Le Gâteau des Rois

Auteur : Rosmer, Jean | Ouvrage : La semaine de Suzette .

Temps de lec­ture : 9 minutes

Le sixième jour du mois de jan­vier 1663, le roi avait convié le ban et l’ar­rière-ban de ses cour­ti­sans à une splen­dide par­tie de chasse qu’il don­nait, en l’hon­neur de la fête des rois, dans la forêt de Fon­tai­ne­bleau. Les invi­tés, mas­sés dans la cour d’hon­neur du châ­teau, vêtus de somp­tueux cos­tumes de velours bro­dés d’or et d’argent et mon­tés sur de superbes cour­siers, atten­daient la venue de Sa Majes­té en devi­sant des mille petites his­toires de la cour.

Sou­dain, la grande porte du ves­ti­bule s’ou­vrit à deux bat­tants et l’huis­sier de ser­vice, s’a­van­çant sur le per­ron, annonça :

— Mes­sieurs, le roi ! 

Aus­si­tôt, toutes les têtes se décou­vrirent et le silence se fit tan­dis que le monarque puis­sant s’ap­pro­chait de sa mon­ture, la cares­sait dou­ce­ment du bout de sa main gantée. 

Puis, sai­sis­sant à poi­gnée la cri­nière soyeuse du bel ani­mal, il enga­gea son pied dans l’é­trier et s’é­lan­ça en selle. Mais celle-ci, sans doute mal atta­chée, tour­na sur elle-même, une cour­roie se rom­pit et le roi serait infailli­ble­ment tom­bé tout de son long sur le pavé, si ses fami­liers ne s’é­taient pré­ci­pi­tés pour le sou­te­nir et l’empêcher de choir. 

Louis XIV était fort orgueilleux de ses talents de cava­lier et son amour-propre fut cruel­le­ment bles­sé par cet inci­dent qui met­tait sa digni­té presque en échec. Mais, comme il était très maître de lui-même, il se gar­da bien de for­mu­ler la moindre réflexion, se conten­tant de fixer, d’un air cour­rou­cé, le grand écuyer de la cou­ronne, sous la sur­veillance de qui les écu­ries étaient placées.

Puis, lorsque l’ac­ci­dent fut répa­ré, il sau­ta sur son che­val et don­na le signal de départ.

Toute cette scène s’é­tait pas­sée dans le plus grand silence ; les cour­ti­sans, qui redou­taient les colères de leur sou­ve­rain, se gar­daient bien de dire une parole et ce fut pour tous un grand sou­la­ge­ment que de se mettre en marche.

Seul, le grand écuyer était furieux. 

Il com­pre­nait la gra­vi­té de la faute qu’il avait com­mise en ne véri­fiant pas le har­na­che­ment du cour­sier royal, et il son­geait, en trem­blant, aux consé­quences ter­ribles que cet oubli, certes bien invo­lon­taire de sa part, aurait pu avoir si Louis XIV avait été bles­sé par sa chute. Et comme il fal­lait que son cour­roux s’exer­çât sur quel­qu’un de ses infé­rieurs, il fit appe­ler le pale­fre­nier char­gé du soin des bêtes de selle de Sa Majes­té et le congé­dia tout net.

— Mon­sei­gneur, sup­pliait le pauvre homme tout trem­blant, Mon­sei­gneur, je vous en prie, ne me chas­sez pas. Je suis père de nom­breux enfants, j’ai mes vieux parents à ma charge, et moi sans place, c’est la misère pour eux. Je vous en conjure, mon­sei­gneur, ayez pitié de nous tous. Je vous pro­mets que, désor­mais, vous n’au­rez aucun reproche à me faire et, je vous le jure, jamais vous ne vous plain­drez de moi.

— Non… non… Je ne veux plus te voir, répon­dit le grand fonc­tion­naire. Tes jéré­miades sont inutiles, ton ser­vice était mal fait, tu es cause que le roi m’a fait grise mine. Je ne puis te par­don­ner ma dis­grâce. Va te faire régler ton compte et va-t’en ! 

Et, cou­pant court aux expli­ca­tions du brave homme, il sau­ta sur son che­val et dis­pa­rut à la pour­suite des chasseurs.

* * *

Mal­gré ces fâcheux pré­li­mi­naires, la jour­née se pas­sa de la plus agréable façon du monde. La chasse fut très abon­dante en gibier de toute sorte, si bien que le roi ne parut plus se sou­ve­nir de sa chute mati­nale et qu’il se mon­tra gai, ave­nant, simple et char­mant comme il savait l’être lors­qu’il vou­lait se dépar­tir de sa gran­deur majes­tueuse, et dès son retour au palais, il convo­qua toute la cour à venir, le soir même, tirer les rois dans son appartement. 

Dès sept heures, une socié­té, aus­si brillante que parée, se pres­sait dans la gale­rie des fêtes. 

Six tables y avaient été dres­sées par les soins des major­domes. L’une d’entre elles, la plus spa­cieuse, était réser­vée à Sa Majes­té, les cinq autres à la reine et à ses proches.

Le moment venu, on appor­ta six énormes galettes, dans ses plats de ver­meil. On en pla­ça une sur cha­cune des tables et le pre­mier offi­cier de bouche les décou­pa en autant de parts qu’il y avait d’in­vi­tés ; puis, après avoir fait choi­sir aux prin­cesses et à Louis XIV les mor­ceaux qu’ils dési­raient, on fit cir­cu­ler le reste à la ronde. 

Les fèves furent bien­tôt découvertes. 

La pre­mière échut à la reine, la seconde à Madame, la troi­sième à la dau­phine, la qua­trième à Mlle de Mont­pen­sier, la cin­quième, à la prin­cesse de Condé et la sixième au grand écuyer lui-même. En aper­ce­vant la fève dans sa part de , le haut digni­taire ne put s’empêcher de lais­ser échap­per un mou­ve­ment de joie, et oubliant tout à coup la demi dis­grâce dans laquelle il se débat­tait depuis le matin, il s’employa tout entier à éta­blir fer­me­ment les bases de sa royau­té d’un soir, choi­sit ses ministres et nom­ma des ambas­sa­deurs char­gés d’al­ler appor­ter aux cinq nou­velles reines voi­sines les com­pli­ments de son gouvernement. 

Le roi, qui ne jouait aucun rôle dans cette nou­velle cour, deman­da le poste d’en­voyé extra­or­di­naire qui lui fut sur-le-champ confié.

Alors, pre­nant la main d’une des dames pré­sentes, il se mit à cir­cu­ler autour des tables, débi­tant galam­ment mille com­pli­ments à leurs occu­pantes, puis, se diri­geant vers la table de son grand écuyer, il lui dit, avec cette noblesse d’at­ti­tude qui l’a­ban­don­nait rarement :

— Per­met­tez, Sire, au plus humble de vos sujets de vous féli­ci­ter de cette royau­té qui vous échoit main­te­nant en par­tage et rece­vez tous les com­pli­ments du roi de France, dont je suis le ministre intime. 

— Je vous remer­cie, mon­sieur l’am­bas­sa­deur, de vos ama­bi­li­tés qui me touchent au plus haut point et je veux les récom­pen­ser. Le roi, votre maître, est fort de mes amis et je vous pro­mets ma pro­tec­tion auprès de lui. 

— Je remer­cie pro­fon­dé­ment Votre Majesté. 

— Que dési­rez-vous : des faveurs, des places, des titres ? Par­lez, n’hé­si­tez pas. Ce soir j’au­to­rise tout. 

— Mon Dieu, Sire, répon­dit Louis XIV, pour moi, per­son­nel­le­ment, je n’ai besoin de rien ; mon poste me suf­fit et j’ai à le rem­plir digne­ment, assez de peine pour ne rien dési­rer qui ne soit capable d’aug­men­ter mes charges. Mais si j’o­sais, je pré­sen­te­rais une requête à Votre Majesté. 

— Par­lez, mon­sieur, je vous écoute, mur­mu­ra le grand écuyer roi de la Fève. 

— Voi­ci ce dont il s’a­git. Ce matin, au moment de par­tir pour la chasse, le roi Louis XIV a failli être vic­time d’un ter­rible acci­dent de che­val. La selle, mal assu­jet­tie par un pale­fre­nier peu sur­veillé par ses chefs, tour­na sur elle-même et faillit cau­ser là chute du plus grand monarque du monde. Le grand écuyer, qui cepen­dant était seul cou­pable de ce méfait, s’en prit au pauvre homme qui avait sel­lé l’a­ni­mal et, sans écou­ter ses sup­pli­ca­tions, il le ren­voya, lui ôtant, d’un mot, son gagne-pain. 

— Com­ment savez-vous cela, mon­sieur ? bal­bu­tia le mal­heu­reux fonc­tion­naire, trou­blé et confus.

— Je l’ai appris, Sire, par les trom­pettes de la Renom­mée, qui ne sont jamais muettes lors­qu’il s’a­git de ren­sei­gner les per­sonnes inté­res­sées à tout connaître. Mais là n’est pas la ques­tion. Ce qui importe, c’est que ce pauvre arti­san retrouve la paix dans sa famille et la sécu­ri­té dans l’a­ve­nir. Il faut qu’il soit assu­ré d’a­voir du pain pour nour­rir ses huit enfants, et un abri pour loger son père et sa mère, vieux et infirmes.

Et, en disant cela, la taille de Louis XIV s’é­tait redres­sée ; une lueur de brillait dans ses yeux et il était vrai­ment si noble que tous les assis­tants l’ad­mi­rèrent absolument. 

— C’est pour cela, reprit le roi, en radou­cis­sant le ton, que je prie Votre Majes­té de prendre à son ser­vice cet infor­tu­né gar­çon et de lui réser­ver toute la confiance à laquelle il a lar­ge­ment droit.

— Votre cause est enten­due, mon­sieur l’am­bas­sa­deur ; dès demain je ferai appe­ler votre pro­té­gé et je lui ferai part de notre conver­sa­tion. Il sau­ra, j’es­père, par­don­ner au grand écuyer du royaume de France un mau­vais moment d’hu­meur et accep­ter la com­pen­sa­tion que je lui offrirai.

— C’est-à-dire ? ques­tion­na le roi.

— Une aug­men­ta­tion du double de ses gages ! conclut le roi de la Fève.

Louis XIV ne répon­dit rien et pas­sa outre.

La soi­rée finit aus­si gaî­ment qu’elle avait com­men­cé, mais, par­mi la foule empres­sée et flat­teuse des cour­ti­sans, il n’y eut qu’une voix pour célé­brer avec enthou­siasme la jus­tice et la bon­té du monarque qui, en ce soir de fête, avait pen­sé, tout seul, à réser­ver au plus modeste de ses ser­vi­teurs la tra­di­tion­nelle part du pauvre.

Jean Ros­mer.

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