L’ange aux crêpes

| Ouvrage : La semaine de Suzette .

Temps de lec­ture : 18 minutes

— Quel plai­sir ! quel bon­heur ! encore une invi­ta­tion ! Bra­vo, papa, qui annon­cez la bonne nouvelle !

On saute au cou de son papa, on l’embrasse à grands bras comme si on était encore de petits enfants, et, rrring ! Laure et Chris­tiane, les mains dans les mains, font un tour ver­ti­gi­neux. Elles ont quinze ans, elles sont char­mantes. Elles aiment un peu le tra­vail et beau­coup le plai­sir, et sont expertes en cent ouvrages. Elles n’ont plus leur maman, et ont dû, bien jeunes, apprendre à mener la mai­son de leur papa, le bon doc­teur. Celui-ci trouve en elles son plus cher délas­se­ment aux rudes jour­nées de dévoue­ment. Leur plai­sir est tout son plai­sir ; on le sait bien, et les clients amis, qui sont nom­breux, ne sau­raient don­ner une fête enfan­tine sans y convier ses grandes filles.

— Nous comp­tons bien sur elles, n’est-ce pas, mon cher docteur ? 

Et le cher doc­teur, muni de la bonne invi­ta­tion, sou­rit d’a­vance de la joie qu’il apporte. 

Cette fois, cela pro­met d’être plus amu­sant que jamais. Mme de Sain­tey donne une mati­née pour le Mar­di Gras, on sera cos­tu­mé, et il y aura un concours de crêpes ; oui, on fera saute, les crêpes. Des prix seront dis­tri­bués aux plus adroits qui enver­ront le plus haut la crêpe, la meilleure. Cette pers­pec­tive pro­voque un délire de joie. Quinze jours, ce n’est pas trop pour s’en­traî­ner aux crêpes, confec­tion­ner les cos­tumes. Le doc­teur a ouvert son portefeuille : 

— Voi­là pour faire des mer­veilles, dit-il. Et dans chaque main il met un billet de cin­quante francs, ce qui fait, bien comp­té, cent francs pour cha­cune. Puis d’un bon air heureux : 

— Alors, tout le monde est content, et celle qui l’est le moins, ce n’est, à coup sûr, pas Marinette. 

Qui, Mari­nette ? Mais cette vaillante enfant dont a déjà par­lé papa, qui soigne sa maman malade, veille à la tri­po­tée des petits frères, s’in­gé­nie rete­nir le père dans le triste logis : elle n’y réus­sit pas tou­jours, la pau­vrette. C’est une vie bien dure, bien sombre, sans joie jamais. 

Papa pour­suit : il explique que Mme de Sain­te­ly, cher­chant une jeune fille pour tenir le ves­tiaire, il lui a recom­man­dé Mari­nette dont la maman va mieux. Ce mar­di-là, Mari­nette pour­ra sortir.

— Je viens de lui annon­cer ma petite com­bi­nai­son, la chère enfant n’en dor­mi­ra pas de la nuit ! Cette jour­née lui appa­rait comme une féé­rie. Gen­ti­ment, elle pense déjà à l’emploi de l’argent qui lui en reviendra. 

Le bon doc­teur, qui est un peu poète, s’en­chante et s’é­meut ; Laure, qui s’en­tend tou­jours très bien avec son papa, par­tage la douce impression. 

— Voyez, conclut-il, elle aura une place bien humble, l’ex­cel­lente enfant. Or, non seule­ment elle n’en­vie per­sonne, mais il lui semble que per­sonne ne sera aus­si heu­reux qu’elle ce jour-là. « Je ne ver­rai rien d’aus­si beau de ma vie ! » déclare-t-elle. Ce sera, on le sent, un gai rayon sur sa misé­rable jeu­nesse, ce souvenir. 

— Il y a bien un hic, reprend papa. J’au­rais vou­lu à Mariette un vête­ment un peu conve­nable, elle ne pos­sède qu’une pauvre robe et ne peut se rendre ain­si chez Mme de Saintely. 

— Je vais lui en prê­ter une des miennes, s’é­crie tout de suite Laure.

— Elle n’est pas de ta taille, dit le doc­teur. De plus, les robes si pim­pantes ne convien­draient guère à sa pau­vre­té ; je vou­drais lui faire avoir un ensemble simple et solide qui lui soit pra­tique à por­ter ensuite. 

On sor­tait de table. Chris­tiane, qui était res­tée plon­gée dans ses réflexions, fit sou­dain un bond d’enthousiasme. 

— J’ai trou­vé ! s’é­crie-t-elle, je m’ha­bille­rai en Folie avec des gre­lots. Je crois en avoir vu la gra­vure sur un jour­nal, je vais tâcher de le retrouver. 

Chris­tiane n’est pas méchante, mais elle pense peut-être un peu trop à elle d’a­bord… et alors on oublie d’être bon pour les autres. 

Laure aus­si était plon­gée dans ses réflexions. Et la voi­là qui s’ap­proche timi­de­ment de son père :

— Je me ferai un très gen­til cos­tume avec cin­quante francs. explique-t-elle embar­ras­sée et tou­chante, je n’ai pas besoin de tant. Si vous vou­liez bien don­ner l’autre billet à Marinette ?… 

Bonne ché­rie ! Papa voit le sacri­fice et l’ac­cepte. Il n’au­rait garde de rendre à Laure son billet. Il n’a, d’ailleurs, le temps d’es­quis­ser un geste, ni de faire une réflexion Laure a glis­sé le billet dans la poche du ves­ton et a disparu. 

Chris­tiane s’é­tait éton­née de l’in­dé­ci­sion de Laure sur le choix d’un cos­tume. Elle ne savait pas que sa sœur se livrait à des cal­culs répé­tés, et devait, tour à tour, renon­cer à chaque dégui­se­ment : les cin­quante francs étaient tou­jours dépas­sés. Comme elle feuille­tait un album qu’elle avait com­po­sé avec des cartes pos­tales de musées, et s’ar­rê­tait à contem­pler un ange de Fra Ange­li­co, elle sou­rit : mais le voi­là, son cos­tume ! De la mous­se­line, du papier dore, de grandes ailes. 

Bavar­dant, taillant, cou­sant ou cui­si­nant, sup­pu­tant les sur­prises et les joies du Mar­di Gras, Laure et Chris­tiane conviennent qu’il n’y a rien de meilleur dans la vie que de s’amuser. 

Un beau matin, quand les fillettes se réveillent, est le Mar­di Gras. 

Leurs cos­tumes sont prêts. Elles sont habiles en confec­tion et sauts de crêpes autant que se peut.

Papa se fait attendre, la Folie tour­billonne, l’Ange s’en­vole. Comme les gre­lots s’im­pa­tientent un peu trop, Laure explique : 

Laure déguisée en Ange fait des crêpes du Mardi Gras pour les enfants pauvres

— Papa a tou­jours beau­coup de consul­ta­tions, et puis il doit aller cher­cher Mari­nette pour la mener avec nous, Mari­nette qui est si contente ! Depuis ce matin, je pense à son plaisir. 

— Ah ! un bruit de clé dans la porte ! C’est papa, on part. Vos grandes filles sont belles, n’est-ce pas, papa ? 

— Mais oui, mes bonnes petites, dit doc­teur tout en des­cen­dant l’es­ca­lier, et c’est bien dom­mage que ce ne soit pas joie pour cha­cune. Notre Mari­nette si heu­reuse, qui avait, elle aus­si pre­pa­ré sa robe… 

— Quoi ? elle ne vient pas ? elle n’est pas dans la voi­ture ? s’é­crie Laure, déjà désolée. 

Le doc­teur secoue la tête : 

— Sa mère a vou­lu l’ai­der ces jours der­niers et s’est levée trop tôt. La fatigue qu’elle a prise a cau­sé une rechute ; j’ai dû ordon­ner le repos com­plet. La moindre impru­dence com­pro­met­trait la gué­ri­son. Et voi­ci Mari­nette indis­pen­sable chez elle. Il faut empê­cher le père d’al­ler boire, gar­der les enfants ; les ainés ont congé. Tout cela se dis­pute dans la pauvre chambre, fait un bruit infer­nal, empêche la malade de se repo­ser. Le père ne repa­rai­tra que pour retour­ner au café. Quelle misère ! Que de contrastes on voit en cette vie ! Et com­bien grande est la déso­la­tion de Mari­nette. Elle tâche, certes, de faire bonne conte­nance, mais j’ai aper­çu des larmes dans ses yeux… Allons, en voi­ture, mes petites ! 

Les fillettes se blot­tissent sous leurs capes. La Folie est sou­riante et exci­tée ; l’Ange paraît tout triste. 

— Que va dire Mme de Sain­tey ? reprend le doc­teur. J’a­vais jus­te­ment pen­sé que voyant l’air si hon­nête de cette enfant, elle achè­ve­rait de s’y inté­res­ser. Ce que je lui en ai dit l’a­vait bien dis­po­sé à son égard ; elle pour­rait l’ai­der. Qui sait si la contra­rié­té de ne pou­voir la rem­pla­cer au der­nier moment ne va pas l’ir­ri­ter ? Voi­là mes plans qui échouent. 

— Papa ! papa ! s’é­crie Laure avec des yeux humides, ralen­tis­sez ! Dites-moi où habite Mari­nette, pas­sons chez Marinette ! 

— Mais… je t’ex­plique qu’elle ne peut… 

— Oh ! papa, je vous en prie, lais­sez-moi ! C’est une idée que j’ai. Papa, mon bon petit papa, vous emmè­ne­rez Mari­nette, et, moi, je gar­de­rai les enfants, et je vais leur faire des crêpes, ça m’a­mu­se­ra, tan­dis que là-bas, je sens bien main­te­nant que c’est fini, que je ne pour­rais plus du tout m’amuser. 

— Voyons, tu es folle ! s’ex­clame Christiane. 

Papa reste un moment sans par­ler, et puis dit lentement : 

— Petite fille, on fait cela dans les contes, mais, dans les contes, il arrive un prince Char­mant, il sur­vient une fée ; dans la mar­mite, l’eau qui bout fait jaillir des dia­mants, et, sous la paillasse que l’on retourne, un tré­sor est caché. La vie ne contient pas de ces pro­diges. Ce soir, Chris­tiane se sera amu­sée, et toi, ne regret­te­ras-tu rien ? Réflé­chis bien, mon enfant.

Laure réflé­chit : la lumière, les danses, les cris joyeux, le concours de crêpes… que c’est atti­rant, le plai­sir ! Pour­quoi n’y cède-t-elle pas ? Qui l’in­cline vers le sombre logis ? 

D’un ton gen­til et ferme : 

— Papa, c’est bien pesé, décla­ra-t-elle, je prends la place de Marinette. 

— Bien, ma petite. 

Papa n’a­joute rien. Il ne faut pas reti­rer à une bonne action sa simplicité. 

Chris­tiane hausse les épaules : 

— Quelle idée te prend là ! Et tu ne vas, tout de même pas mon­ter comme ça ? 

— C’est vrai, s’é­crie Laure décon­cer­tée. Papa, retour­nons vite pour que je me change. 

— Nous n’a­vons plus le temps, répond le doc­teur qui se met à sou­rire. Tu mon­te­ras avec ta cape, tu la reti­re­ras là-haut. Ce ne sera pas la pre­mière fois qu’un ange appa­raî­tra sur terre.

— Arrê­tez ici, papa, s’il vous plaît ! Il faut que j’a­chète de quoi faire les crêpes, et lais­sez-moi aller à ce bazar à côté. Vou­lez-vous me don­ner un peu d’argent ? 

— Fais tout ce que tu veux, petite. Voi­là mon portefeuille. 

Laure fait ses achats, un peu étrange de sil­houette avec ses ailes cachées par la cape. Mais, le jour du Mar­di Gras, per­sonne ne s’é­tonne. Et elle revient avec de gros paquets. 

Le doc­teur arrête l’au­to dans une rue étroite, devant une mai­son miséreuse. 

— C’est au cin­quième, dit-il, porte 8. Fais vite des­cendre Mari­nette. Nous te repren­drons ce soir en la ramenant. 

« Je ne vais pas dire qui je suis », pense Laure tout en mon­tant. Elle bon­dit de marche en marche, atteint l’é­tage. Der­rière la porte où a frap­pé Laure, des enfants crient, se pré­ci­pitent, culbutent. 

— Ouvrez, petits ! c’est un ange, comme dans les beaux récits de la Bible. 

On ne vit d’a­bord qu’une toute jeune fille sous un man­teau sombre.

— Qu’y a‑t-il, Made­moi­selle ? deman­da Marinette. 

Elle était toute pro­prette dans sa robe marine qu’elle avait vou­lu revê­tir « afin, avait-elle dit mélan­co­li­que­ment, que ce ne soit pas tout à fait comme chaque jour ». 

— Vite ! des­cen­dez ! s’é­crie Laure. Le doc­teur vous attend avec l’au­to pour vous mener chez Mme de Saintely. 

— Mais… objecte Marinette. 

— Des­cen­dez ! c’est moi qui res­te­rai ici. 

Et, comme elle ferait chez elle, elle dépose les paquets, laisse tom­ber sa cape… Quels cris accueillent cette blan­cheur, cette appa­ri­tion, ces ailes… « Nous rêvons, nous rêvons !» disent les visages qui s’é­mer­veillent, les bouches qui s’ouvrent de surprise.

— Vite, vite, des­cen­dez ! répète en riant le bel ange. 

Et Mari­nette, éblouie, dégrin­gole l’escalier. 

Voi­là Laure garde-malade et mère de famille. Daniel, dans la fosse aux lions, ne créa pas un calme plus sou­dain que Laure par­mi les moutards. 

« Bon­jour, mes petits. » Il fau­drait mou­cher cette bam­bine, don­ner un coup de peigne à ce héris­sé, débar­bouiller ce gamin. Et la maman, que vou­drait-elle ? Si on lui reta­pait son oreiller ? 

— Une tisane chaude ne vous ferait-elle pas du bien, et une bonne boule, aus­si, chaude aux pieds ? 

La maman s’a­ban­donne, se laisse faire.

— Je ne demande rien, mur­mure-t-elle, je ne veux rien savoir sinon que le bon Dieu veille sur nous puis­qu’il envoie des anges. 

Sous la main légère et bien­fai­sante, le mal s’en­dort, les petits prennent tour­nure et le der­nier-né fait taire ses hurlements. 

Ah ! dres­sons la table. La jolie nappe à car­reaux bleus, gaie comme un mor­ceau de ciel ! Voi­là des verres, voi­là des assiettes, voi­là des four­chettes. Débal­lons les paquets. Tout cela, oui, tout cela vient du Para­dis, même la poêle ronde, noire et lui­sante, où va fris­son­ner le beurre. 

L’Ange, déli­ca­te­ment, sans ter­nir sa robe imma­cu­lée, va, vient, active le feu, apprête les bon­heurs. Les enfants, éblouis, le suivent en rete­nant leur souffle. La chambre s’est emplie d’un calme inac­cou­tu­mé, et la malade, en une détente mira­cu­leuse, a glis­sé dans le sommeil. 

La porte s’ouvre brus­que­ment, un homme parait. Il n’a pas bien bonne allure, et sur les visages mai­griots des petits s’é­teint l’en­chan­te­ment. L’Ange per­dra-t-il son sou­rire ? Loin de là, il le rend plus suave et accueillant, tan­dis que le doigt se porte aux lèvre, et fait : « Chut ! » dési­gnant la malade qui repose si tran­quille­ment. L’homme, inter­dit, s’arrête : 

— Ah çà ! fait-il. Et, ne trou­vant pas d’autres mots, s’as­sied tout bête­ment sur la chaise que lui a ten­due l’ange. Il répète encore : « Ah ! çà… ah çà… » mais en un decres­cen­do qui s’en va en dou­ceur, et les petits enfants, que quitte la crainte, s’é­bau­bissent devant la crêpe.

Hop ! elle est mon­tée tout droit en l’air, et retourne sur elle-même, et retombe, et fré­tille. Elle glisse dans l’as­siette. Qui veut la man­ger ? Un cri d’ad­mi­ra­tion avait salué son envol ; l’homme a ri, la mère s’est éveillée… Où est-elle ? serait-ce ain­si au ciel ? Le mari sou­riant, oui, sou­riant ! les petits sages et radieux, et cet apai­se­ment dans son pauvre corps souf­frant, ce bien-être… Mais non, elle n’est pas au ciel et, tant mieux, car on a bien besoin d’elle sur terre. D’où vient donc l’illu­mi­na­tion sou­daine ? Oh ! ce n’est pas grand’­chose, c’est sim­ple­ment un ange qui, dans la pauvre chambre, fait sau­ter des crêpes. 

Déguisement et carnaval du mardi gras

Celles-ci se suc­cèdent et dis­pa­raissent. Tout en man­geant, on cause. L’Ange com­pli­mente le père : 

— Vous en avez une belle famille. 

— Pff… fait le père. 

— Ah ! mais si, et c’est qu’ils n’ont pas l’air bête, ces gamins. Le grand gar­çon, à la façon dont il a arran­gé tout à l’heure le four­neau et le tuyau, je parie qu’il ne tar­de­ra pas à faire un bon méca­ni­cien. On voit que ça le connait le bricolage. 

— Ma foi, peut-être bien, concède l’homme. 

— Et cette mioche, tenez, elle va faire sa crêpe elle-même, vous allez voir ça. À son âge, être déjà si adroite !…

— N’empêche que la mala­die est là, grom­melle l’homme dont la mau­vaise tête fait des siennes. 

— Mais la mala­die gué­rit. Encore un peu de patience. 

— Ça fait tout de même bien du monde à élever. 

— Bah ! il faut se dire qu’en ce moment c’est le plus dur. Quand tout ça sera débrouillé, ça vous fera bien de l’honneur. 

De l’hon­neur ! Ce beau mot là pour lui ! Du coup, notre homme se redresse. 

Et, prompt aux émo­tions, comme le sont les gens rudes, il sen­ti­rait presque ses yeux le pico­ter. Mais il ne fau­drait pas avoir l’air de s’en faire accroire, et, pour rechi­gner encore : 

— En atten­dant, c’est pas tou­jours facile, dit-il. 

— Je pense bien, déclare l’Ange, il ne man­que­rait plus que ça qu’on ait tous les bon­heurs à la fois. 

Et, repre­nant gentiment : 

— Tenez, la belle crêpe de ma petite élève. Elle a bonne mine. C’est vous qui allez nous dire ce qu’elle vaut. 

— C’est pas de refus, c’est bon, ces sucreries-là.

Mais oui, il faut bien le dire, on n’est pas si mal que ça, tous ensemble. Ce bon plai­sir sain, la petite fête par­ta­gée, le visage heu­reux de sa pauvre femme, la mar­maille qui ose rire devant le père. Il semble que cha­cun réap­prenne la joie, à sen­tir la joie des autres. 

Toc toc. L’en­trée joyeuse de Marinette !

— Maman, papa, mes petits, que c’é­tait beau ! J’en aurai à vous racon­ter. Et tenez, regardez ! 

D’un vieux porte-mon­naie s’é­chappent sur la table une nuée de pièces nicke­lées, dorées, par­mi les­quelles sont même venus s’é­ga­rer quelques billets. Les menottes agrippent le trésor, 

— Ne tou­chez pas, petits ! 

Mari­nette ramasse en petit tas son butin :

— C’est maman qui déci­de­ra de l’emploi !

Et, se tour­nant vers l’Ange avec enthou­siasme et reconnaissance : 

— Oh ! made­moi­selle, c’est grâce à vous ! Le doc­teur m’a racon­té. Vous êtes trop, trop bonne. Et je n’ai pas tout dit. La dame a pro­mis de s’oc­cu­per de nous ; elle te don­ne­ra de la cou­ture, maman, que tu pour­ras faire éten­due, et elle veut envoyer les enfants à des colo­nies de vacances. Elle vien­dra ici nous voir. Mais je bavarde… et l’au­to vous attend Mademoiselle. 

Quel cha­grin ! L’Ange va s’en aller. 

— Oh ! dites, vous reviendrez ? 

— Je crois bien que je revien­drai ! Mais… il n’y aura plus d’ange. 

— Si, si, vous serez tou­jours notre ange !

Dans l’au­to qui ramène chez elles les deux fillet­tés, l’une est rouge, exci­tée, et parle, parle 

— Oh ! on s’est bien amu­sé, il y en avait du monde ! 

Chris­tiane retape sa robe chif­fon­née, des pans sont arra­chés, des gre­lots manquent. 

— Dans quel état me voi­là ! je me suis tachée. Crois-tu que ma crêpe est retom­bée sur moi, ça a été une vraie mal­chance ; c’est le petit Phi­lippe qui m’a pous­sée, tu sais comme il est mal éle­vé. Mais c’est bien fait, sa crêpe a été man­quée aus­si. Moi qui pen­sais avoir le pre­mier prix, j’ai enra­gé. Tu n’i­ma­gines pas l’en­train ! On a fait une faran­dole ; on a dû empor­ter une petite qui s’est don­né une entorse. Il fai­sait une cha­leur ! On riait, on criait, on tom­bait, c’é­tait très amu­sant. Par exemple, celle qui avait une coif­fure mer­veilleuse, on ne la recon­nais­sait pas. C’é­tait Hélène, avec une per­ruque Louis XVI. Elle disait que ça lui fai­sait mal à la tête ; moi ça m’au­rait été égal d’a­voir mal à la tête, si j’a­vais pu être la plus belle… Au fond, j’au­rais dû m’ha­biller en Per­sane ; figure-toi, un cos­tume chamarré… 

Le babil conti­nue. Et c’est cela, qui, d’ha­bi­tude, amuse tant Laure ? C’est dans cette agi­ta­tion qu’elle trouve son meilleur plaisir ? 

— Et toi, demande Chris­tiane, tu ne t’es pas trop ennuyée ? 

— Mais non, répond Laure simplement. 

Tan­dis que, près d’elle, le ver­biage reprend, elle s’a­ban­donne aux pen­sées nou­velles sans savoir encore si c’est un rêve ou un appel… la grande souf­france enser­rant la terre, la mère malade, les enfants aban­don­nés, l’homme bru­tal… et, soi, se poser comme un ange sur la misère du monde. 

MARIE MARTEAU DE LANGLE.
La semaine de Suzette, 19 février 1931 

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