Messiés, Mesdames, commence Luidgui, avec son savoureux accent qui fait le bonheur des autres…
— Eh ! y a pas de dames », interrompt Alex, le Parisien.
Il n’y a pas de dames, en effet. Le bivouac, en plein bled marocain, n’est pas fait pour les dames… mais Luidgui s’en moque bien. À la foire de Neuilly, les clowns qui, devant la foule amusée, font la retape pour le spectacle, toujours supersensationnel, les clowns disent toujours : Mesdames, Messieurs… à moins qu’ils ne disent Messieurs-dames, ce qui revient au même.
Et Luidgui qui a reçu avant tout autre don, et bien avant sa vocation de légionnaire, des dispositions étonnantes pour l’état de clown, Luidgui prétend, ce soir comme les autres, procurer aux camarades une bonne partie gratuite de fou-rire.
« Messiés, Mesdames, recommence-t-il imperturbable, nous vous offrons ce soir « oune nouméro absoloument extra-vagant ». Clara, la « pouce » savante (lisez la puce) a provoqué en « douel » pour « oune » match de boxe… devinez qui, Messiés-dames, dévinez si vous pouvez… Zé vous lé donne en cent… zé vous lé donne en mille… zé vous lé donne en dix mille. »
Un silence chargé de curiosité s’est établi parmi les légionnaires.
La vie rude de la Légion a fait de ces hommes si divers de grands enfants. L’absence de toute distraction les a rendus badauds. Et ce soir, ils prennent un plaisir de gosses à écouter les boniments de Luidgui. Le jeune étranger a réussi à les intriguer, il les tient en haleine, suspendus à ses lèvres, On sent bien qu’il va sortir quelque chose d’énorme, d’inattendu, une de ces trouvailles cocasses dont il a le génie.
« Ah ! Messiés-dames, zé vois bien que vous « broulez » de savoir contre qui Clara prétend remporter cé soir « oune » grande victoire sportive… Eh bien, Mesdames, Messiés, « celoui » contre qui Clara, la « pouce », sé mesourera n’est autre que notre grandé champion de boxe poids lourd… Phanor ! »
Une cascade de rires a jailli de toutes parts dans le cercle formé par les hommes étendus sur le sable.
« Hurrah !
— Vive Clara !
— À bas Phanor ! »
Cependant que vingt paires d’yeux se portaient sur le héros de l’aventure, assis un peu plus loin.
Phanor !
Quel était son vrai mon ? Personne ne le savait au juste. Mais Phanor était son surnom, à juste titre célèbre. Et, dans l’esprit de ceux qui l’avaient baptisé ainsi, ce nom d’emprunt était déjà une moquerie.
Phanor !
Un type si différent des autres !
Où donc avait-il pris ces yeux si bleus et si profonds qu’on ne pouvait, l’ayant rencontré, oublier son regard ?
D’où tenait-il ces membres si forts, bizarrement rattachés à une carcasse branlante ?
Quel drame l’avait conduit vers la Légion, ce garçon timide, doux, poli, silencieux qui détonnait au milieu des autres comme une fleur délicate dans une plantation de jeunes chênes.
Nul ne pouvait se vanter de savoir quoi que ce soit sur Phanor, hormis qu’il avait une vocation de « tête de turc » aussi caractérisée que celle de Luidgui l’était pour la clownerie.
Il faut bien une proie à de grands enfants, plus moqueurs que méchants ; Phanor était la leur.
Seulement comme il ne s’était jamais défendu, comme sa voix ne s’était jamais élevée pour protester ou pour gémir, comme il opposait à tous les mauvais traitements la même douceur souriante et résignée, les moqueurs avaient fini par devenir méchants sans s’en rendre compte… et Phanor, en silence, souffrait dans son cœur.
« Un combat entre Clara la « pouce », comme dit Luidgui, et Phanor le champion, ça vaut le coup, déclare Alex, dans un langage beaucoup plus montmartois que celui-ci.
— Eh, Phanor ! combien de « raounds ? »
* * *
L’appel de son nom a tiré l’homme de sa rêverie. Il réalise qu’une fois de plus il est sur la sellette. Un frisson parcourt ses bras dont chacun ignore la force cachée et pourtant prodigieuse. De vieux instincts batailleurs se réveillent au fond de lui. Il sait que d’un geste il peut clouer au sol Luidgui ou tout autre et que, sensibles à la démonstration de la force, ses camarades seront aussi prompts à l’admiration qu’ils l’étaient à la moquerie.
Mais Phanor sait ce qu’il en coûte d’endormir ou d’extirper de vieux instincts. Non, il ne va pas perdre, en une minute, le bénéfice de tant de luttes intérieures pour se donner l’orgueil d’une victoire extérieure.
Alors, comme d’habitude, Phanor a baissé la tête, sans rien dire. Et un sourire dont les autres ne peuvent mesurer le prix a erré sur ses lèvres.
Déjà Luidgui a repris son boniment. Du match promis il ne peut être question, pour la bonne et unique raison que Clara, la « pouce » savante, n’existe que dans l’imagination du jeune légionnaire.
* * *
Les hommes se sont dispersés. La plupart ont regagné leur tente. Seuls Phanor, Luidgui et Alex errent encore à travers le bivouac, autour du feu qui lance ses dernières lueurs.
Phanor s’en est approché. Il a tiré de sa poche un livre de petit format. Et, tandis qu’il lit, ses yeux se sont faits brûlants au fond des orbites profondes.
« Quel drôle de type, murmure Alex à Luidgui, son inséparable. Je n’ai jamais vu un bonhomme pareil. Reste là, je vais lui faire peur ; je suis sûr qu’il tremble, au moindre bruit, comme une mauviette. »
Souple comme peut l’être un petit Parisien de 10 ans, Alex rampe en silence dans le sable. Il a pris Phanor à rebours, par derrière ; déjà il est sur lui, prêt à le renverser d’un vigoureux crochet dans l’épaule. Mais, parce qu’il est sûr de n’avoir pas été découvert encore, une idée traverse son esprit inventif. Quelle occasion de plonger, par surprise, dans ce vivant mystère que constitue Phanor.
Un rétablissement silencieux, et l’ombre penchée du petit légionnaire a violé le secret de son aîné.
C’est un pauvre livre aux pages jaunies, un bouquin sans apparence. Mais une phrase y est soulignée, une phrase que Phanor a dû lire et relire bien souvent. Pourtant, ce soir, il la boit de nouveau, à longs traits, comme un voyageur accoutumé à l’atmosphère desséchante du désert et qui cherche dans le repos de l’oasis la fraîcheur tonifiante qui lui permettra de repartir.
Le grand gosse s’est penché, indiscret. Et Phanor, que l’haleine d’Alex a trahi, n’a pas retiré son livre bien-aimé. À cette source, il veut bien que d’autres boivent à leur tour, avec lui.
Et le petit Parisien a lu :
« Ceci est mon nouveau commandement : que vous vous aimiez les uns les autres comme Je vous ai aimés. » Une image du Christ marque la page.
Le petit gars a reculé, sans aucune précaution.
« Tu cherches quelque chose, petit frère ? interroge Phanor de sa voix douce et chantante. Peut-être n’as-tu rien à lire ? Si tu veux mon livre, il est à toi. »
L’enfant de Paris n’a pas répondu. Il est parti en courant vers sa tente, vers cette petite cellule de toile où l’on peut s’enfermer pour cacher sa joie, son émotion ou sa douleur.
Et ce sont des yeux humides que le petit légionnaire, si blagueur, a été cacher ce soir-là.
Claude Falaise.
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