmes du mécréant.

Sou­dain, le pre­mier coup de dix heures reten­tit dans l’ai­rain de la cloche du don­jon. Tous les assis­tants tres­saillirent. Len­te­ment, pai­si­ble­ment, l’hor­loge majes­tueuse lais­sait échap­per une à une les notes sonores de son chant. 

Le mes­sa­ger des Maures fai­sait déjà cara­co­ler son che­val, don­nant l’ordre de lever la herse afin de lui livrer pas­sage, lorsque la porte du manoir com­tal s’ou­vrit, et Mague­lonne, sou­riante, tenant à deux mains son tablier de futaine, appa­rut aux regards enthou­sias­més des manants. 

— Voi­là, Mes­sire, s’é­cria-t-elle, voi­là ce que vous récla­miez de nous. Votre chef n’a­vait exi­gé qu’une ran­çon du comte, c’est celle d’un empe­reur que je vous apporte. 

Et, plon­geant à deux mains dans le paquet qu’elle sou­le­vait au bout de ses bras, elle sai­sit et fit cou­ler entre ses doigts fins une pluie de perles rondes, polies et lui­santes, aux reflets sati­nés de nacre humide.

— Allé­luia ! Allé­luia ! s’é­criaient les assis­tants. Allé­luia ! Conte-nous com­ment tu fis, Mague­lonne… et de quel miracle dai­gna t’ho­no­rer notre sainte Mère du Christ… Nous te croyions per­due ! et te voi­là. Parle, parle vite… 

— Notre-Dame que j’é­tais allée visi­ter m’a secou­rue. J’a­vais prié et pleu­ré tout le long de la route, si bien que j’ar­ri­vai sans forces devant le sanc­tuaire sacré, et que je, per­dis tout sen­ti­ment. Alors, dans un rêve, sainte Marie s’ap­pro­cha de moi. 

« — Sois bénie, ma fille, me dit-elle, tu es humble, croyante et bonne. Ta confiance en ma pitié t’a sau­vée. Tu as accom­pli sans fai­blir une dure entre­prise, tu seras récom­pen­sée. Tes larmes étaient recueillies par mes séra­phins dès que tes yeux les lais­saient choir. Les voi­là. Cours vers la mai­son de Beuves, tu arri­ve­ras juste à temps. Ne me remer­cie pas. Tu revien­dras ici avec ceux de ton vil­lage lorsque ton maître te sera rendu… 

« Disant ses mots, Mme Marie me ten­dait mon tablier dans lequel était entas­sée une foi­son de perles blanches. Je me levai. Une force me pous­sait vers notre châ­teau. En très peu de temps, je fran­chis la dis­tance. Ce n’é­tait pas dif­fi­cile. Les anges m’aidaient ! 

Et, tan­dis que le sombre païen s’en retour­nait au galop conter aux siens l’a­ven­ture dont il venait d’être témoin, les pay­sans de Beuves chan­taient à Notre-Dame la Noire un joyeux.

* * *

Et voi­là com­ment, au pays des cigales, on raconte le miracle que fit la Sainte Vierge en faveur d’une pauvre fileuse que la recon­nais­sance envers son maître avait gui­dée jus­qu’au pied de son autel. 

Jean Ros­mer.

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