Après avoir adoré Jésus, les Rois Mages s’en retournèrent dans leur pays. Voici un conte qui nous décrit ce voyage des Rois Mages avec poésie.
* * *
La nuit tombe vite en hiver : déjà le crépuscule commençait, ils allaient sortir du royaume de Juda et gravissaient la dernière colline ; le roi Gaspard était sur son cheval blanc, le roi Melchior sur son cheval brun, le roi Balthazar sur son cheval noir.
Or le Seigneur se pencha du haut du ciel et regarda : un frisson étrange parcourait encore l’univers, toute la Création tremblait, saisie de joie et d’angoisse, car un mystère venait de s’accomplir et depuis le jour où le Tout-Puissant l’avait tirée du néant, rien d’aussi formidable ne s’était produit : terribles avaient été les grandes eaux du déluge qui avaient lavé la face de la terre, et cependant le monde en avait été moins profondément ébranlé.
Comme nous distinguons au milieu d’un vaste paysage l’agitation de quelques insectes minuscules, l’Éternel aperçut les trois Rois qui chevauchaient sur la terre ; il appela à lui ses anges et, leur montrant la colline que les voyageurs allaient gravir : « Vous tracerez un chemin à travers l’espace, depuis le sommet de cette colline, à l’endroit où la route va s’incliner sur l’autre versant, jusqu’au seuil de mon Paradis. » Il dit, et tout aussitôt les légions célestes prirent leur vol et se dispersèrent dans l’étendue.
À toutes les heures, la nuit comme le jour, au crépuscule comme à l’aurore, des nuages flottent au-dessus de la terre ; le vent les disperse ou les rassemble à sa guise, ils sont vains comme les tourbillons de poussière et n’ont aucune destinée à accomplir. Cette nuit-là cependant, ils allaient être les instruments d’une pensée divine.
« Nous ferons ce chemin avec des nuées et des vapeurs », avaient dit les anges, et les vents avaient suspendu leur souffle. Inertes et dociles, les masses légères des nuages demeurèrent en suspens et les ouvriers célestes commencèrent à les pousser vers le sommet de la colline. En même temps, quelques-uns d’entre eux ayant glissé sans s’arrêter vers la terre, vinrent se poser au-dessus des voyageurs et les accompagnèrent, invisibles, mais chantant des chants d’une grâce mélancolique et pénétrante afin de détacher leurs âmes de ce monde et des les préparer au miraculeux voyage.
Le roi Gaspard dit : « Est-ce seulement la nuit qui tombe, est-ce une tempête qui se prépare ? Là-haut, devant nous, je vois le ciel s’abaisser sur la terre et se bâtir une muraille de nuées.
— Qu’importe ! dit le roi Melchior. Mon cœur était triste, mais voici que tout s’éclaire, car une musique a retenti sur nos têtes et c’est toute mon âme qui l’écoute.
— Je suis comme un homme qui va dormir, ajouta le roi Balthazar ; mes paupières s’alourdissent, mes pensées deviennent confuses : tout ce voyage est bien étrange. »
Ils chevauchaient toujours côte à côte : leurs montures frappaient de leurs sabots le sol durci de la route, mais ils n’entendaient plus que cette musique aérienne au-dessus d’eux et ils ne sentaient plus les secousses ni la fatigue du voyage.
Une fois encore, le roi Melchior parla : « Ai-je donc respiré le parfum d’une fleur enchantée ou d’un de ces arbres qui donnent la mort ? Là-bas, dans ma fertile vallée, il y a des forêts odorantes, pleines de grâce et de fraîcheur, et les parfums qu’on y respire vous plongent par degrés insensibles dans un éternel sommeil. Ici pourtant l’air est glacé et je ne vois autour de nous qu’un sol stérile couvert de rochers arides. »
Et ce fut tout : ils allaient maintenant, silencieux et immobiles sous leurs manteaux de pourpre et de brocart, la tête penchée sur la poitrine, et ils ne sentaient plus leur vie terrestre que comme un rêve obscur qui s’effaçait en eux.
La nuit commençait. Là-haut, au-dessus de la colline, à travers l’espace, les anges entassaient les nuées et bâtissaient un chemin. De loin, on eût dit une tour colossale, une colonne qui s’élevait toute droite vers le ciel, blanche et ferme avec des parois lisses. De près, on aurait vu les masses des nuages s’enchevêtrer les unes dans les autres, bizarrement découpées comme ces blocs de pierre informes qu’on tire des carrières, et ce n’était pas une colonne, mais une spirale aux anneaux innombrables. De l’Orient à l’Occident, du Nord au Midi, les anges avaient traîné tous les nuages vers la colline : aucune vapeur ne flottait plus sous la voûte du ciel, la nuit était claire et limpide et l’on voyait briller toutes les étoiles. Haute était la colonne de nuées, innombrables les anneaux de la spirale qui se tordait sans fin sur elle-même, gravissant chaque fois un des degrés du ciel : cependant, elle n’avait pas encore atteint le seuil du Paradis. Alors les ouvriers divins descendirent plus près de la terre, ils allèrent vers ces contrées plus douces où il n’y a pas d’hiver, où toute l’année les fleurs éclosent, où le soleil brille d’un éclat plus vif, et, dans la solitude parfumée de la nuit qu’emplissait leur vol, au-dessus des jardins aux feuillages frémissants, le long des vallées où les fleuves glissent parmi les roseaux, au-dessus des plages marines qu’emplit toujours le bruit des vagues, ils virent s’étendre de molles vapeurs, plus délicates encore et plus fines que les nuages du ciel. C’étaient ces brumes onduleuses, ces traînées de brouillard qu’on voit s’élever au crépuscule et qui semblent être l’haleine même de la terre. Quand on les traverse, on sent l’odeur des herbes et des feuillages, de toutes les plantes et de toutes les fleurs. De loin on les dirait vivantes tant elles sont gracieuses et légères : elles ont inspiré à l’esprit des hommes bien des rêves ingénus ou subtils. Les anges savaient qu’elles étaient belles, qu’elles composaient une des harmonies de la nature, une des joies de la vie : mais il leur fallait obéir à la volonté suprême et leur œuvre était plus magnifique et plus enchanteresse que ces spectacles.
Quand on fait la moisson, les travailleurs s’empressent dans le champ : tout le monde est joyeux, le soleil brille, on n’entend que des chansons et des rires ; la faux siffle au ras des épis qui tombent par files toujours égales, les femmes et les enfants les ramassent et campent les gerbes, tout est lumière et fête, et nul ne songe que de ce beau champ doré qui se ridait au vent comme l’eau des lacs, il ne restera rien le soir venu, que la nudité de la terre apparaîtra, qu’on verra le sol gris tout hérissé de chaumes et qu’on aura peine à y marcher. Pareils à ces moissonneurs, les anges pleins d’une activité joyeuse saisirent les brumes et, sans se soucier de la beauté des paysages qu’ils allaient dépouiller, ils les emportèrent là-haut pour finir leur chemin : ils les traînaient après eux ou les portaient par brassées comme des gerbes molles qui ployaient et s’inclinaient sur leur corps. Leur va-et-vient emplissait l’espace et bientôt la route céleste fut achevée ; le chemin de nuées atteignait le seuil du Paradis. Les anges revinrent alors dans le royaume de Dieu, laissant les voyageurs suivre la voie qu’ils avaient tracée : seuls restèrent auprès d’eux ces musiciens invisibles qui devaient les guider et les garder de toute défaillance.
Les trois Rois allaient arriver sur le sommet de la colline et s’engager sur cette nouvelle route. Toujours silencieux et immobiles, la tête inclinée sur la poitrine, comme ensevelis au fond d’eux-mêmes, ils se laissaient porter de ce chemin terrestre à ce chemin céleste, de la vie périssable à la vie éternelle.
La mort n’est qu’un passage : ce n’est qu’une minute plus grave dans une existence dont rien ne peut arrêter le cours. Vous suivez la rue d’une ville, au-dessus des maisons vous voyez un coin du ciel, mais votre âme se sent encore à l’étroit et vos yeux voudraient voir tout l’espace et toute la lumière. À mesure que vous vous approchez de l’enceinte, la rue se rétrécit et devient plus sombre, plus étouffante. Bientôt même elle s’engage dans un long couloir voûté qui perce une épaisse muraille : c’est la porte de la ville. L’air y est glacé, il y fait presque nuit : mais à l’autre extrémité brille cette même lumière qui vous attire toujours. Et comme à travers la joie imparfaite, à travers l’angoisse encore, votre âme persévère et se tend vers elle. Vous savez le reste : au-delà c’est un espace infini qui se découvre. Donc, comme on passe d’un lieu dans un autre, comme on franchit l’enceinte d’une ville ou la frontière d’un pays, ainsi les Rois Mages moururent. La musique qui les accompagnait, et qu’ils n’avaient cessé d’entendre comme à travers un rêve, devint claire et gaie comme un chant de printemps. La torpeur qui les accablait se dissipa, ils relevèrent la tête et rouvrirent leurs yeux : il n’y avait plus autour d’eux que l’espace nocturne et cette route d’un blanc laiteux que ne faisaient plus résonner les sabots des chevaux.
« Ô bonheur, dit le roi Melchior, je suis pareil à l’homme qui s’est baigné dans les eaux du fleuve et qui a lavé les souillures de son corps. Il se sent purifié, ses membres en se mêlant aux flots limpides sont devenus plus forts et plus souples, il éprouve en tous ses mouvements une grâce et une légèreté qui l’étonne. Ainsi mon âme a plongé dans le sommeil et elle y a puisé une vie nouvelle.
— Est-ce de la neige qui est tombée sur la colline et qui étouffe le bruit de notre marche ? » demanda le roi Balthazar.
Le roi Gaspard lui répondit : « Si tu avais vécu dans mes montagnes, roi du désert, tu saurais que la neige n’a pas cette douceur vaporeuse et que l’air est glacé au-dessus d’elle. Je ne sais quel est ce chemin que nous suivons, j’ignore où nous mènera cette route et mon âme s’étonne encore de cette musique qui nous accompagne et nous enchante. »
Il y a, dans les prairies, des sentiers couverts de fleurs et d’herbes qui s’inclinent un instant et se relèvent sitôt qu’on les a foulées ; dans les forêts, la mousse et les feuilles mortes cachent la terre sous leur molle épaisseur ; le sable du rivage est doux et tiédit au soleil ; dans les palais, il y a des tapis moelleux qui ne sauraient blesser les pieds les plus délicats des princesses ; mais jamais route aussi douce, d’une substance aussi ténue, n’avait été foulée. Toute la nuit les Rois Mages suivirent les lacets innombrables de ce chemin céleste : ils n’éprouvaient ni lassitude, ni angoisse, rien qu’une curiosité joyeuse, un ravissement tranquille. Des musiciens invisibles semblaient les précéder et annoncer leur venue : ils se taisaient pour les mieux entendre.
La nuit allait finir, ils approchaient : les chansons légères, les gracieuses mélodies qui les avaient guidés grossirent peu à peu jusqu’à devenir une clameur de triomphe qui se répercuta dans l’étendue. Brusquement le silence se fit : ils virent que le sol s’étendait à plat devant eux, les sabots des chevaux résonnaient sur la terre, la route blanche avait disparu. Ils se retournèrent, mais ils n’aperçurent que les ténèbres de la nuit et les cieux étoilés. Devant eux s’ouvrait une vallée immense ; tout au fond c’était l’aube, le ciel pâlissait et ils commençaient à distinguer sur la blancheur vague de l’horizon la forme indécise d’une ville merveilleuse.
« Nous nous sommes égarés, dit le roi Balthazar, mais je bénis notre erreur. Il y a un fleuve à notre gauche : on voit briller ses eaux à travers les branches des arbres. Voici des collines et des prairies. En vérité, il y a dans mon royaume des vallées toutes pareilles. »
C’était le matin au Paradis : les Rois Mages continuaient de s’avancer et tout s’animait autour d’eux. Très loin à l’Orient une lumière dorée se répandait dans le ciel et repoussait la nuit : la ville qu’on apercevait au fond de la vallée et qui était une des Cités de Gloire du Tout-Puissant se détachait, déjà plus nette, avec ses clochetons et ses dômes, ses tourelles et ses murailles crénelées. Des vols d’anges traversaient l’espace. Les Cheroubs, gardiens des fleurs, riaient dans le silence matinal et l’on entendait encore sur le sommet d’une colline un séraphin solitaire qui jouait de la harpe : l’une après l’autre les notes cristallines semblaient se détacher et tomber dans l’espace limpide comme ces gouttes de rosée qui glissent de la pointe des herbes jusqu’à l’eau profonde des lacs. Tout s’éclairait et les Rois Mages continuant leur voyage, les yeux fixés sur la ville lointaine, aperçurent bientôt quelqu’un qui leur parut être le maître de ces contrées magnifiques et qui venait à leur rencontre comme pour accueillir ses hôtes : il avait l’aspect d’un grand vieillard, ses traits étaient calmes et pleins de majesté, sa longue barbe blanche flottait sur sa robe violette, ses regards étaient doux et pénétrants comme s’ils atteignaient jusqu’au fond des choses invisibles, mais ce qui les frappa le plus en lui, c’était l’assurance et la certitude de tous ses gestes. Il y a dans les actions humaines, dans nos mouvements et nos paroles mille hésitations invisibles, mille contradictions cachées qui donnent à notre conduite une apparence de trouble et de faiblesse. Notre vie est comme une phrase bégayée, comme une ébauche aux formes indécises : mais à voir cet inconnu on éprouvait la même joie pure et pleine qu’en regardant la ligne harmonieuse d’une statue de marbre ou en écoutant un beau vers noblement déclamé par un acteur. Sans doute c’était la longue habitude de la domination qui s’était imprimée dans tout son corps : il était plein de sa puissance et de sa majesté royale. Afin de lui témoigner leur respect, les trois voyageurs mirent pied à terre et s’approchèrent, tenant leurs chevaux par la bride.
« Tu dois être un grand Roi, lui dirent-ils en s’agenouillant devant lui, et nous t’envions ce bonheur et cette richesse. Tes peuples sont heureux et nous n’avons entendu en venant vers toi que des chants et des rires. Ta vallée est fertile, ta ville est magnifique : on dirait un amoncellement d’or et de pierres précieuses.
— Des milliers de vallées, des milliers de villes composent mon empire, leur répondit l’inconnu.
— Je suis le roi Gaspard, dit le premier, mon peuple vit épars dans les montagnes et ma ville est bâtie bien au-dessus du niveau des plaines.
— Sur ta ville élevée, sur tes montagnes et sur ton peuple, roi Gaspard, je règne aussi.
— Depuis que le roi Melchior a fait bâtir une ville de briques au bord du fleuve, dit le second, son nom est célébré dans la vallée : on a planté pour lui sur les terrasses de son palais des jardins magnifiques. Les fruits de ses arbres sont les plus doux de la terre.
— Sur ta ville de briques, sur ta vallée et sur ton fleuve, roi Melchior, je règne aussi.
— Connais-tu le désert ? dit le troisième, je suis le roi Balthazar et mon royaume est une terre aride : mais on y trouve de l’or et des joyaux. Nos chevaux sont fins et rapides : quand le vent soulève dans l’air les tourbillons de sable, nous fuyons à travers l’étendue et nous devançons la tempête.
— Sur le vent de la tempête, sur le grain de sable du désert, sur l’or et les joyaux et sur la terre aride, roi Balthazar, je règne aussi. Toutes les choses sont mon empire. La montagne est à moi avec ses neiges et ses glaces, ses forêts silencieuses et ses vallées profondes. Le fleuve m’appartient depuis sa source invisible jusqu’à son estuaire : les plaines qu’il traverse, les villes qu’il reflète sont sous ma domination et je règne encore sur les flots innombrables de la mer où va se perdre le torrent de ses eaux. Comme le maître du verger possède les fruits des arbres qu’il a plantés, je possède les étoiles du ciel et tous les astres de la nuit. En vérité, vous avez régné dans mon royaume.
— Nous ne te comprenons pas, dirent-ils. Depuis que nous avons quitté notre pays tout ce qui nous entoure est mystérieux. Nous sommes partis guidés par une étoile brillante et nous ne nous connaissions pas avant cette aventure. Après un long voyage nous vîmes que l’étoile s’arrêtait sur un petit village et nous parvînmes jusqu’à une étable où un enfant venait de naître. Cet enfant était Dieu mais nous ne savons pas à quel signe sa divinité nous fut manifestée : nous lui avons offert des étoffes précieuses et des joyaux, de l’encens et de la myrrhe. Maintenant nous retournons vers nos royaumes. Si quelqu’une de nos richesses nous était restée, nous aurions aimé te l’offrir et t’adorer aussi.
— C’est à moi qu’elles furent offertes, dit l’Éternel, c’est moi que vous avez adoré. J’ai reçu votre encens et votre myrrhe, vos étoffes et vos bijoux. Il n’y a qu’un Dieu : cet enfant est moi-même et je suis cet enfant. Deux fois, ô Rois Mages, vous avez chevauché vers moi : là-bas sur les chemins de la terre et cette nuit à travers le ciel. Or c’est ici mon Paradis et ma demeure de toute éternité, c’est le royaume céleste dont on ne revient plus. »
Il dit et comme les yeux de l’enfant qui s’ouvrent à la lumière du matin, leur âme s’ouvrit à la vérité et une clarté se fit en eux. Ils jetèrent leurs manteaux sur le sol et se prosternèrent.
« Seigneur, voici que nous répétons le geste de l’adoration. Là-bas sur la terre, nous sommes venus avec un grand cortège, les mains chargées de riches offrandes, et toi tu nous apparaissais misérable et comme abandonné. Maintenant c’est dans ta gloire que nous te vénérons, ô Maître, et c’est nous qui sommes misérables et dépouillés. »
Le soleil surgit au-dessus de l’horizon. Au fond de la plaine la Cité de Gloire s’illumina, tout à coup flamboyante, tandis que derrière eux, entre la terre et le ciel, les vents du matin achevaient d’ébranler et de disperser le frêle chemin bâti de vapeurs et de brumes : on voyait fuir les nuages vers tous les points de l’horizon.
C’est ainsi que les Rois Mages entrèrent au Paradis.
Bernard Marcotte, 1912
trés beau recit…Merci
C’est à Bernard Marcotte que revient tout le mérite.
Et j’apprécie aussi beaucoup la profondeur de ce beau récit.