Conte de l’Épiphanie

Auteur : Michelet, Marcel | Ouvrage : Autres textes .

Temps de lec­ture : 9 minutes

On dit que bien men­teurs sont les chas­seurs. Ils sont poètes à leur façon, ces grands che­va­liers de la nature, et je crois plu­tôt qu’ils ne mentent point, mais qu’il leur arrive par­fois d’exa­gé­rer la véri­té. Oyez cependant.

Sou­vent, ces soirs d’hi­ver, quand seul, on se sent si bien chez soi, près d’un bon feu qui flam­boie, le vieux curé du vil­lage, Deferr, avait l’au­baine de rece­voir la visite noc­turne de maître Ros­soz. Ce n’é­tait ni un scru­pu­leux, ni un athée notoire que notre chas­seur. De temps à autre, le Bon Dieu devait pour­tant se conten­ter d’une bonne inten­tion en guise de sanc­ti­fi­ca­tion du dimanche. Cepen­dant, maître Ros­soz n’ou­bliait pas son vieux curé Deferr et les soi­rées d’hi­ver, quand la lune n’é­tait pas pro­pice pour l’af­fût de fin limier gou­pil, il s’en allait vers le pres­by­tère. Non pas qu’il allât se confes­ser, car notre chas­seur ne sen­tait le besoin, et pour son corps et pour son âme, de se les­si­ver qu’une fois l’an. Une vraie belle âme au demeu­rant, mais dans la plus noire des enve­loppes. En ce soir de jan­vier, maître chas­seur Ros­soz se hâte pour­tant vers la cure et si l’on dit que se hâter n’é­tait pas son fort, on pou­vait devi­ner quelque grave aventure.

Histoire de chasseur à l'EpiphanieLe calme du pres­by­tère n’a­vait pas même été trou­blé par ce visi­teur inso­lite, car maître chas­seur Ros­soz, d’un pas glis­sé et tou­jours pru­dent, avait fran­chi les sombres cou­loirs et voi­ci qu’il entrait dans la chambre de son vieux curé assis près du four­neau en pierre « ollaire ». M. Deferr n’est pas sor­ti de sa prière, il a hoché la tête pour saluer et ses mains pieu­se­ment fer­mées comme ses yeux, par­cou­raient régu­liè­re­ment les gros grains bruns d’un cha­pe­let fran­cis­cain. Le curé n’a rien dit à son homme, puis­qu’il par­lait à son Dieu.

Ros­soz s’est assis dans le grand fau­teuil de cuir réser­vé aux visites. Il n’a rien dit, lui non plus ; mais ses yeux brillaient d’une étrange his­toire et ses mains tan­nées allaient ner­veu­se­ment des poches de son lamen­table pale­tot de chasse à sa pipe noire et ron­gée, puis remon­taient la figure par
devant jus­qu’à ses che­veux, pour recom­men­cer cent fois le même manège. Per­sonne ne disait rien et le jeu des mains recom­men­çait chaque fois plus rapide et l’é­trange his­toire brû­lait tou­jours plus dans ses yeux. Le cuir brû­lait sur le fau­teuil. La douce cha­leur du four­neau brû­lait et la prière silen­cieuse du vieux curé brû­lait. Des mains de feu tiraient l’un après l’autre les grains rou­gis du cha­pe­let fran­cis­cain, pareils à des char­bons ardents. Sa solide tête de chas­seur de cha­mois, elle, elle lui sem­blait s’é­car­te­ler comme un tronc dans les flammes. Voi­là main­te­nant que toute la chambre brû­lait, du feu par­tout, par­tout du feu qui tour­nait, qui tour­nait avec lui et lui avec le feu.

Le cha­pe­let du curé a sou­le­vé une brise de fraî­cheur en rou­lant par terre et Ros­soz s’est jeté aux pieds de son vieil ami Deferr, puis il a dit : « Mon Père, par­don­nez-moi, parce que j’ai péché… parce que j’ai péché… parce que j’ai péché… parce que j’ai… » Les mains du prêtre se posèrent, telle la rosée du matin fraî­chis­sant une fleur, sur les mains brû­lantes du chas­seur prosterné.

Alors Ros­soz a pu conti­nuer sa confes­sion. « Parce que j’ai, pour­suit-il, parce que j’ai tué un cha­mois, aujourd’­hui, près de la cha­pelle de S. Chris­tophe. » Le curé n’y com­pre­nait plus rien. Ros­soz, lui, le grand bra­con­nier de la val­lée, se confes­ser d’a­voir des­cen­du un cha­mois ! Jamais ça ne lui était arrivé.

Histoire pour le caté : Le braconneur s'arrête à côté de la chapelleRos­soz reprit, après un silence pour ava­ler sa salive. « Mon Père, par­don­nez-moi parce que j’ai tué un cha­mois, mais ça n’est rien. Voi­là, j’at­ten­dais la nuit pour des­cendre au vil­lage. J’at­ten­dais, caché sous un sapin, au bord du grand rocher qui sur­plombe la val­lée, près de la cha­pelle de S. Chris­tophe. La nuit était
juste là, quand, sur le sen­tier venant du vil­lage de Ver­thière, j’ai enten­du une clo­chette qui s’ap­pro­chait. Une lueur pas­sait à tra­vers les sapins et la clo­chette et la lueur venaient en direc­tion de la cha­pelle. Au bout de la clai­rière, j’ai vu ceci, et puis, à quelques mètres devant moi, j’ai vu, mon Père, j’ai vu, j’ai bien vu, il ne fai­sait pas très sombre, j’ai vu trois enfants silen­cieux comme des ombres, qui por­taient solen­nel­le­ment quelque chose dans les mains. Cha­cun avait une lan­terne pour s’é­clai­rer et j’ai vu leurs visages illu­mi­nés. Une cou­ronne était posée sur leur tête. Par der­rière ces trois mes­sa­gers, un bam­bin, rou­lant à chaque pas dans la neige, tirait une chèvre qui ne vou­lait pas avan­cer. Le cor­tège est pas­sé à pas cinq mètres de moi et j’ai vu la chèvre, har­na­chée de rubans, avec une son­nette et, sur les reins, une vieille des­cente de lit, je crois, qui pen­dait de chaque côté. Toute la petite cara­vane est entrée dans la cha­pelle de S. Christophe.

Je me suis alors glis­sé jusque vers la porte, bien dans l’obs­cu­ri­té. L’é­trange pro­ces­sion était devant l’au­tel. Les trois enfants cou­ron­nés sont mon­tés sur les gra­dins, tan­dis que le qua­trième, plus jeune que les autres et bien jouf­flu s’ef­for­çait, arc-bou­té contre un banc, de main­te­nir la chèvre qui ne trou­vait pas cet abri à son goût. Pas un seul mot pen­dant tout ce temps, seule la son­nette criarde de la chèvre aga­çait encore le pro­fond silence de la nuit. Elle est encore dans mon oreille cette son­nette criarde. Avec le silence des enfants, jamais le silence de la nuit n’a été si grand.

Je suis pour­tant habi­tué au silence de la nuit. Tout, abso­lu­ment tout est vivant à mes oreilles et ces feux des lan­ternes brûlent encore mes yeux. Qu’al­laient-ils faire main­te­nant, les enfants de cet étrange cor­tège à l’au­tel de la cha­pelle de S. Chris­tophe ? Tout à coup, une voix hési­tante, parce qu’on com­mence à chan­ter, puis deux, puis trois, ont rem­pli les voûtes. Mais ils ne chan­taient pas comme chantent des enfants, ils avaient des mélo­dies de grand seigneur.

Les enfants de l'Épiphanie prient dans la chapellePuis les voix, l’une après l’autre, se sont tues. L’ombre est subi­te­ment deve­nue moins épaisse dans la cha­pelle. Un des enfants a ver­sé sur l’au­tel quelques pièces de mon­naie. Les pièces sont tom­bées d’une boîte à cigares et tin­taient comme du cuivre entre­cho­qué. Je n’ai plus vu la boîte de cigares, ni les pauvres sous de cuivre, mais à tra­vers la lumière de la lan­terne, j’ai vu comme un cœur d’or qui brillait.

Que ferait à son tour le deuxième  ? Il a levé la main et il a bri­sé sur l’au­tel quelque chose qui a tin­té comme du verre. Un par­fum suave a rem­pli la nuit. J’ai res­pi­ré ce par­fum et il m’a comme sou­le­vé de terre.

Le der­nier, pen­dant ce temps, avait ouvert sa lan­terne et pré­sen­tait à la flamme qui se pen­chait un petit tronc arron­di avec un manche. C’é­tait une pipe, une grosse pipe en meri­sier, je crois. L’en­fant l’a­vait allu­mée à sa lan­terne et il en tirait de grosses bouf­fées. La fumée est mon­tée vers la voûte dans la lumière. Un ins­tant et je n’ai plus vu cette fumée et la pipe gro­tesque, mais une prière ardente dans les yeux per­dus en Dieu de cet enfant.

Toute cette céré­mo­nie avait duré bien un moment, puis la cara­vane est repar­tie du côté du vil­lage de Ver­thière. La chèvre était la pre­mière cette fois, elle tirait éper­du­ment sur sa corde le petit bam­bin qui rou­lait et rou­lait dans la neige. Sans un mot, digne comme cor­tège d’é­vêques, l’é­trange pro­ces­sion avait dis­pa­ru sous la forêt et je n’en­ten­dis plus que le son de la son­nette criarde et je ne vis plus qu’une lueur qui dan­sait autour des sapins, puis, plus rien. La nuit était rede­ve­nue sombre, très sombre. Alors, j’ai pris mon cha­mois et l’ai jeté sur les épaules, c’é­tait un beau, je vous le jure, mon Père, mais il ne m’a pas plus pesé qu’un oiseau et j’ai cou­ru jusqu’ici.

Enfants Rois Mages - Epiphanie et Veillées de NoelCes enfants, magni­fiques comme les Rois Mages des crèches de Noël, étaient venus je ne sais d’où, ni de quel pays ; mais, mon Père, j’ai com­pris qu’ils étaient venus pour moi, uni­que­ment pour moi, pour me rap­pe­ler qu’au­jourd’­hui c’é­tait fête de l’ et que j’a­vais man­qué la messe. Mon Père, par­don­nez-moi, parce que j’ai péché. »

Le vieux curé Deferr a par­lé dou­ce­ment, très dou­ce­ment. Puis il a dit : « Maître chas­seur Ros­soz, vous ferez comme péni­tence… » et il n’a pu ache­ver, car alors, Ros­soz s’est levé d’un bond et de sa « poche à gre­nier », dans le dos de son pale­tot, il a tiré un gros gigot de cha­mois et l’a dépo­sé sur les mains encore jointes de son ami Deferr. La main blanche du curé s’est levée sur son péni­tent pour l’ab­so­lu­tion, mais Ros­soz était déjà par­ti dans la nuit.

Ceci s’est pas­sé en la fête des étoiles, c’est-à-dire au soir de l’É­pi­pha­nie de la mille neuf cent qua­rante-neu­vième année depuis l’au­rore du salut du monde.

Mar­cel Michelet

Tableau de l'adoration des mages

Source : LES ECHOS DE SAINT-MAURICE (http://www.digi-archives.org/pages/echos/ESM047003.pdf)

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