Au R. P. A. D., missionnaire au Cameroun.
Il était le dernier de la première table du côté du jardin. Et je le revois très bien malgré les années… Oh ! mon Dieu, des années qui ne sont pas tellement nombreuses, c’était tout aussitôt après la guerre, en 1919 – 1920. Je le revois très bien : un petit homme, peu poussé en chair, musclé, nerveux et racé à plaisir. Ne croyez pas que j’emploie ce mot pour faire du genre, par mode ; oh ! non, mais bien parce que je me plaisais à reconnaître en lui un descendant authentique de cette race de Gaulois mâtinés de Latins, conservés sans mélange, malgré les flux et les reflux des peuples. Un bon enfant, au demeurant, franc, loyal, sincère, si vous le voulez, en donnant à ce mot son sens premier de candeur et de simplicité. Fort en thème ? À dire vrai je le retrouve peu souvent nommé aux palmarès de cette époque. Peut-être ne prenait-il qu’un intérêt secondaire aux savantes explications que la pédante abondance des programmes universitaires nous oblige de verser à des moutards de quinze ans : « Et remarquez bien, s’il vous plaît, que la peukên qu’Agamemnon tient en main d’abord, et qu’il jette à terre ensuite, n’est pas sa tablette, comme le dit la note de votre texte, mais sa torche, une torche de résine, c’est la nuit et… Suivez Jean Demaison ! » — « Mon Père, il y a un nid de chardonnerets dans le pommier », et, Dieu nous pardonne, maître et élèves laissaient, quelques minutes, Euripide et Klutaimnestra pour suivre les jeux rapides du couple de chardonnerets.
Et la vie vous emporta chacun de notre bord, mon pauvre Jean Demaison, vous près de Paris pour de plus hautes études, et votre professeur loin de la France. Mais pour loin que vous fussiez de mes yeux, jamais je ne vous chassai de la pensée de mon esprit. Chaque fois que, dans ma vie, je rencontrai ces si jolis petits oiseaux qui nichent dans un rideau de vigne vierge, dans une fourche de pommier feuillu, ou qui, aux jours où l’automne tend sur les champs humides le réseau d’argent de ses fils de la vierge, font courber à peine sous le poids de leurs ailes de bure et d’or la tige des chardons qu’ils becquètent, je ne sais par quelle gracieuse alliance d’idées, j’ai songé à ce passage d’Euripide et à Jean Demaison, mon élève de Seconde.
J’appris votre élévation au sacerdoce. Votre bonheur fut le mien, votre joie la mienne. Je m’agenouillai sous votre bénédiction et j’assistai, plus ému que je ne voulais le laisser paraître, à votre première, grand’messe.
Et je vous vis partir.
Partir pour des pays où ma pensée ne pouvait vous suivre, car la terre est vaste, quoique petite, et, si nombreux que soient les pays que j’ai visités, ils sont bien plus nombreux encore ceux que je ne connais pas. De temps en temps vous nous donniez de vos nouvelles. Elles étaient bonnes. Vous abattiez de la besogne et vous étiez heureux. Que désirer de plus pour les prêtres qu’on aime ? Vous construisiez des églises, où les chrétiens se pressaient de jour en jour plus nombreux. Sur des pistes à peine tracées, vous faisiez de la motocyclette, moderne moyen dont se sert le Bon Pasteur pour courir après la brebis perdue ou captiver la sauvage. Et quand les lettres se faisaient rares, un chardonneret de passage vous replaçait dans mon souvenir.
Un jour l’on frappa à ma porte trois coups espacés que je n’avais pas accoutumé d’entendre : « Entrez ! » C’était vous !
C’était mon Jean Demaison, c’était bien lui ! Oh ! que je fus heureux ! Non pas seulement heureux de ce bonheur que donne le retour d’un ami, d’un enfant serait plus juste, mieux que cela ! Longtemps je l’écoutai parler, je le considérai longtemps. Et les mots qui sortaient de sa bouche sonnaient exactement de la même façon à mes oreilles que ceux qu’il prononçait jadis, quand il était mon élève, le dernier de la première table du côté du jardin, et son rire était le même, exactement le même, aussi franc, aussi joyeux : et mon regard observateur et averti pour en avoir tant vu, qui pénétrait jusqu’au fond de son âme, me montrait cette âme avec toute la pureté de son cristal. Et c’est de là surtout que venait mon bonheur de le revoir. Il était resté le même, franc, droit, loyal et bon comme son rire. Le dur soleil d’Afrique qui ronge et détruit les couleurs et l’enthousiasme ne l’avait pas atteint. Rien d’un blasé. Il me parlait de son œuvre, œuvre de bâtisseur d’églises, de constructeur de maisons, de pasteur et d’éducateur d’âmes neuves, de médecin de mille fièvres et de mille lèpres, de juge patient d’interminables palabres… de sa vie où quatre hommes de taille commune auraient pu trouver de la besogne ; il me parlait de tout cela qu’était sa vie, sa vie décuplée et son bonheur acheté au prix du don total et joyeux de tout lui-même avec une flamme qui me réchauffait, avec des larmes qui me faisaient pleurer. Oui, j’ai pleuré. Pleuré de son bonheur qui était aussi le mien. Car nous sommes ainsi faits que nous n’échappons guère aux retours sur nous. Pouvons-nous ne pas sentir ce qui nous touche ?
Je n’avais donc perdus ni mon temps ni ma vie ; et les heures nombreuses et lentes, passées dans la grisaille ennuyeuse des jours à former l’esprit et le cœur de cet enfant, étaient des heures fécondes. Et j’avais devant moi ma couronne vivante, le fils de mon esprit, à qui j’avais donné généreusement le meilleur de mon être. Ce que je n’avais pu faire, rivé à des tâches obscures et ennuyeuses, lui, ce cher petit, l’avait fait pour moi, mieux que moi, mais par moi, un peu à cause de moi.
Ingrat métier de professeur, de qui j’ai si souvent médit, tu m’as donné la joie la plus pure de ma vie peut-être, ma plus douce gloire, celle d’avoir contribué pour une bonne part à former, à façonner un enfant devenu prêtre, missionnaire… Le flambeau que d’autres m’avaient mis en main, à mon tour je l’ai mis dans tes mains, Jean Demaison, et tu ne l’as pas laissé tomber. Mon Dieu, soyez béni !
Et j’ai pleuré …
* * *
Mais si les chaleurs anémiantes, morbides de l’équateur ne l’avaient pas racorni, et si la forte sève de son cœur n’avait pas tourné à l’aigre, l’Afrique n’avait pas plus ménagé ses forces physiques qu’il ne les avait ménagées lui-même. Il n’avait quitté son nouveau pays que pour venir demander à l’ancien, à la terre d’Auvergne, maternelle et bonne, la santé perdue. Oh ! le teint mat et décoloré de mon pauvre petit gallo-romain d’autrefois ! Quelle tristesse de voir à bout de force, quand il ne fait qu’entrer dans la vie, cet homme qui n’a pas trente-cinq ans !
Il faut croire à la médecine ; elle a sauvé mon enfant. Le docteur de Châtel-Guyon, un médecin colonial qui l’a soigné avec science, conscience, avec amour — il connaît les missionnaires pour les avoir vus au travail, et il les aime, — lui a dit : « Vous êtes radoubé à fond, je vous permets de partir. » Huit jours après, Jean Demaison était à Bordeaux.
Une fois de plus les déchirements de cœur, les adieux sanglants — sanglants, oui, il n’y a pas d’autre mot, — le départ. Et aussi la joie de renouveler un sacrifice plus dur que la mort, avec une héroïque simplicité. Adieu !
Et moi qui ne lui suis pas attaché par les liens du sang, mais par ceux aussi robustes, il est vrai, de l’esprit et du cœur, j’ai pleuré ! J’ai pleuré de peine en le voyant partir sans que je puisse m’assurer l’au revoir ; de fierté devant cette belle œuvre de Dieu qu’est une âme d’apôtre.
Le livre que dans ma jeunesse je rêvais d’écrire, si beau, si beau, jamais sans doute je ne l’écrirai : on est toujours moins éloquent, moins artiste, moins courageux que son cœur, mais je puis mourir en paix : mon chef-d’œuvre est écrit : c’est ce jeune missionnaire du Cameroun qui part une fois de plus vers les Noirs ; en lui je me sens un peu revivre ; mais il est meilleur que moi.
École des Missions ; Cellule, Puy-de-Dôme.
Septembre 1936.
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