Le pénitent de Marie

Auteur : Veuillot, Louis | Ouvrage : Le Croisé .

Temps de lec­ture : 7 minutes

NOUS emprun­te­rons à un livre du grand écri­vain catho­lique Louis Veuillot l’é­mou­vant récit qu’on va lire :

Il y avait dans les Pyré­nées un savant et digne méde­cin qu’on appe­lait le doc­teur Fabas. Un jour, il vit arri­ver (aux Eaux-Bonnes, je crois), un homme qui por­tait à la jambe une plaie faite par un coup de feu. La bles­sure, déjà ancienne, avait un carac­tère par­ti­cu­lier : il s’y for­mait des vers. Le méde­cin essaya de faire dis­pa­raitre au moins ces vers. Aucun moyen ne réus­sit. Le malade lui dit un jour :

« Doc­teur, res­tons-en là, ne cher­chez plus ; je mour­rai avec cette hor­rible incommodité.

— En effet, répon­dit le méde­cin, il y a là quelque chose d’ex­tra­or­di­naire. Je n’ai jamais rien vu de tel, quoique je sois vieux et que beau­coup de cas sur­pre­nants m’aient pas­sé par les mains. Où donc avez-vous reçu cette blessure ?

— En Espagne, comme je vous l’ai dit sou­vent ; mais je ne vous ai point appris pour­quoi je ne gué­ri­rai pas. Je veux que vous le sachiez enfin. 

J’a­vais vingt ans, pour­sui­vit-il d’une voix hési­tante, et nous étions en 93, lorsque je fus for­cé de rejoindre un corps d’ar­mée que la Conven­tion envoyait en Espagne. Nous par­tîmes trois de notre bour­gade : Tho­mas, Fran­çois et moi. Nous avions les idées de ce temps-là. Nous étions incré­dules, ou plu­tôt impies, comme trois petits drôles qui se piquent de suivre la mode.

La route s’é­tait faite gaie­ment. Nous allions arri­ver, lorsque tra­ver­sant un vil­lage des mon­tagnes, nous vîmes une sta­tue de la Vierge, si véné­rée que mal­gré la Révo­lu­tion et les révo­lu­tion­naires, elle était res­tée sans muti­la­tion, sur son pié­des­tal, au por­tail de l’église.

L’un de nous eut la mal­heu­reuse idée d’in­sul­ter cette image, pour bra­ver la super­sti­tion des paysans.

Nous avions nos fusils. Tho­mas nous pro­po­sa de tirer sur la sta­tue ; Fran­çois accueillit la pro­po­si­tion par un éclat de rire. Timi­de­ment, et crai­gnant de me mon­trer moins har­di que mes com­pa­gnons, j’es­sayai de les détour­ner d’un des­sein qui m’ef­frayait au fond du cœur. Je me sou­ve­nais de ma mère. On se moqua de moi. Tho­mas char­gea son fusil et tira. La balle attei­gnit la sta­tue au front. Fran­çois mit en joue à son tour et tou­cha dans la poitrine. 

— Allons, me dirent-ils, à toi ! 

Je n’o­sai pas résis­ter. J’a­jus­tai en trem­blant, je fer­mai invo­lon­tai­re­ment les yeux et j’at­tei­gnis la statue…

— À la jambe, dit le médecin.

— Oui, à la jambe, au-des­sus du genou, là où je suis bles­sé ! Vous voyez bien que je ne gué­ri­rai pas… 

Après ce bel exploit, nous nous dis­po­sâmes à reprendre notre marche. Une vieille femme, qui nous avait vus, nous dit :

— Vous allez à la guerre ; ce que vous venez de faire ne vous por­te­ra pas bonheur !

Tho­mas la mena­ça. J’étais fâché de notre action, Fran­çois moins ému que moi n’était pas dis­po­sé à s’en réjouir. Nous empê­châmes notre com­pa­gnon de don­ner suite à son res­sen­ti­ment et nous ache­vâmes la jour­née en silence, assez enclins à nous quereller.

Le soir même nous avions rejoint notre régi­ment ; quelques jours après, nous ren­con­trâmes l’ennemi. Je vous avoue que j’allai au feu sans allé­gresse et que je pen­sais à la sta­tue de la Vierge plus que je ne l’aurais désiré. 

Cepen­dant tout se pas­sa bien. Nous eûmes un suc­cès mar­qué. Tho­mas se dis­tin­gua. L’action était finie, l’ennemi en déroute, et le colo­nel venait d’arrêter la pour­suite, lorsqu’un coup de fusil par­ti d’un rocher, et qui sem­blait des­cendre du ciel, se fit entendre. Tho­mas tour­na sur lui-même et tom­ba raide, la face contre terre. Fran­çois et moi, nous nous pré­ci­pi­tâmes pour le rele­ver, il était sans vie. La balle l’avait atteint au milieu du front, entre les deux yeux, à la place où sa balle à lui, quelques jours aupa­ra­vant, avait atteint la sta­tue. Nous nous regar­dâmes, Fran­çois et moi, sans rien dire, plus pâles que la mort.

Au bivouac, Fran­çois était près de moi. Il ne dor­mit point. J’attendais qu’il me par­lât pour lui conseiller de faire une prière ; mais il gar­da le silence, et je n’osai pas mettre la conver­sa­tion sur la pen­sée qui nous tenait éveillés.

Le len­de­main, l’ennemi revint en force. Dès que nous l’aperçûmes, Fran­çois me ser­rant la main me dit :

— C’est aujourd’hui mon tour ; tu es heu­reux d’avoir mal visé !

L’infortuné ne se trom­pait pas. Cette fois, nous fûmes repous­sés. Nous avons bat­tu en retraite assez long­temps ; Fran­çois était comme moi sans bles­sure. Vaine espé­rance ! Un coup de feu part d’un fos­sé où gisait un Espa­gnol bles­sé mor­tel­le­ment, et Fran­çois tombe, la poi­trine tra­ver­sée de part en part. Ah ! doc­teur, quelle mort ! Il se rou­lait par terre, deman­dant un prêtre. Ceux qui étaient près de lui haus­sèrent les épaules, et il expi­ra. On le lais­sa sur le chemin.

Dès ce moment, je fus convain­cu que je ne tar­de­rais pas à être frap­pé, et je réso­lus de confes­ser mon sacri­lège au pre­mier prêtre que je ren­con­tre­rais. Par mal­heur, je n’en trou­vai point. Cepen­dant, plu­sieurs affaires s’étant pas­sées sans mésa­ven­ture ; peu à peu mes ter­reurs ces­sèrent, et avec elles s’évanouirent mes bonnes résolutions. 

Quand nous fûmes rap­pe­lés en France, j’avais un grade ; je ne pen­sais plus ni au crime, ni au repen­tir, ni au châ­ti­ment. Tout me fut rap­pe­lé sur la fron­tière, à un jour de marche du vil­lage de la statue. 

Par un acci­dent inex­pli­cable, un coup de feu par­ti de nos rangs m’atteignit là où vous voyez. 

Ain­si s’accomplit la pro­phé­tie de la vieille femme, qui nous avait dit après le sacri­lège, je l’entends encore : « Vous allez à la guerre. Ce que vous venez de faire ne vous por­te­ra pas bon­heur ! » Mes deux cama­rades étaient morts, je ren­trais blessé.

Cepen­dant la bles­sure, au pre­mier aspect, n’offrait rien de grave. Le chi­rur­gien m’annonça que j’en serais quitte pour quelques jours d’hôpital. Je le crus moi-même. Sa sur­prise fut grande, elle éga­la mon effroi, lorsqu’il vit s’engendrer dans la plaie ces impé­ris­sables vers qui ont décon­cer­té votre science.

Depuis vingt ans, doc­teur, je traîne cette bles­sure, essayant de tous les remèdes, et les trou­vant tous impuis­sants. Mais quoique je demande à Dieu de me gué­rir, quoique je l’espère de Sa misé­ri­corde, je ne dois pas me plaindre, je ne me plains pas. Cette bles­sure a été un remède pour beau­coup d’âmes, pour la mienne sur­tout. Je n’ignore pas que si j’arrive au terme de la vie comme il faut arri­ver, c’est-à-dire chré­tien et péni­tent, je le devrai à ma ter­rible bles­sure. Alors, je m’applaudirai d’avoir boi­té ; car je doute de la gué­ri­son, mais je ne doute point de la misé­ri­corde, et j’espère fer­me­ment mou­rir dans la grâce de Dieu par l’intercession de Celle que j’ai outragée.

Louis Veuillot,
Ça et là

Coloriage statue de la Vierge Marie - coloriage pour les enfants du catéchisme.
Source : https://www.deviantart.com/sewandrere/art/Notre-Dame-du-Voeu-de-Rouen-912781879

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