Le Noël du vieux savetier

Auteur : Falaise, Claude | Ouvrage : Et maintenant une histoire II .

Temps de lec­ture : 8 minutes

Histoire de Noël : générosité - savetierTu… uh… uit !… tu… uh… uit !…

Ajax, l’oi­seau des îles, aux plumes écla­tantes, sau­tille rageu­se­ment d’un per­choir à l’autre dans sa cage trop étroite.

Pour­quoi donc, à cette heure tar­dive, le vieil Anselme n’est-il pas cou­ché ? Ajax s’a­grippe aux bar­reaux de fer de toutes ses minus­cules pattes, ren­dues ner­veuses par la colère ; et, la tête pen­chée, le bec en avant, ses petits yeux ronds bom­bés par la curio­si­té, il fixe le cordonnier.

Tu… uh… uit !… tu… uh… uit !…

« La paix, Ajax ! La paix, mon mignon ! Tu dor­mi­ras tout ton saoul la nuit pro­chaine qui sera celle de . Pour l’heure, les mar­chands de jouets sont sur les dents et les save­tiers débordés. »

La voix du père Anselme ne sonne pas clair : elle est assour­die par les clous que le bon­homme mâchonne.

Pan !… pan !… pan !…

« Hum ! cette empeigne est bien fati­guée ! Allez donc faire de la « belle ouvrage » là-des­sus… Enfin !… la maman du petit Claude n’est pas riche et elle a toute une nichée de garçons. »

Pan !… pan !… pan !… Encore un clou ici… et un autre là.

Entre les mains du vieil arti­san, la chaus­sure tourne et retourne.

Tu… hu… uit !… tu… uh… uit !… gronde Ajax, dont la colère monte. Tu n’as donc pas fini ? Te cou­che­ras-tu, espèce de vieux toqué ?

Il ne l’a pas dit, mais le ton y était et l’in­ten­tion. Anselme, avec qui l’oi­seau a lié de longue date une solide ami­tié, ne s’y est pas trompé.

« La paix, la paix, mon mignon ! Tu com­prends que je ne peux pas lais­ser les gamins sans leurs sou­liers pour la Noël. J’y pas­se­rai la nuit, s’il le faut, mais tout sera fin prêt demain… »

D’un œil très bleu qu’a­nime un regard char­gé de ten­dresse, le save­tier a fait le rapide inven­taire des petites chaus­sures entas­sées à l’en­vers dans son échoppe… toutes pareilles, à la véri­té, si l’on en juge par leurs semelles iden­ti­que­ment fati­guées. Mais non ! Pour l’œil exer­cé du cor­don­nier, cha­cune d’elles a sa phy­sio­no­mie per­son­nelle, son his­toire… ins­crite par d’in­dé­lé­biles empreintes dans les cou­tures décou­sues, les clous man­quants, les bouts usés ou déformés.

Ces grosses galoches, au cuir dur­ci par les pluies, le gel et la cha­leur, c’est l’u­nique paire de chaus­sures de René, le fils de la laveuse.

Ces san­da­lettes de cuir fauve chaussent un peu juste la Loui­sette que la scar­la­tine a fait gran­dir d’un seul coup, comme une asperge.

Ces « der­by » de daim blanc habillent bien le pied mignon de Marie-Aline, la fra­gile blondinette.

Histoire pour les enfants sages - souliers de NoëlCes sou­liers mon­tants sont ceux de Mau­rice… ces sabots appar­tiennent à Constantin.

Pan !… pan !… pan !…

Quel jouet sera glis­sé la nuit pro­chaine dans ce sou­lier-ci ? Une auto méca­nique ? Un train ? Une boîte de cou­leurs ? Une poupée ?

Anselme ne le sau­ra pas. Mais les petits seront contents… et, à cause de cette joie à laquelle il aura bien obs­cu­ré­ment col­la­bo­ré, le save­tier ne sent pas trop sa fatigue.

Sous le bal­da­quin de reps fleu­ri, dans son lit haut per­ché – pour­quoi donc les lits, chez grand-mère, sont-ils si curieux ? – Marie-Domi­nique rêve.

Noël… Voyons… est-ce bien déjà Noël ? ou faut-il, pour y être, attendre que le soleil se lève et se couche encore une fois ? Dans sa hâte d’at­teindre le jour béni, Marie-Domi­nique a tout embrouillé dans sa petite tête si fati­guée d’a­voir tant lut­té contre le sommeil.

Oui, oui, c’est bien la nuit de Noël. Mais pour­quoi donc le petit Jésus n’est-Il pas encore pas­sé chez bonne-maman ? Si elle allait Le manquer !

Pffuit !

Sur la pointe des pieds, la petite fille s’est levée. Sage­ment, elle s’emmitoufle : man­teau et pèle­rine empi­lés à por­tée de la main.

Rrr… le loquet n’a pas grin­cé… Ch… ch… chut ! La porte n’a pas crié.

Voi­ci Marie-Domi­nique dehors sans que grand-mère, un peu dure d’o­reille, ait rien deviné.

Il fait noir, très très noir. Pour­tant, l’en­fant n’a pas peur. Peut-on avoir peur quand on sait qu’à cette heure Jésus Lui-même se pro­mène de par le bourg, escor­té sans doute d’une bonne légion d’anges char­gés de cadeaux ?

Le tout est de ren­con­trer l’é­ton­nant cor­tège. Inno­cem­ment, Marie-Domi­nique a cru que des torches brillantes, toute une illu­mi­na­tion céleste, dési­gne­raient à ses regards l’i­ti­né­raire du petit Jésus.

Et voi­ci que, sur le bourg endor­mi, règne la plus noire obscurité.

Pour­tant, à force de regar­der, la fillette a cru dis­cer­ner une faible lueur, tout là-bas, à l’autre bout de la rue. Elle y court, légère comme un elfe, sur les semelles de feutre de ses pantoufles.

Une petite mai­son. À tra­vers les volets, vétustes et dis­joints, des rais de lumière. Aucun doute, Jésus est là, tout occu­pé à rem­plir des sou­liers d’en­fants. Sans pen­ser à mal, Marie-Domi­nique a pla­cé son œil contre la fente des contrevents.

Et c’est le vieil Anselme, tout cour­bé sur ses rape­tas­sages, qu’elle a vu.

Pan !… pan !… pan !…

« Allons, Anselme, un peu de cou­rage, mon bon, se mur­mure à haute voix le bon­homme pour se don­ner du cœur à l’ou­vrage. Tu penses à ton lit, mon ami, et ton échine renâcle… et tes dou­leurs te tra­vaillent… Mais c’est demain Noël, et les jouets sont prêts pour les petits, dans les tiroirs secrets des armoires… Fais une beau­té aux sou­liers des gosses, Anselme ! Ce n’est pas tous les jours que les « godasses » sont à l’honneur. »

Avec amour, le bon­homme lime et fignole, cire et brosse. Les cuirs luisent, le ver­nis des sabots étin­celle, l’a­cier des boucles lance des éclairs, les semelles sont nettes et proprettes.

« Allons, encore un peu de crème ici… un coup de tor­chon par là… »

On croi­rait voir un anti­quaire asti­quant, pour les mettre en vitrine, quelques bibe­lots de valeur, un orfèvre polis­sant de luxueuses pièces d’argenterie.

Long­temps, Marie-Domi­nique est res­tée en contem­pla­tion devant le vieux save­tier. Bien réveillée main­te­nant – le froid aidant – elle sait, par les réflexions du vieil homme, que ce n’est pas encore la nuit de Noël.

Mais au fait, que trou­ve­ra Anselme dans ses propres sou­liers ? Comme tous les cor­don­niers, il est assez mal chaus­sé, de savates écu­lées et ava­chies. Bien sûr, il ne les met­tra pas dans la che­mi­née. Il est seul, sans famille, sans per­sonne pour l’ai­mer… qu’A­jax au cœur d’oiseau.

« J’ai une idée. »

C’est sou­vent que Marie-Domi­nique a une idée… Elles ne sont pas tou­jours bonnes. Mais celle-ci est bien jolie, peut-être parce qu’elle vient de son cœur.

Récit pour illustrer la Nativité

***

Au matin sui­vant, la petite fille a cou­ru le bourg. Elle a visi­té René et Loui­sette, Marie-Aline et Toi­nette, Mau­rice et Constan­tin… et les autres, tous les gars et toutes les filles du vil­lage. Avec eux, elle a chu­cho­té, bavar­dé, dis­cu­té, de bouche à oreille.

Et quand, au matin de Noël, le père Anselme, dés­œu­vré, est des­cen­du dans son échoppe, un peu tard à cause de tout ce som­meil qu’il avait à rat­tra­per après plu­sieurs nuits blanches, il a trou­vé tous les sou­liers de sa bou­tique gar­nis de petits paquets multicolores.

Il y avait de tout : ciga­rettes enru­ban­nées, cara­mels enro­bés de papier gla­cé, lettres de vœux cal­li­gra­phiées, pas­tilles pour la toux, sucre concas­sé pour le café, mou­choirs enca­drés de liteaux our­lés, cache-nez et moufles tri­co­tés… et même une paire de pan­toufles bro­dées, un peu démo­dées, mais de mou­ton matelassées.

Alors, le vieux save­tier s’est mis à pleu­rer tout seul au milieu de son échoppe visi­tée en secret par ses petits amis du village.

Oui, il a pleu­ré, le vieil Anselme, parce que quel­qu’un enfin l’a­vait aimé.

Claude Falaise.

cadeaux de Noël pour les petits enfants

2 Commentaires

  1. Sylvie Guiraud a dit :

    Bon­jour,
    Nous sommes une asso­cia­tion qui tra­vaille auprès des per­sonnes âgées iso­lées, nous allons à leur ren­contre pour recueillir leurs témoi­gnages de vie puis nous rédi­geons une revue men­suelle (publiée sur Nîmes à une cen­taine d’exemplaires). Cette revue regroupe aus­si des articles sur des sujets qui inté­ressent les per­sonnes du troi­sième âge : notre pro­chain numé­ro par­le­ra des petits freres des pauvres et pour l’illus­trer, nous sou­hai­tons vous deman­der l’autorisation de publier une pho­to de votre site. Nous cite­rons bien sûr notre source.
    Voi­ci l’a­dresse :https://www.maintenantunehistoire.fr/2010/12/le-noel-du-vieux-savetier/ image refe­rence cadeaux
    Seriez-vous d’accord …pour notre plus grand plaisir.
    Mer­ci de votre réponse sur revue.memoiresvives@laposte.net
    Syl­vie Gui­raud, chef de chantier

    22 novembre 2011
    Répondre
  2. Scotte Monville Nicole a dit :

    Bon­jour, me per­met­tez vous d’u­ti­li­ser vos images pour illus­trer mon arbre généalogique ?
    Sin­cères salutations.
    Nicole Scotte

    28 juin 2016
    Répondre

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