Étiquette : <span>Cameroun</span>

Auteur : Piacentini, René | Ouvrage : Le panier de cerises .

Temps de lec­ture : 9 minutes

Au R. P. A. D., mis­sion­naire au .

Il était le der­nier de la pre­mière table du côté du jar­din. Et je le revois très bien mal­gré les années… Oh ! mon Dieu, des années qui ne sont pas tel­le­ment nom­breuses, c’é­tait tout aus­si­tôt après la guerre, en 1919 – 1920. Je le revois très bien : un petit homme, peu pous­sé en chair, mus­clé, ner­veux et racé à plai­sir. Ne croyez pas que j’emploie ce mot pour faire du genre, par mode ; oh ! non, mais bien parce que je me plai­sais à recon­naître en lui un des­cen­dant authen­tique de cette race de Gau­lois mâti­nés de Latins, conser­vés sans mélange, mal­gré les flux et les reflux des peuples. Un bon enfant, au demeu­rant, franc, loyal, sin­cère, si vous le vou­lez, en don­nant à ce mot son sens pre­mier de can­deur et de sim­pli­ci­té. Fort en thème ? À dire vrai je le retrouve peu sou­vent nom­mé aux pal­ma­rès de cette époque. Peut-être ne pre­nait-il qu’un inté­rêt secon­daire aux savantes expli­ca­tions que la pédante abon­dance des pro­grammes uni­ver­si­taires nous oblige de ver­ser à des mou­tards de quinze ans : « Et remar­quez bien, s’il vous plaît, que la peu­kên qu’A­ga­mem­non tient en main d’a­bord, et qu’il jette à terre ensuite, n’est pas sa tablette, comme le dit la note de votre texte, mais sa torche, une torche de résine, c’est la nuit et… Sui­vez Jean Demai­son ! » — « Mon Père, il y a un nid de char­don­ne­rets dans le pom­mier », et, Dieu nous par­donne, maître et élèves lais­saient, quelques minutes, Euri­pide et Klu­taim­nes­tra pour suivre les jeux rapides du couple de chardonnerets. 

Et la vie vous empor­ta cha­cun de notre bord, mon pauvre Jean Demai­son, vous près de Paris pour de plus hautes études, et votre loin de la France. Mais pour loin que vous fus­siez de mes yeux, jamais je ne vous chas­sai de la pen­sée de mon esprit. Chaque fois que, dans ma vie, je ren­con­trai ces si jolis petits oiseaux qui nichent dans un rideau de vigne vierge, dans une fourche de pom­mier feuillu, ou qui, aux jours où l’au­tomne tend sur les champs humides le réseau d’argent de ses fils de la vierge, font cour­ber à peine sous le poids de leurs ailes de bure et d’or la tige des char­dons qu’ils bec­quètent, je ne sais par quelle gra­cieuse alliance d’i­dées, j’ai son­gé à ce pas­sage d’Eu­ri­pide et à Jean Demai­son, mon élève de Seconde. 

J’ap­pris votre élé­va­tion au sacer­doce. Votre bon­heur fut le mien, votre joie la mienne. Je m’a­ge­nouillai sous votre béné­dic­tion et j’as­sis­tai, plus ému que je ne vou­lais le lais­ser paraître, à votre pre­mière, grand’messe. 

Et je vous vis partir. 

Par­tir pour des pays où ma pen­sée ne pou­vait vous suivre, car la terre est vaste, quoique petite, et, si nom­breux que soient les pays que j’ai visi­tés, ils sont bien plus nom­breux encore ceux que je ne connais pas. De temps en temps vous nous don­niez de vos nou­velles. Elles étaient bonnes. Vous abat­tiez de la besogne et vous étiez heu­reux. Que dési­rer de plus pour les prêtres qu’on aime ? Vous construi­siez des églises, où les chré­tiens se pres­saient de jour en jour plus nom­breux. Sur des pistes à peine tra­cées, vous fai­siez de la moto­cy­clette, moderne moyen dont se sert le Bon Pas­teur pour cou­rir après la bre­bis per­due ou cap­ti­ver la sau­vage. Et quand les lettres se fai­saient rares, un char­don­ne­ret de pas­sage vous repla­çait dans mon souvenir. 

Un jour l’on frap­pa à ma porte trois coups espa­cés que je n’a­vais pas accou­tu­mé d’en­tendre : « Entrez ! » C’é­tait vous !