Autrefois — moins souvent de nos jours — les artisans, avant de s’installer, faisaient leur « Tour de France » c’est-à-dire qu’ils allaient de ville en ville travailler chez divers patrons, apprenant ainsi parfaitement leur métier.
L’un de ces « compagnons » (dit « Pignolet » parce qu’il est le fils du père Pignol) futur menuisier, rentre au logis à Grasse et son père lui demande de raconter son voyage.
1. — D’abord, père, vous savez qu’en partant d’ici, de Grasse [1], je filai sur Toulon, où j’entrai à l’arsenal. Pas besoin de relever tout ce qui est là-dedans : vous l’avez vu comme moi.
— Passe, oui, c’est connu.
— En partant de Toulon, j’allai m’embaucher à Marseille, fort belle et grande ville, avantageuse pour l’ouvrier.
— C’est bien.
— De là, ma foi, je remontai sur Aix, où j’admirai les sculptures du portail Saint-Sauveur.
— Nous avons vu tout cela.
— Puis, de là, nous gagnâmes Arles, et nous vîmes la voûte de la commune d’Arles.
— Si bien appareillée qu’on ne peut pas comprendre comment ça tient en l’air.
— Puis, nous nous dirigeâmes de Saint-Gille à Montpellier, et là, on nous montra la célèbre Coquille…
— Oui, qui est dans le Vignole, et que le livre appelle la « trompe de Montpellier ».
— C’est ça… Et, après, nous marchâmes sur Narbonne.
— C’est là que je t’attendais.
— Quoi donc, père ? À Narbonne, j’ai vu les Trois-Nourrices, et puis l’archevêché, ainsi que les boiseries de l’église Saint-Paul.
— Et puis ?
— Mon père, rien de plus !
— Alors, tu n’as pas vu la Grenouille ?
— Mais quelle grenouille ?
— La Grenouille qui est au fond du bénitier de l’église Saint-Paul. Ah ! je ne m’étonne plus que tu aies sitôt fait, bambin, ton Tour de France ! La Grenouille de Narbonne ! le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre, que l’on vient voir de tous les diables. Et ce saute-ruisseau [2] ! criait le vieux Pignol, en s’animant de plus en plus, ce méchant gâte-bois [3] qui se donne pour compagnon, n’a pas vu seulement la Grenouille de Narbonne ! Oh ! mais, qu’un fils de maître ait fait baisser la tête, dans la maison, à son père, mignon, ça ne sera pas dit ! Mange, bois, va dormir, et, dès demain matin si tu veux qu’on soit d’accord, tu regagneras Narbonne pour voir la Grenouille.
2. Le pauvre Pignolet, qui savait que son père ne démordrait pas aisément et qu’il ne plaisantait pas, mangea, but, alla au lit, et le lendemain à l’aube sans répliquer davantage, après avoir muni de vivres son sac, il repartit pour Narbonne.
Avec les pieds meurtris et enflés par la marche, avec la chaleur, la soif, par voies et par chemins, va donc mon Pignolet !
Aussitôt arrivé, au bout de sept ou huit jours, dans la ville de Narbonne, — d’où selon le proverbe, « ne vient ni bon vent ni bonne personne », — Pignolet, qui, cette fois, ne chantait pas, je vous l’assure, sans prendre le temps même de manger un morceau ou boire un coup au cabaret, s’achemine de suite vers l’église Saint-Paul, et, droit au bénitier, s’en vient voir la Grenouille.
3. Dans la vasque de marbre, en effet, sous l’eau claire, une grenouille rayée de roux, tellement bien sculptée qu’on l’aurait dit vivante, regardait accroupie, avec ses deux yeux d’or et son museau narquois [4], le pauvre Pignolet, venu de Grasse pour la voir.
— Ah ! petite vilaine, s’écria tout à coup, farouche, le menuisier. Ah ! c’est toi qui m’as fait faire, par ce soleil ardent, deux cents lieues de chemin ! Va, tu te souviendras de Pignolet de Grasse !
Et voilà le sacripant qui, de son baluchon, tire son maillet, son ciseau, et pan ! d’un coup, à la grenouille il fait sauter une patte. On dit que l’eau bénite, comme teinte de sang, devint rouge soudain, et la vasque du bénitier, depuis lors, est restée rougeâtre.
Frédéric Mistral
Mémoires et Récits (Éd. Plon).
Amusante légende ! Nos amis de la région narbonnaise pourront seuls nous dire ce qu’il faut en penser. N’hésitez pas à leur écrire.
Extrait de D’un pas Alerte,
Lecture Cours Moyen 1ère année
Berier & Gilbert
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