Le saint dont je veux vous parler aujourd’hui ne vous paraîtra peut-être pas très extraordinaire. Il n’y a rien, en effet, de bien surprenant dans son enfance ; on ne rapporte pas que, pour lui, Dieu ait accompli des miracles, ni que des anges du ciel lui soient apparus, ni même que le Diable lui ait fait quelques-uns de ses tours. Tout au plus raconte-t-on, dans les anciennes chroniques, que sa mère, alors qu’il allait naître, entendit en rêve un messager du ciel lui annoncer que son fils serait un des plus grands saints de l’Église et qu’il servirait la vraie justice de Dieu : mais cela s’est produit pour bien des saints… Non, donc, Yves le breton, n’eut rien, — en apparence du moins, — de bien extraordinaire ; il fut un enfant semblable à ce que chacun de vous peut être. Sa sainteté naquit tout simplement de sa bonté, de sa sagesse, de son application quotidienne à sa tâche et de sa volonté ferme de suivre en toutes choses les préceptes du Christ : vous voyez que c’est à la portée de tout le monde ! En somme, il ne reste plus à chacun qu’à suivre son exemple. C’est là sans doute que commencent les difficultés !
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Mais vous savez certainement que saint Yves est le patron des avocats ; comment il eut cette vocation, pourquoi il fut le modèle des gens de robes et comment, dès son enfance, il décida de défendre les pauvres gens en justice, cela vaut d’être rapporté.
Au château de Ker-Martin, non loin de Tréguier, où il vivait dans sa famille, avec ses cinq frères et sœurs, le petit Yves aimait à écouter les magnifiques histoires que racontait son grand-père Tancrède. C’était alors un vieil homme cassé et ridé, blanc de cheveux, boitant bas d’une blessure, mais, lorsqu’il commençait à évoquer les prouesses de sa jeunesse, sa voix redevenait vibrante, ses yeux brillaient et, de son bâton manié comme une épée, il semblait frapper encore à grands coups les Infidèles. On était alors au milieu du XIIIe siècle et tous les cœurs vaillants battaient à la seule idée de la croisade. Ah, lutter pour que le saint tombeau restât sous la garde des chevaliers chrétiens ! quel idéal sublime et, pour ceux qui avaient la chance de participer à ces admirables expéditions, que de souvenirs exaltants ! Mais cependant, à ces pages de gloire se mêlaient parfois des pages de tristesse, et le noble Tancrède, pour sa part, en avait trop connu…
Lorsque l’appel du Pape à la croisade avait été connu en Bretagne, Tancrède n’avait pas hésité un instant. Il partirait ! Mais, se croiser, ce n’était pas si facile à faire qu’à dire ! Rien n’était plus simple que de découper une croix d’étoffe rouge et de la coudre sur son grand manteau blanc ; ce qui paraissait moins commode, quand on vivait en chevalier pauvre, père de nombreux enfants, c’était de ramasser la somme d’argent suffisante pour acheter un destrier vigoureux, une armure neuve, et pour équiper de même façon l’escorte de quinze ou vingt hommes sans laquelle un seigneur n’eût pu partir.
À quelques lieues de Ker-Martin vivait un autre seigneur, très riche et qu’on disait fort ami de son argent. Tancrède alla trouver ce voisin et lui demanda un prêt, qui lui permît de s’armer, lui et ses gens, pour la croisade. L’autre flaira tout de suite la bonne affaire. Il accepta avec empressement, mais, bien entendu, il exigea quelques garanties. Tancrède aurait l’argent, mais son château serait tenu en gage par son voisin, et le bon chevalier, qui ne songeait qu’à courir au plus vite en Terre Sainte, accepta de signer tout ce que l’autre voulut, sans même lire les parchemins au bas desquels on le priait de mettre son sceau et sa griffe. Puis il partit, laissant ses enfants et ses biens à la garde de sa chère femme Yvette, qui avait le cœur gros.
Des années durant, le croisé demeura en Orient. Il batailla avec héroïsme, il occit maints et maints courageux Sarrasins. Il revint en Bretagne. Tant d’efforts et de lieues parcourues les avaient passablement fatigués, son bon cheval et lui. Sa grave blessure lui faisait très mal. Comme il approchait de son cher Ker-Martin, une mendiante, sur le bord du chemin, lui fit signe. Il s’arrêta. Elle lui demanda l’aumône.
« Eh, ma bonne femme, s’écria Tancrède, je reviens de Terre Sainte et n’ai rapporté que grâces et prières, mais d’argent, nenni ! Et je n’ai même rien mangé depuis hier !
— Ah, noble seigneur, répondit la quêteuse, je suis plus pauvre que vous encore, mais il me reste un peu de pain, voulez-vous le partager avec moi ? »
Ému de cette offre généreuse, le croisé met pied à terre et s’approche de la bonne femme. Celle-ci poussa un cri :
« Tancrède, mon mari ! »
Et lui, bouleversé, hésitant à la reconnaître, se mit à bégayer :
« Mais cela est-il possible ? Yvette, serait-ce vous ? »
Que s’était-il donc passé ? Voici… À peine Tancrède avait-il dépassé la frontière du duché de Bretagne, que le cupide voisin avait commencé à ennuyer sa malheureuse épouse. Elle devait tant et tant ; il fallait payer ceci et cela ; n’était-ce pas écrit sur les parchemins que son mari avait dûment signés ? Comme elle se débattait, ne comprenant rien à toutes ces procédures, ennuyée d’avoir affaire à tous ces hommes en robe noire et en toque carrée que son voisin lui envoyait, elle fit appel elle-même à des avocats pour l’aider à se défendre. Mais son riche voisin s’arrangea pour les payer en cachette afin qu’ils lui fissent perdre ses procès. Et, tout le temps que Tancrède se battit au loin, la malheureuse Yvette fut ainsi en butte à toutes les difficultés, les complications, les intrigues que des hommes retors préparaient contre elle. Tant et si bien qu’un jour, un triste jour, elle avait dû abandonner le château, le cher Ker-Martin, bien de la famille depuis des siècles, où le voisin vint s’installer.
En entendant ce récit, Tancrède sentit bouillir son sang. Il remonta en selle, piqua son vieux cheval des éperons et, au galop, se lança vers la porte de son château perdu. Au moment même, le nouvel occupant en sortait, tout joyeux, pour la chasse, faucon au poing.
« Dieu ait ton âme ! lui cria-t-il. Défends-toi ! »
Une minute après, le voleur gisait à terre, le crâne fendu ; Dieu avait permis à son serviteur de tirer vengeance de l’injustice.
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Lorsque, tout petit garçon, Yves entendait raconter cette histoire, son sang, à lui aussi, bouillait. Était-ce donc possible qu’avec des parchemins et des signatures et beaucoup de paroles incompréhensibles, des hommes trop habiles pussent faire perdre des biens à un chevalier héroïque, durant même qu’il se battait pour le Christ ? Cela lui paraissait si injuste qu’il ne voulait pas l’admettre. N’était-il donc pas nécessaire de devenir le défenseur des faibles, de ceux qui risquent toujours d’être victimes de machinations semblables ? Les avocats de sa grand’mère avaient été de bien mauvais avocats, mais ne pourrait-il pas, lui, se faire le modèle des gens de robe ? Et ainsi naquit sa vocation.
Chez les Ker-Martin, bien sûr, il n’y avait jamais eu gens de robe ni avocat. De père en fils, depuis toujours, on était soldat et noble terrien. Aussi quand le petit Yves annonça à ses parents qu’il ne voulait point ceindre l’épée, mais étudier le droit et autres sciences, ceux-ci furent fort surpris. Mais c’étaient de grands chrétiens, eux aussi, qu’Hélory et Aude de Ker-Martin, d’une foi vive et charitable ; n’entretenaient-ils pas au château tout un lot de pauvres hères ? Depuis sa plus petite enfance, Yves ne leur avait jamais donné le moindre souci ; sans cesse ils l’avaient trouvé appliqué à sa tâche autant qu’assidu aux cérémonies de la chapelle, aimant lire la vie des Saints innombrables — et si pittoresques, — dont s’enorgueillit la Bretagne, visiblement bénie de Dieu. Si cet enfant voulait embrasser une profession si peu habituelle dans leur famille, c’était assurément que la divine Providence lui en avait soufflé l’idée. Et puis, il y avait les grands parents, le croisé Tancrède et la chère grand’mère Yvette, qui donnaient raison à leur petit-fils.
Un jour que Dame Aude revenait avec son enfant d’une messe solennelle en la basilique de Saint-Tugdual à Tréguier, Yves lui dit :
« Madame ma mère, s’il vous plaît, que dois-je faire pour vous être agréable ?
— Rien d’autre, mon enfant, répondit-elle, que de vous efforcer à vivre saintement.
— C’est mon désir, Madame ma mère, et j’en ai fait la promesse à Jésus. »
Cela fut dit si simplement, si fermement, qu’en rentrant Dame Aude dit à son mari :
« Cet enfant est, sans aucun doute, comme l’ange me l’a annoncé en songe, sous la protection spéciale du Seigneur. Il nous faut le laisser décider à sa guise et puisqu’il ne veut pas devenir chevalier et se battre, mais étudier pour se faire avocat, notre devoir est de ne pas le contraindre. »
Et le sire Hélory se rendit à ses raisons.
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Yves commença donc à faire de sérieuses études. À quatre lieues de Ker-Martin vivait un prêtre extrêmement docte, qui voulut bien se charger de l’enfant. Mais vous rendez-vous compte du courage qu’il fallait à l’écolier, par tous les temps, de pluie ou de dur soleil, pour faire à pied quatre heures le matin et quatre heures le soir afin d’aller étudier ? D’autres s’en fussent bien vite déclarés fatigués. Lui, non. Il se levait tout seul, de très bonne heure, partait, son sac au dos, le long des chemins creux ; tout le jour avec le bon curé, il s’appliquait à ses conjugaisons latines et déjà lisait tous les livres difficiles qu’il pouvait trouver. Son maître s’émerveillait de son intelligence autant que de la justesse de son esprit.
Un jour, l’excellent prêtre vint trouver le seigneur Hélory et lui dit :
« Désormais, je n’ai plus rien à apprendre à votre fils. Ma science est épuisée. Il faut qu’il s’en aille à Paris, dans cette grande école qu’a fondée le chancelier Sorbon, sur l’ordre du saint roi Louis, car c’est là, assure-t-on, qu’enseignent les maîtres les plus savants de notre temps. »
Envoyer à Paris un gamin de quatorze ans à peine ! Que de dangers !… Aude en était toute remuée et Hélory mit du temps à se décider. D’abord les routes étaient rien moins que sûres, où rôdaient des bandes de soldats pillards, aux aguets pour détrousser les voyageurs. Et puis, à Paris, n’y aurait-il point, pour un enfant, mille autres craintes à avoir ?… Ce qu’on racontait sur la vie des étudiants dans les collèges de Sorbonne n’était pas très édifiant.
Mais Yves tint bon dans sa résolution d’aller achever à Paris ses études, et ses parents finirent par consentir. Accompagné d’un camarade breton, il arriva donc à Paris. Bien sûr, elle n’était pas trop recommandable, la vie des écoliers parisiens de ce temps ! Pour beaucoup d’entre eux, étudier à Paris, c’était surtout s’amuser et faire mille tapages, courir à travers les rues en rossant les passants, vider maints pots chez les cabaretiers et, de surcroît, s’égayer à casser la vaisselle. Il va de soi que l’existence d’Yves ne fut rien de cette sorte…
Il s’était installé dans une très pauvre chambre, à peine meublée d’un lit et d’une table. Il laissait à son camarade sa portion de viande et son verre de vin, se contentant pour lui de pain et de légumes, vivant à peu près comme un moine. Tout ce qu’il recevait de ses parents, il le gardait pour faire l’aumône. Bien souvent il faisait des remontrances aux plus agités de ses camarades, de vrais voyous, leur reprochant leur conduite. Quant à lui, il étudiait avec acharnement. Bientôt les lois et les codes n’eurent plus de secrets pour lui ; il connaissait le droit romain et les coutumes de toute la France ; il avait étudié les Digestes et les Pandectes, et il n’existait ordonnance royale qu’il ne fût capable de commenter. Bref, il était déjà, étant à peine entré dans sa seizième année, un juriste averti, c’est-à-dire un spécialiste du droit, un futur avocat.
Et voici qu’un jour, une affaire se produisit où son jeune talent fut mis à l’épreuve. Tout un groupe de mauvais garçons s’étaient amusés, la nuit, à pénétrer chez un cabaretier, à briser ses pots et ses cruches, répandant le vin sur le pavé et, de surcroît, le frappant à grands coups quand il voulut défendre son bien. Sur quoi le Prévot de la ville envoya les gardes dans le quartier des écoliers pour se saisir des coupables. Ceux-ci ne les avaient pas attendus et s’étaient cachés. Pour ne pas rentrer bredouilles, les policiers s’en allèrent du côté du Pré-aux-clercs, où des étudiants jouaient paisiblement à la paume, les arrêtèrent et les conduisirent en prison. Quand il apprit que ces innocents étaient ainsi traités, Yves sentit en lui bondir son âme ardente de serviteur de la justice du Christ. Il se précipita devant le Prévot, au moment où celui-ci allait condamner à la potence ces malheureux. Il demanda la parole.
« Qui est encore celui-ci ? » demanda le magistrat furieux.
Mais un des témoins, professeur en Sorbonne, le connaissait bien pour ce qu’il était, un garçon plein de sainteté et de sagesse. Le Prévot accepta de l’entendre. Et Yves fut si éloquent, si persuasif, il sut si bien trouver les arguments qu’il fallait et citer des textes et invoquer des articles d’ordonnances royales, qu’à la fin le tribunal se rendit à ses raisons, et ordonna que les étudiants fussent relâchés.
Telle fut la première affaire de l’avocat Yves…
Ce ne devait point être la dernière ! Revenu en Bretagne, ses études achevées, il s’installa à Tréguier, où il se consacra tout entier à la défense des pauvres, des orphelins, des veuves, et de tous les innocents injustement traités. Bien vite, son esprit de justice et sa science furent célèbres dans toute la Bretagne, et l’on vint le consulter depuis le Morbihan, depuis la Pointe des Terres connues, depuis la baie du Mont où Monsieur Saint Michel est invoqué. Sa charité était inépuisable. Un jour que l’archidiacre de Rennes, pour le remercier de l’avoir aidé dans une affaire, lui avait donné un cheval de grand prix, qui lui permettait de circuler autour de Tréguier sans fatigue, sur la route du retour Yves rencontra un vieillard qui lui tendit la main. Comme à l’ordinaire, le Saint n’avait rien dans sa bourse ; il sauta lestement à terre, tendit au mendiant la bride du cheval et lui dit :
« Vends cette bête, tu en auras bon prix, et vis avec cet argent. »
Voilà comment le breton Yves a mérité d’être le patron des avocats. Vous voyez bien que, dans sa vie, il n’y a rien de très exceptionnel en apparence ; mais ce qui est exceptionnel c’est d’être sans défaillance, toujours sage, toujours ferme au travail, toujours bon et charitable… Arriver à rester honnête et droit quand on est sans cesse mêlé à des affaires judiciaires, à des procès, à des intrigues, est-ce si commode ? Aux avocats et aux gens de justice, saint Yves offre un modèle parfait.
Et voulez-vous que, pour finir, je vous rapporte une petite histoire malicieuse qu’on raconte en Bretagne ? Quand il arriva à la porte du Paradis, après une vie si bien remplie, saint Yves en trouva le seuil fort encombré. Il y avait là tout un couvent de religieuses, mortes ensemble dans je ne sais quel accident. Et saint Pierre, secouant ses clefs, leur disait :
« Qu’étiez-vous sur terre, vous toutes ?
— Très Saint Pierre, répondit la plus jeune, nous étions bonnes sœurs et passions notre temps en prières.
— Des bonnes sœurs, des bonnes sœurs, murmurait le gardien du Paradis en se caressant la barbe, j’en ai déjà beaucoup ici. Elles sont toutes parfaites ou se disent telles ! Je ne sais vraiment plus où les loger ! »
Et se tournant vers le jeune homme vêtu d’une robe noire, coiffé d’une toque carrée qui attendait, humblement, dans un coin :
« Et toi ? Qu’étais-tu sur terre ?
— Moi… oh, pas grand’chose. J’ai passé ma vie à discuter dans maints procès et chicanes, j’ai beaucoup parlé, j’ai essayé de sauver des innocents et de démasquer des imposteurs.
— Ne serais-tu point avocat ? s’écria alors saint Pierre.
— Si, confessa Yves, encore plus humble.
— Ah, s’écria alors le saint portier, tout en joie, entre vite. Car dans ma collection de saints que je fais pour le Seigneur, je n’avais jamais pu mettre un de tes pareils. Tu seras le premier saint avocat ! »
Bonjour,
Je découvre votre site et suis complètement conquise par vos histoires.
Je suis journaliste dans une radio associative chrétienne, et nous proposons des lectures suivies à nos auditeurs, 10 minutes par jour. Plusieurs maisons d’éditions nous autorisent gracieusement à lire ainsi leurs ouvrages.
M’autorisez-vous à lire des extraits de vos histoires si bien composées, et passionnantes ?
Merci pour votre réponse !
Christèle de Limerville
Radio Fidélité Mayenne
06 07 57 28 42
Bonjour,
Je ne suis pas auteur (l’auteur est indiqué juste en dessous du titre), j’emprunte des histoires généralement issues de vieux livres et qui ne sont plus publiées.
Donc libre à vous de les emprunter à votre tour et d’en faire bon usage ; car moi, je n’en suis pas propriétaire.
Le raconteur.