La crèche de M. le curé

Auteur : Canivet, Charles | Ouvrage : Contes de la mer et des grèves .

Temps de lec­ture : 18 minutes

La veille de , après sa réfec­tion du matin, le véné­rable curé de X… était fort per­plexe. Cela se voyait à son atti­tude, les mains croi­sées sur son esto­mac un peu rebon­di et se frot­tant les deux pouces, l’un contre l’autre, comme tous ceux qui pensent ou qui digèrent.

La digestion de monsieur le curéLa diges­tion ne devait pour­tant pas être dif­fi­cile. Pen­sez, deux œufs frais parce qu’il y avait des poules pon­deuses dans la cour du pres­by­tère, un reste de pois­son connu, le long des grèves bas-nor­mandes, sous le nom de vieille, ni déli­cat ni appé­tis­sant, je vous assure, et un peu de beurre frais, bat­tu par Char­line, la vieille ser­vante, avec le lait d’une vache, ni grasse ni maigre, qui pais­sait dans le clos, au bout du jardin.

Tel était, à peu près, et inva­ria­ble­ment, l’or­di­naire de M. le curé de X…, le vil­lage étant pauvre et par consé­quent le casuel presque nul.

Seule­ment le curé, par une douce habi­tude, siro­tait sa demi-tasse dans laquelle il avait déjà ver­sé son deuxième petit verre. Le cognac, cela sou­tient quand il fait froid ; et le brave curé était bas-nor­mand, d’un pays tan­tôt ven­teux, tou­jours humide, où per­sonne ne répu­die le glo­ria. Et puis, il n’y a jamais eu de mal à user des bonnes choses ; le tort consiste à en abuser.

C’é­tait une toute modeste cure que celle de X… et si le pas­teur était simple, les ouailles n’é­taient pas riches, tous marins de père en fils, cha­vi­rés par la mer depuis des géné­ra­tions, cou­lés ici ou là dans une bour­rasque, le long de ces côtes de la Hague où le flot n’est jamais tran­quille et qui, dans les coups d’é­qui­noxe, se couvrent d’é­paves et de débris, sans comp­ter ce qui reste au fond.

Mal­gré la pau­vre­té géné­rale, cha­cun fai­sait de son mieux et por­tait au pres­by­tère quelque chose de sa pêche, dans les bons jours, des crabes que Char­line fai­sait cuire, ou des plies, ou bien, quand la mer s’en allait assez loin, de ces belles coquilles à fond de nacre, que l’on nomme des coquilles Saint-Jacques, sans doute parce que le saint s’en fit un orne­ment lors de son voyage à Com­pos­telle, enfin toute la ver­mine de la mer que per­sonne ne dédaigne, quand elle est fraîche et toute parfumée.

Donc le curé de X… médi­tait, non parce qu’il avait devant les yeux le plus vaste des hori­zons mari­times, avec les îles anglaises au fond, nageant dans l’a­zur pâle d’une belle jour­née d’hi­ver ; ce spec­tacle ne lui man­quait pas sou­vent ; il était bla­sé là-des­sus et n’y pen­sait même plus, quand la mer furieuse et pous­sée par le vent du large cra­chait toutes ses écumes jusque sur les fenêtres du presbytère.

Chaque année, depuis tan­tôt cinq ou six ans, et pré­ci­sé­ment ce jour-là même de la veille de Noël, M. le curé était tout morose. Il pen­sait qu’il fal­lait sor­tir de la sacris­tie la de l’en­fant Jésus, et que la crèche et l’en­fant s’en allaient en morceaux.

Le vitrage, rac­com­mo­dé en dix endroits, avec des bouts de papier col­lés, exi­geait des pré­cau­tions infi­nies, quand on opé­rait le trans­port de la sacris­tie à l’é­glise, et le pauvre petit bon­homme de cire cou­ché sur de la paille soi­gneu­se­ment renou­ve­lée n’a­vait plus qu’un bras et qu’une jambe. En y regar­dant de bien près, on voyait aus­si que l’œil gauche était absent, et qu’une bonne par­tie de la belle che­ve­lure bou­clée se man­geait aux vers et dimi­nuait tous les ans.

Char­line, pour répa­rer tous ces désastres, fai­sait des pro­diges, tour­nait l’en­fant sur le côté gauche, pour qu’on ne vît point le trou de l’œil per­du et arran­geait la paille de façon à ce que l’on pût croire que les deux membres man­quants étaient cachés dessous.

Mais ce qui l’en­nuyait, pen­dant son tra­vail soi­gneu­se­ment renou­ve­lé chaque année, la bonne Char­line, c’est que M. le curé pas­sait son temps à lui racon­ter les mer­veilles des églises de Cher­bourg : le nou­veau-né vêtu de beaux vête­ments blancs, moi­rés, bro­dés d’or, cou­ché dans les fleurs, et si frais qu’on l’eût dit vivant et tout prêt à prendre la parole pour remer­cier les visiteurs.

Char­line le priait par­fois, et assez vive­ment, de se taire. Alors M. le curé sou­pi­rait, se plai­gnait de la dure­té des temps et de la dure­té des hommes, et Char­line pour­sui­vait sa besogne, redres­sant ici un pli qui fai­sait mal, à son idée, mais avec des pré­cau­tions infi­nies, parce que le reste de la robe aurait bien pu s’en aller en pous­sière, posant là des bou­chons de paille ou de ver­dure per­sis­tante, pour cacher, autant que pos­sible, toute cette misère.

Il arri­va même un jour qu’une petite sou­ris, entrée on ne sait comme, dans la crèche, sor­tit de des­sous le paillot et s’é­chap­pa, quand celle-ci fut ouverte. On la vit trot­ti­ner dans la salle, pas­ser sous le fau­teuil de M. le curé et fina­le­ment s’en­gouf­frer dans un trou du par­quet, où les trous ne man­quaient pas, la com­mune n’é­tant point large sous le rap­port des réparations.

Noël raconté au catéchisme - Maire du villageSou­vent, un peu pous­sé par Char­line, M. le curé avait eu la ten­ta­tion de s’a­dres­ser au maire ; mais M. le maire était un athée, les adjoints aus­si, et la démarche eût été sans doute bien inutile.

Le curé, qui était tolé­rant, pen­sait qu’un athée pou­vait bien, sans déro­ger, faire une lar­gesse à l’é­glise. Pour lui, quand il fai­sait l’au­mône, ce qui lui arri­vait trop rare­ment, à son gré, il ne se sou­ve­nait point d’a­voir jamais eu de ces dis­tinc­tions, et sa pié­cette tom­bait dans la main de tous ceux qui mar­chaient pieds nus et n’a­vaient presque rien à se mettre sur le corps.

Mais les hommes sont les hommes ; rien ne les change, et le bon Dieu lui-même ne se donne pas sou­vent la peine de prendre garde à leurs caprices, à leur orgueil et à leurs pré­ten­tions. C’est un compte à régler plus tard.

Quoi qu’il en soit, c’é­tait bien ennuyeux de se dire que, dans cette église à demi déla­brée de X…, per­chée sur le haut de la falaise, pleine du croas­se­ment des cor­neilles qui nichaient dans ses cre­vasses, et dont les murailles étaient presque aus­si moi­sies au-dedans qu’au-dehors, il n’y avait pas moyen de recueillir assez de gros sous pour ache­ter une belle crèche, toute neuve, comme on en voyait tant dans les grands bazars de Cher­bourg, à ce moment de l’année.

Récit pour le KT des enfants - La pointe de Carteret

Et voi­là à quoi le bon curé de X… son­geait, un peu humi­lié d’être si pauvre, auprès de tant de ses confrères, qui pour­tant n’é­taient pas riches, mais aux­quels on ne refu­sait point les plus légi­times et indis­pen­sables frais d’en­tre­tien de leur église.

Enfin, il fal­lait bien se rési­gner, mais c’é­tait dur ; si dur que le curé n’a­vait pas toute la gra­ti­tude dési­rable à l’é­gard de Char­line qui, à force de soins et d’ha­bi­le­té, avait fini par rendre à moi­tié pré­sen­table ce petit enfant tout dis­lo­qué, dans sa mai­son de verre raccommodée.

Le soir se fai­sant, et comme il reve­nait de la confes­sion, tout triste encore et tout son­geur, le curé vit, aux der­niers feux du jour, que toutes les barques de X… étaient au port. Il était sûr d’une nom­breuse assis­tance pour la messe de minuit, et c’é­tait tou­jours cela ; les pêcheurs nor­mands ne sortent point la nuit de Noël.

Le vent, quoique assez froid, n’é­tait pas fort, ce qui n’empêchait point la mer de faire sa musique ordi­naire au pied des rochers, et les embruns d’at­teindre par­fois le bord de la falaise.

Sur la côte, les phares s’al­lu­maient suc­ces­si­ve­ment, et le curé vit que, dans les îles anglaises, prin­ci­pa­le­ment dans Auri­gny, qui était plus voi­sine, et dans Jer­sey, qui était plus grande, il y avait beau­coup plus de lumières que d’habitude.

On fêtait aus­si la Noël, Christ­mas, dans ces nids de l’O­céan arra­chés à la côte nor­mande par une convul­sion marine, il y a des siècles ; et bien sûr que là, les auto­ri­tés ne mar­chan­daient point leur concours aux paroisses.

Et il lui sem­blait, au digne homme, que le vent lui appor­tait, du large, des accents d’al­lé­gresse, et que tous ces feux, dis­sé­mi­nés dans les îles, étaient autant de feux de joie.

Et sa mélan­co­lie du matin le reprit, lorsque, ren­tré au pres­by­tère, il vit la bonne Char­line qui brû­lait, dans la che­mi­née de sa cui­sine, le reste des branches de tama­ris qu’elle avait cou­pées la veille, pour faire la toi­lette annuelle de la crèche fêlée, et pour dis­si­mu­ler de son mieux ce qui man­quait à l’enfant.

Hélas ! oui, il faut se rési­gner à tout, en ce bas monde, même à l’é­va­nouis­se­ment des dési­rs les plus amou­reu­se­ment cares­sés et des plus chères ambi­tions. Et qui s’y rési­gne­rait donc, si ce n’est un digne prêtre comme le curé de X…, qui, dans ses vœux les plus désor­don­nés, ne pen­sait cepen­dant qu’au bon Dieu et à l’or­ne­ment de sa demeure ?

Mal­gré cela, il se lamen­tait tou­jours, parce que, chaque année, il pen­sait pou­voir réa­li­ser la petite somme néces­saire pour ache­ter une crèche nou­velle et que, chaque année, le moment venu, le fond de sa bourse était aus­si à sec que la grève à marée basse. Ce qui ne l’empêchait point de répéter :

Récit de Noël pour les jeunes - falaises normande - gravure– Nous éco­no­mi­se­rons, Char­line, nous économiserons.

Char­line ne deman­dait pas mieux, car, à la longue, cela la cha­gri­nait de voir M. le curé aus­si morose ; mais éco­no­mi­ser sur quoi ? Au pres­by­tère, il n’y avait pas même à tondre sur un œuf. Alors Char­line regar­dait son maître d’un air pitoyable, et finis­sait par dire :

– Par­bleu, avec des éco­no­mies, mon­sieur le curé, nous nous en tire­rions, mais c’est plus facile d’en par­ler que d’en faire. Remet­tons cela à l’an­née pro­chaine, allez ; pour sûr, le bon Dieu ne nous en vou­dra pas.

À ces paroles, ce soir-là, comme les autres années, M. le curé se conten­ta de pous­ser un gros sou­pir qui vou­lait dire :

– Est-elle phi­lo­sophe, cette Char­line ! Il y a vrai­ment sur terre des femmes plus fortes que bien des hommes !

Puis il s’as­sou­pit dans son fauteuil.

À ce moment, un brusque coup de son­nette reten­tit à la porte du pres­by­tère, et si vio­lem­ment que M. le curé et la vieille ser­vante en tressaillirent.

Et comme celui-ci avait encore, sur la tête, son vieux cha­peau de feutre râpé qui, comme la crèche, récla­mait impé­rieu­se­ment un rem­pla­çant, il dit à Charline :

– Ne te dérange pas, ma fille, j’i­rai moi-même.

Et il se diri­gea vers la porte, qu’il ouvrit, et qui don­na pas­sage à un jeune homme de bonne mine, vêtu comme les mari­niers ita­liens, mais avec des étoffes si belles et si brillantes qu’elles sem­blaient éclai­rer le long cou­loir. Sa phy­sio­no­mie était char­mante, pleine à la fois de dou­ceur et d’éner­gie, et ses che­veux, longs et bou­clés, de cou­leur un peu fauve, retom­baient, non sans grâce, sur de robustes et élé­gantes épaules.

– C’est à Mon­sieur le curé de X… que j’ai l’hon­neur de par­ler ? dit-il.

– À lui-même, Mon­sieur, répon­dit le vieux prêtre confus ; mais qui me vaut l’hon­neur de votre visite, et qui êtes-vous ?

– Qui je suis ? reprit le nou­vel arri­vant, cela n’im­porte guère, mais je viens de la part de quel­qu’un qui vous tient en haute estime, Mon­sieur le curé, et qui m’a char­gé pour vous d’une com­mis­sion précieuse.

Tout à coup la voix de Char­line reten­tit, au fond du cor­ri­dor, rap­pe­lant à l’ordre son maître.

– Mais vous n’y pen­sez donc pas, criait-elle, et vous tenez sans doute à vous enrhu­mer ! La salle est finie, Mon­sieur le curé, et de façon à ne faire honte à personne.

M. le curé com­prit son impo­li­tesse et fit signe à l’é­tran­ger de le suivre. Mais celui-ci s’ex­cu­sa tout d’abord :

– C’est que, dit-il, j’ai là quelque chose, et il mon­trait du doigt le dehors…

– Quelque chose ? Quoi donc ? fit M. le curé.

– Pré­ci­sé­ment ce que l’on m’a char­gé de vous remettre.

Alors il sor­tit et ren­tra presque aus­si­tôt, por­tant sur l’é­paule une grande caisse car­rée qui parais­sait lourde, mais ne le fai­sait pour­tant pas flé­chir d’une ligne.

Une fois dans la salle, il la dépo­sa sur la table ; Char­line, la curio­si­té très éveillée, les avait sui­vis et se tenait en admi­ra­tion devant cette belle caisse en aca­jou, her­mé­ti­que­ment fer­mée et dont les clous, arron­dis et polis, brillaient comme des pois d’or.

M. le curé n’en croyait pas ses yeux et pas­sait de temps en temps les mains sur le cou­vercle lui­sant et uni comme une glace, très intri­gué et se deman­dant ce qu’il pou­vait bien y avoir de caché là-des­sous. La voix de l’in­con­nu le fit sor­tir de sa rêverie.

– Mon maître, dit-il, qui vous connaît et vous appré­cie, a fait mettre là-dedans ce que vous dési­rez depuis si long­temps, une crèche pour votre église.

Et il ajou­ta, avec un sourire :

– Et mon maître pense que vous serez satisfait.

Alors, avec la pointe d’un sty­let dont la lame tri­an­gu­laire brillait comme du verre, sous les feux gras de la chan­delle de Char­line, il fit sau­ter une à une toutes les planches. D’a­bord appa­rurent des fleurs de toutes sortes et de toutes cou­leurs, qui rem­plirent de suaves et doux par­fums la vieille salle du pres­by­tère. L’in­con­nu les sai­sit à poi­gnées, les jeta sur l’aire, et ce fut un double cri d’ad­mi­ra­tion du curé et de Char­line, quand ils virent sor­tir de toute cette jon­chée une crèche magni­fique en cris­tal le plus pur, dont les angles étaient réunis et fixés par des filets d’or. À l’in­té­rieur, c’é­tait l’é­table de Beth­léem, la Vierge assise et tenant l’en­fant sur ses genoux, un beau bébé tout rose avec une toute petite che­mise de moire pour tout vête­ment, qui lais­sait voir ses bras et ses jambes pote­lés et d’où sor­tait sa char­mante tête iri­sée, avec des yeux qui remuaient, ma foi ! comme des yeux vivants, et le bout de son petit nez un peu rose, sans doute à cause du froid des nuits de décembre qui ne sont pas clé­mentes, même en Judée ; saint Joseph, debout, contem­plait la mère et l’en­fant, avec un bon sou­rire qui s’en allait, à droite et à gauche, dans les longues mèches de sa barbe d’a­pôtre ; et, dans le fond, un petit âne au poil lui­sant et un gros bœuf du Coten­tin se tenaient, l’un près de l’autre, à por­tée d’un beau râte­lier d’or, tout char­gé de provende.creche de Noel en cristal

Le long d’une des parois, il y avait quelque chose qui res­sem­blait à des cou­lisses de théâtre ; mais, ni M. le curé ni Char­line n’en devi­naient l’u­sage. Tous deux ils étaient en extase, les mains jointes, et si inter­lo­qués que la parole leur man­quait. Était-ce Dieu pos­sible ? Une crèche pareille pour l’é­glise, lorsque, quelques minutes encore aupa­ra­vant, on eût été si heu­reux rien que d’un enfant en plâtre, cou­ché sur le clos, dans sa crèche de verre intacte ! C’é­tait à n’y pas croire !

Et déjà le brave curé, bâtis­sant, pour l’a­ve­nir, voyait les fidèles affluer, appe­lés par cette miri­fique crèche, dont la répu­ta­tion ne tar­de­rait pas à se répandre dans la contrée, depuis Auder­ville jus­qu’à Port­bail, et il son­geait à l’é­ta­blis­se­ment d’un tronc dans la cha­pelle, pen­sant qu’on ne sau­rait avoir le cou­rage de refu­ser une petite aumône après avoir vu d’aus­si belles choses. Et alors, de fil en aiguille, avec l’argent du tronc, il répa­rait sa pauvre église décré­pite, fai­sant eau de tous côtés, comme un navire hors d’u­sage, et son­geait même à un che­min de la croix, sculp­té en bas-relief, qu’il avait admi­ré lors de son der­nier voyage à Cou­tances, où il s’é­tait ren­du pour la retraite générale.

Mais ce n’é­tait pour­tant pas tout, et voi­là qu’au moment même où le curé son­geait aux futurs embel­lis­se­ments de son église, l’in­con­nu tou­cha du doigt un petit res­sort caché dans la boi­se­rie qui sup­por­tait la crèche, et alors, de la cou­lisse, sor­tirent d’a­bord les ber­gers por­tant un agneau nou­veau-né et qui bêlait de toutes ses forces ; puis les rois Mages, avec l’é­toile au-des­sus de leur tête, dra­pés dans leurs beaux habits sous les­quels ils cachaient leurs riches pré­sents, l’en­cens, la myrrhe, l’or, les pierres pré­cieuses, et ces belles étoffes de Nubie dont les plis traî­naient jus­qu’à terre. Le cor­tège mar­chait au son d’une musique char­mante qui venait aus­si de la cou­lisse sans doute, car on ne voyait pas les musi­ciens, et, dans le fond, le bour­ri­quet allon­geait son mufle et tirait la langue, aus­si longue qu’il pou­vait, comme pour la pas­ser sur les mains ten­dues de l’en­fant, tan­dis que le grand bœuf coten­ti­nais beu­glait à se décro­cher la mâchoire et se don­nait, sur les flancs, alter­na­ti­ve­ment, de grands coups de queue.

C’é­tait fée­rique, et M. le curé n’en reve­nait pas. Il regar­dait Char­line, trop émue pour regar­der autre chose que la crèche, puis l’in­con­nu qui sou­riait, et dont la phy­sio­no­mie par­lante sem­blait dire :

– Vous ne savez pas com­bien je suis heu­reux de vous voir si contents !

Alors, comme s’il se dou­tait de quelque chose, le vieux prêtre tom­ba à genoux fai­sant signe à Char­line d’a­gir de même. Est-ce que de si belles choses pou­vaient être naturelles ?

Histoire de noel pour les enfants - Bateau sur la mer la nuitMais l’in­con­nu les rele­va, leur disant que le devoir le rap­pe­lait, et que, sa com­mis­sion faite, il n’a­vait plus qu’à reprendre la mer. La tar­tane qui l’a­vait ame­né d’I­ta­lie jusque dans ces parages était là dans le port, les voiles déployées, comme on pou­vait s’en assu­rer de la fenêtre.

Et en effet, mal­gré la nuit épaisse, les larges voiles d’une tar­tane se voyaient dans le port, agi­tées par la brise noc­turne, comme de grandes ailes blanches d’oi­seau de mer.

Quand M. le curé et Char­line se retour­nèrent, l’in­con­nu n’é­tait plus là. Tous deux ils cou­rurent à la porte res­tée ouverte, mais ils n’en­ten­dirent aucun bruit de pas sur les cailloux du che­min, et ne virent rien, sinon là-bas, sur la pleine mer, les voiles de la tar­tane qui s’é­loi­gnaient en dimi­nuant et en répan­dant autour d’elles des gerbes de lumière.

Lorsque M. le curé se réveilla, la crèche, tant bien que mal répa­rée par Char­line, fut le pre­mier objet qui frap­pa ses regards, et il ne put dis­si­mu­ler un mou­ve­ment de dépit bien­tôt répri­mé par l’as­pect de la vieille ser­vante qui, les deux poings sur les hanches, fière de son ouvrage et du talent qu’elle avait déployé pour dis­si­mu­ler tant de dégâts, s’é­pa­nouis­sait en un large sou­rire, et disait :

– Eh bien, Mon­sieur le curé, en voi­là encore pour une année. Dame ! quand on n’est pas riche, on fait ce qu’on peut ! Mais, pour la Noël pro­chaine, nous économiserons.

– C’est cela, Char­line, dit le brave homme qui ne put s’empêcher de sou­rire, nous éco­no­mi­se­rons. Mais ce n’est pas tout à fait cela que j’a­vais rêvé.

Et la vieille Char­line, un peu dépi­tée de se voir aus­si froi­de­ment accueillie, après tant de peines, rega­gnait sa cui­sine, en répétant :

– C’est drôle tout de même de voir comme M. le curé devient difficile !

Normandie la nuit

Charles Cani­vet,

Contes de la mer et des grèves, 1889.

Un commentaire

  1. GENEV a dit :

    Un grand Mer­ci pour ce superbe conte de Noël.
    Nous devons répa­rer la toi­ture de notre église cette année et une sous­crip­tion a été lan­cée auprès des parois­siens. Ne dou­tons pas un ins­tant qu’elle por­te­ra ses fruits et que ce sera leur cadeau de Noël pour 2021 !

    1 juillet 2021
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