Depuis de longs mois, messire Guillaume de Beuves était parti pour la terre sainte à la suite de Godefroy de Bouillon, et dans son château comtal, bâti sur les rives fleuries de la Durance, personne n’avait plus entendu parler de lui. Ses vassaux, qui l’aimaient parce qu’il était juste et bon, secourable aux malheureux et peu regardant sur les impôts, pleuraient en lui le meilleur des maîtres.
Chaque jour, le veilleur, placé en sentinelle au plus haut du donjon, examinait la plaine, afin d’essayer d’y découvrir, au travers des brumes claires, la silhouette d’un messager du suzerain ; mais aucun voyageur ne se montrait à l’horizon lointain.
La vallée, qui demeurait solitaire et paisible, n’était visitée que par les toucheurs de bœufs et les pâtres de la Camargue, et nul galop de cheval ne faisait retentir le sol de son pas nettement martelé.
Et les paysans du bourg étaient tristes, tristes. Chaque soir, leur journée de travail terminée, ils se réunissaient chez Balthazar, le vieux portier, et là, au coin de l’âtre fumant, ils se confiaient leurs inquiétudes, essayant de calmer l’angoisse qui les étreignait, par leurs prières ferventes et le chant des cantiques.
Une nuit que le mistral soufflait avec rage, menaçant de tout emporter sur son passage, les braves gens étaient groupés comme de coutume autour du tabouret de buis taillé du vieillard, lorsque deux coups frappés aux volets de la masure retentirent brusquement.
— Qui va là ? interrogea le maître du logis.
— Moi, bon père, moi, Maguelonne, la petite fileuse du manoir. J’ai une grave nouvelle à vous confier.
— Toi, ma fille ! dit le portier, en ouvrant sa porte. Que fais-tu dehors à pareille heure et comment as-tu osé abandonner la maison ?…
— Il vient de nous arriver une telle visite que je n’ai pas eu le courage d’attendre jusqu’au jour pour vous l’annoncer. Cet après-midi, comme j’étais fort occupée à ma besogne habituelle, un guerrier au sombre visage, enveloppé d’un ample manteau blanc, et monté sur un superbe destrier de guerre, sonna à la porte du pont-levis. J’étais seule dans la vaste demeure, et, n’ayant pas assez de force pour faire manœuvrer les chaînes qui retiennent les portes, je criai, de ma fenêtre, à l’étranger de me dire ce qui l’amenait.
— Je viens de la part de ton maître, le comte Guillaume de Beuves, t’apporter l’ordre, écrit de sa main, de me remettre cent mille deniers d’or. C’est le prix de la rançon que mon chef, l’illustre roi des Maures, Abdullah, a fixé pour sa mise en liberté.
— Il est donc prisonnier ? m’écriai-je.
— Oui, depuis six grandes lunes déjà. Je suis accouru à franc étrier pour chercher cette somme, sans laquelle il n’est point de salut pour ton maître. Si d’ici trois jours, tu ne me l’as pas fait donner, j’irai porter à mon souverain le résultat de ma mission, et le grand guerrier blanc sera mis à mort !
— Seigneur ! m’écriai-je, mais nous n’avons pas cette fortune céans ! Où voulez-vous que nous la prenions ?
— Cela est ton affaire et non la mienne. J’ai rempli mon devoir. À toi de faire le tien. Tu me reverras à la date fixée !
Et donnant de ses éperons massifs dans les flancs de son noir coursier, il disparut à l’angle du fossé, et se perdit dans les bois.
Dès que les valets furent rentrés des champs, j’ai couru vers vous afin de vous raconter la chose. Réfléchissons tous ensemble. Il convient de prendre sur l’heure une décision à ce sujet.
— Ma pauvre enfant ! répondit Balthazar, nous sommes tous trop pauvres pour réunir entre nous une semblable fortune. Cependant, tout ce qui nous appartient sera abandonné ; mais je crains bien que le quart de la rançon demandée ne soit pas même atteint et…
— Comment faire ? interrompit Maguelonne. Comment faire ?
— Un miracle seul pourrait nous sauver. Mais Jésus tout-puissant daignera-t-il prendre en pitié notre détresse ? Nos larmes, nos prières, arriveraient peut-être à le toucher, mais nous avons à peine trois jours !…
— J’ai une idée ! Nous sommes au mois d’août. La Sainte Vierge protège ceux qui l’implorent durant cette saison où on la fête. J’irai la voir dans son pauvre sanctuaire des roches de la Sainte-Baume, et j’ai confiance…
— Tu es en démence, mon enfant ! interrompit le vieux portier. Il te faudrait au moins le double du temps qui t’est laissé pour te rendre aux grottes bénies…
— Laissez-moi faire ! Je me hâterai, et je prierai si bien que Notre-Dame la Noire se laissera toucher.
* * *
Maguelonne se mit en route. La plaine aride, semée de cailloux et de flaques marécageuses, était bien difficile à traverser. Sans souci du vent terrible qui lui fouettait le visage et qui l’oppressait parfois au point d’arrêter sa respiration, elle allait, son chapelet à la main, sans perdre une minute, ne se reposant ni jour ni nuit.
Mais sa marche indécise et traînante se faisait de plus en plus lente en dépit de ses efforts, et les heures se succédaient sans que la distance parût beaucoup diminuer .
La poussière dansait autour d’elle sa ronde tourbillonnante, aveuglant ses yeux, desséchant ses lèvres, et le soleil la brûlait de ses ardents rayons. Mais ni la faim, ni la soif, ni les morsures du Mistral n’avaient prise sur elle.
Enfin ! elle aperçut la roche bienheureuse. Ses pieds ensanglantés la faisaient si horriblement souffrir qu’elle tomba sur ses genoux, se traînant jusqu’à l’image miraculeuse, grossièrement taillée dans un tronc de chêne noirci ; elle s’écroula au travers des pierres de l’autel, les mains jointes dans une attitude suppliante. Des larmes nombreuses et pressées s’échappèrent de ses yeux. Elle poussa quelques soupirs, puis la notion du monde et des choses l’abandonna… et elle perdit connaissance.
* * *
Cependant les vassaux du comte de Beuves étaient tous réunis dans la cour d’honneur du château. Au pied de la grosse tour, ils avaient entassé tout ce que renfermaient de précieux les tiroirs de leurs coffres, mais que pouvaient quelques grossiers anneaux et boucles d’argent, tasses et buires de bronze, pour payer la libération du captif !
Debout au milieu d’eux, le farouche sarrasin monté sur son cheval de bataille, ricanait.
— Dix heures ; disait-il, et si vous n’avez que ces pauvretés à me donner, je crains fort pour votre noble comte ! Mon chef Abdullah est homme de parole. Il le fera pendre haut et court, aux créneaux de sa forteresse, si je ne rapporte la somme demandée.
Et les malheureux vilains se désolaient, ne pouvant rien répondre aux sarcasmes du mécréant.
Soudain, le premier coup de dix heures retentit dans l’airain de la cloche du donjon. Tous les assistants tressaillirent. Lentement, paisiblement, l’horloge majestueuse laissait échapper une à une les notes sonores de son chant.
Le messager des Maures faisait déjà caracoler son cheval, donnant l’ordre de lever la herse afin de lui livrer passage, lorsque la porte du manoir comtal s’ouvrit, et Maguelonne, souriante, tenant à deux mains son tablier de futaine, apparut aux regards enthousiasmés des manants.
— Voilà, Messire, s’écria-t-elle, voilà ce que vous réclamiez de nous. Votre chef n’avait exigé qu’une rançon du comte, c’est celle d’un empereur que je vous apporte.
Et, plongeant à deux mains dans le paquet qu’elle soulevait au bout de ses bras, elle saisit et fit couler entre ses doigts fins une pluie de perles rondes, polies et luisantes, aux reflets satinés de nacre humide.
— Alléluia ! Alléluia ! s’écriaient les assistants. Alléluia ! Conte-nous comment tu fis, Maguelonne… et de quel miracle daigna t’honorer notre sainte Mère du Christ… Nous te croyions perdue ! et te voilà. Parle, parle vite…
— Notre-Dame que j’étais allée visiter m’a secourue. J’avais prié et pleuré tout le long de la route, si bien que j’arrivai sans forces devant le sanctuaire sacré, et que je, perdis tout sentiment. Alors, dans un rêve, sainte Marie s’approcha de moi.
« — Sois bénie, ma fille, me dit-elle, tu es humble, croyante et bonne. Ta confiance en ma pitié t’a sauvée. Tu as accompli sans faiblir une dure entreprise, tu seras récompensée. Tes larmes étaient recueillies par mes séraphins dès que tes yeux les laissaient choir. Les voilà. Cours vers la maison de Beuves, tu arriveras juste à temps. Ne me remercie pas. Tu reviendras ici avec ceux de ton village lorsque ton maître te sera rendu…
« Disant ses mots, Mme Marie me tendait mon tablier dans lequel était entassée une foison de perles blanches. Je me levai. Une force me poussait vers notre château. En très peu de temps, je franchis la distance. Ce n’était pas difficile. Les anges m’aidaient !
Et, tandis que le sombre païen s’en retournait au galop conter aux siens l’aventure dont il venait d’être témoin, les paysans de Beuves chantaient à Notre-Dame la Noire un Magnificat joyeux.
* * *
Et voilà comment, au pays des cigales, on raconte le miracle que fit la Sainte Vierge en faveur d’une pauvre fileuse que la reconnaissance envers son maître avait guidée jusqu’au pied de son autel.
Jean Rosmer.
Soyez le premier à commenter