Le sixième jour du mois de janvier 1663, le roi Louis XIV avait convié le ban et l’arrière-ban de ses courtisans à une splendide partie de chasse qu’il donnait, en l’honneur de la fête des rois, dans la forêt de Fontainebleau. Les invités, massés dans la cour d’honneur du château, vêtus de somptueux costumes de velours brodés d’or et d’argent et montés sur de superbes coursiers, attendaient la venue de Sa Majesté en devisant des mille petites histoires de la cour.
Soudain, la grande porte du vestibule s’ouvrit à deux battants et l’huissier de service, s’avançant sur le perron, annonça :
— Messieurs, le roi !
Aussitôt, toutes les têtes se découvrirent et le silence se fit tandis que le monarque puissant s’approchait de sa monture, la caressait doucement du bout de sa main gantée.
Puis, saisissant à poignée la crinière soyeuse du bel animal, il engagea son pied dans l’étrier et s’élança en selle. Mais celle-ci, sans doute mal attachée, tourna sur elle-même, une courroie se rompit et le roi serait infailliblement tombé tout de son long sur le pavé, si ses familiers ne s’étaient précipités pour le soutenir et l’empêcher de choir.
Louis XIV était fort orgueilleux de ses talents de cavalier et son amour-propre fut cruellement blessé par cet incident qui mettait sa dignité presque en échec. Mais, comme il était très maître de lui-même, il se garda bien de formuler la moindre réflexion, se contentant de fixer, d’un air courroucé, le grand écuyer de la couronne, sous la surveillance de qui les écuries étaient placées.
Puis, lorsque l’accident fut réparé, il sauta sur son cheval et donna le signal de départ.
Toute cette scène s’était passée dans le plus grand silence ; les courtisans, qui redoutaient les colères de leur souverain, se gardaient bien de dire une parole et ce fut pour tous un grand soulagement que de se mettre en marche.
Seul, le grand écuyer était furieux.
Il comprenait la gravité de la faute qu’il avait commise en ne vérifiant pas le harnachement du coursier royal, et il songeait, en tremblant, aux conséquences terribles que cet oubli, certes bien involontaire de sa part, aurait pu avoir si Louis XIV avait été blessé par sa chute. Et comme il fallait que son courroux s’exerçât sur quelqu’un de ses inférieurs, il fit appeler le palefrenier chargé du soin des bêtes de selle de Sa Majesté et le congédia tout net.
— Monseigneur, suppliait le pauvre homme tout tremblant, Monseigneur, je vous en prie, ne me chassez pas. Je suis père de nombreux enfants, j’ai mes vieux parents à ma charge, et moi sans place, c’est la misère pour eux. Je vous en conjure, monseigneur, ayez pitié de nous tous. Je vous promets que, désormais, vous n’aurez aucun reproche à me faire et, je vous le jure, jamais vous ne vous plaindrez de moi.
— Non… non… Je ne veux plus te voir, répondit le grand fonctionnaire. Tes jérémiades sont inutiles, ton service était mal fait, tu es cause que le roi m’a fait grise mine. Je ne puis te pardonner ma disgrâce. Va te faire régler ton compte et va-t’en !
Et, coupant court aux explications du brave homme, il sauta sur son cheval et disparut à la poursuite des chasseurs.
* * *
Malgré ces fâcheux préliminaires, la journée se passa de la plus agréable façon du monde. La chasse fut très abondante en gibier de toute sorte, si bien que le roi ne parut plus se souvenir de sa chute matinale et qu’il se montra gai, avenant, simple et charmant comme il savait l’être lorsqu’il voulait se départir de sa grandeur majestueuse, et dès son retour au palais, il convoqua toute la cour à venir, le soir même, tirer les rois dans son appartement.
Dès sept heures, une société, aussi brillante que parée, se pressait dans la galerie des fêtes.
Six tables y avaient été dressées par les soins des majordomes. L’une d’entre elles, la plus spacieuse, était réservée à Sa Majesté, les cinq autres à la reine et à ses proches.
Le moment venu, on apporta six énormes galettes, dans ses plats de vermeil. On en plaça une sur chacune des tables et le premier officier de bouche les découpa en autant de parts qu’il y avait d’invités ; puis, après avoir fait choisir aux princesses et à Louis XIV les morceaux qu’ils désiraient, on fit circuler le reste à la ronde.
Les fèves furent bientôt découvertes.
La première échut à la reine, la seconde à Madame, la troisième à la dauphine, la quatrième à Mlle de Montpensier, la cinquième, à la princesse de Condé et la sixième au grand écuyer lui-même. En apercevant la fève dans sa part de galette, le haut dignitaire ne put s’empêcher de laisser échapper un mouvement de joie, et oubliant tout à coup la demi disgrâce dans laquelle il se débattait depuis le matin, il s’employa tout entier à établir fermement les bases de sa royauté d’un soir, choisit ses ministres et nomma des ambassadeurs chargés d’aller apporter aux cinq nouvelles reines voisines les compliments de son gouvernement.
Le roi, qui ne jouait aucun rôle dans cette nouvelle cour, demanda le poste d’envoyé extraordinaire qui lui fut sur-le-champ confié.
Alors, prenant la main d’une des dames présentes, il se mit à circuler autour des tables, débitant galamment mille compliments à leurs occupantes, puis, se dirigeant vers la table de son grand écuyer, il lui dit, avec cette noblesse d’attitude qui l’abandonnait rarement :
— Permettez, Sire, au plus humble de vos sujets de vous féliciter de cette royauté qui vous échoit maintenant en partage et recevez tous les compliments du roi de France, dont je suis le ministre intime.
— Je vous remercie, monsieur l’ambassadeur, de vos amabilités qui me touchent au plus haut point et je veux les récompenser. Le roi, votre maître, est fort de mes amis et je vous promets ma protection auprès de lui.
— Je remercie profondément Votre Majesté.
— Que désirez-vous : des faveurs, des places, des titres ? Parlez, n’hésitez pas. Ce soir j’autorise tout.
— Mon Dieu, Sire, répondit Louis XIV, pour moi, personnellement, je n’ai besoin de rien ; mon poste me suffit et j’ai à le remplir dignement, assez de peine pour ne rien désirer qui ne soit capable d’augmenter mes charges. Mais si j’osais, je présenterais une requête à Votre Majesté.
— Parlez, monsieur, je vous écoute, murmura le grand écuyer roi de la Fève.
— Voici ce dont il s’agit. Ce matin, au moment de partir pour la chasse, le roi Louis XIV a failli être victime d’un terrible accident de cheval. La selle, mal assujettie par un palefrenier peu surveillé par ses chefs, tourna sur elle-même et faillit causer là chute du plus grand monarque du monde. Le grand écuyer, qui cependant était seul coupable de ce méfait, s’en prit au pauvre homme qui avait sellé l’animal et, sans écouter ses supplications, il le renvoya, lui ôtant, d’un mot, son gagne-pain.
— Comment savez-vous cela, monsieur ? balbutia le malheureux fonctionnaire, troublé et confus.
— Je l’ai appris, Sire, par les trompettes de la Renommée, qui ne sont jamais muettes lorsqu’il s’agit de renseigner les personnes intéressées à tout connaître. Mais là n’est pas la question. Ce qui importe, c’est que ce pauvre artisan retrouve la paix dans sa famille et la sécurité dans l’avenir. Il faut qu’il soit assuré d’avoir du pain pour nourrir ses huit enfants, et un abri pour loger son père et sa mère, vieux et infirmes.
Et, en disant cela, la taille de Louis XIV s’était redressée ; une lueur de justice brillait dans ses yeux et il était vraiment si noble que tous les assistants l’admirèrent absolument.
— C’est pour cela, reprit le roi, en radoucissant le ton, que je prie Votre Majesté de prendre à son service cet infortuné garçon et de lui réserver toute la confiance à laquelle il a largement droit.
— Votre cause est entendue, monsieur l’ambassadeur ; dès demain je ferai appeler votre protégé et je lui ferai part de notre conversation. Il saura, j’espère, pardonner au grand écuyer du royaume de France un mauvais moment d’humeur et accepter la compensation que je lui offrirai.
— C’est-à-dire ? questionna le roi.
— Une augmentation du double de ses gages ! conclut le roi de la Fève.
Louis XIV ne répondit rien et passa outre.
La soirée finit aussi gaîment qu’elle avait commencé, mais, parmi la foule empressée et flatteuse des courtisans, il n’y eut qu’une voix pour célébrer avec enthousiasme la justice et la bonté du monarque qui, en ce soir de fête, avait pensé, tout seul, à réserver au plus modeste de ses serviteurs la traditionnelle part du pauvre.
Jean Rosmer.
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