Ces deux hommes sérieux qui, par un clair matin, marchent sur la voie romaine de Paris à Rouen, qui sont-ils ? À leur manteau bleu de lin, à leur tunique de même teinte, vous reconnaissez des évêques, car cette couleur est alors réservée aux chefs de l’Église chrétienne. L’un est grand et maigre, noueux comme un vieil arbre : c’est Loup, évêque de Troyes, en Champagne ; l’autre, plus petit, plus mince, plus alerte, est l’évêque d’Auxerre, Germain (celui que les Parisiens appellent saint Germain l’Auxerrois). Ils ont quitté la ville avant le jour, désireux d’atteindre pour midi le bourg d’Argenteuil où l’on vénère une précieuse relique de saint Denis, premier évêque de Paris et glorieux martyr. Au lever du soleil ils ont récité leurs prières au pied des trois grandes croix qui se dressent sur la butte raide qu’on nomme Mont Valérien. Puis ils ont repris le chemin, à travers les belles prairies où paissent des troupeaux nombreux. C’est le printemps, un de ces jolis printemps de la région parisienne, plein d’air vif, de sourires, de chants d’oiseaux.
Pourtant la douceur exquise de cette matinée ne semble pas rendre bien gais ces deux prélats. De quoi parlent-ils donc qui les inquiète tant ? Il faut avouer qu’en cette année 432 les causes de soucis ne manquent pas pour quiconque sait un peu observer et réfléchir. Depuis plus de vingt-cinq ans, toute l’Europe Occidentale subit une pénible épreuve : les Grandes Invasions ont commencé. Les Germains, dont depuis des siècles les légions romaines maintenaient les tribus en respect par delà le Rhin et le Danube, ont réussi à franchir les fortifications, à ouvrir des brèches dans le front des armées et, comme d’énormes vagues successives, ils ont déferlé à travers les plus belles provinces de l’Empire. Wisigoths, Ostrogoths, Vandales, Burgondes ; les noms diffèrent et même les aspects, mais ce sont toujours des conquérants, des occupants, plus ou moins pillards, plus ou moins violents, qui s’installent dans toutes les meilleures villes et réquisitionnent tout ce dont ils ont envie. Justement, sur la route, en voici une troupe, des Alains sans doute, grands, blonds, aux yeux bleus, parlant une langue rauque. Malheur ! L’Empire, le glorieux Empire de Rome au pouvoir de ces Barbares !
Mais y a‑t-il encore même un Empire ? Rome, qui a été l’orgueil du monde, est presque une ville morte ; au lieu d’un million d’âmes, à peine en compte-t-elle cinquante mille. À Ravenne, la nouvelle capitale, les descendants indignes des grands Empereurs perdent tout leur temps dans la débauche, les intrigues, les révolutions de palais. Ce sont des chefs germaniques qui commandent les légions romaines ! Et les deux évêques, en évoquant ces faits douloureux, se disent l’un à l’autre que tout cela a été voulu par la Providence. L’orgueilleux Empire des Fils de la Louve, qui a cru pouvoir arrêter dans sa marche l’Évangile du Christ, qui a torturé, martyrisé les saints de Dieu, est en train d’expier ses crimes : la justice du Seigneur le veut ainsi.
Tout est-il perdu cependant ? Non. Dans ce monde qui s’écroule une grande force demeure intacte : celle de l’Église. Sous la direction de leurs évêques, et d’abord du premier d’entre eux, le Pape, les chrétiens, extrêmement nombreux maintenant, ont lutté contre les Barbares, s’appliquent à les convertir, à les civiliser. Grâce à eux, un monde nouveau est en train de naître, où Germains et Romains seront réconciliés, unis dans le baptême. Ce Ve siècle, vous le voyez, est extrêmement important, et l’on comprend que saint Loup et saint Germain, en discutant de toutes ces choses, soient graves…
* * *
Comme ils descendent une petite côte de la route, — à peu de distance la Seine déroule parmi les prairies son ruban bleu, — une petite fille, qui garde ses moutons dans une pâture, les reconnaît à leurs vêtements et, s’agenouillant aussitôt, fait un grand signe de croix. Les deux évêques répondent en faisant dans sa direction un geste de bénédiction. Et puis, ils s’arrêtent…
Qu’y a‑t-il donc ? Ce n’est pas la première fois qu’une pastourelle se prosterne devant eux et qu’ils la bénissent. Qu’a donc celle-ci de plus que les autres ? Sur le moment, peut-être ni Loup ni Germain ne pourraient-ils le dire. Mais l’un et l’autre sont des Saints. En eux l’Esprit de Dieu parle et il leur fait comprendre des choses que les simples hommes ne sauraient entendre. À l’instant où la petite fille s’est agenouillée, il s’est produit en eux un élan mystérieux ; ils ont entendu comme un appel. Au-dessus de cet enfant, le ciel est-il plus pur, plus lumineux ? Germain d’Auxerre, le plus leste des deux prélats, a sauté le fossé qui borde la route et il s’avance vers la petite bergère.