On dit que bien menteurs sont les chasseurs. Ils sont poètes à leur façon, ces grands chevaliers de la nature, et je crois plutôt qu’ils ne mentent point, mais qu’il leur arrive parfois d’exagérer la vérité. Oyez cependant.
Souvent, ces soirs d’hiver, quand seul, on se sent si bien chez soi, près d’un bon feu qui flamboie, le vieux curé du village, Deferr, avait l’aubaine de recevoir la visite nocturne de maître chasseur Rossoz. Ce n’était ni un scrupuleux, ni un athée notoire que notre chasseur. De temps à autre, le Bon Dieu devait pourtant se contenter d’une bonne intention en guise de sanctification du dimanche. Cependant, maître Rossoz n’oubliait pas son vieux curé Deferr et les soirées d’hiver, quand la lune n’était pas propice pour l’affût de fin limier goupil, il s’en allait vers le presbytère. Non pas qu’il allât se confesser, car notre chasseur ne sentait le besoin, et pour son corps et pour son âme, de se lessiver qu’une fois l’an. Une vraie belle âme au demeurant, mais dans la plus noire des enveloppes. En ce soir de janvier, maître chasseur Rossoz se hâte pourtant vers la cure et si l’on dit que se hâter n’était pas son fort, on pouvait deviner quelque grave aventure.
Le calme du presbytère n’avait pas même été troublé par ce visiteur insolite, car maître chasseur Rossoz, d’un pas glissé et toujours prudent, avait franchi les sombres couloirs et voici qu’il entrait dans la chambre de son vieux curé assis près du fourneau en pierre « ollaire ». M. Deferr n’est pas sorti de sa prière, il a hoché la tête pour saluer et ses mains pieusement fermées comme ses yeux, parcouraient régulièrement les gros grains bruns d’un chapelet franciscain. Le curé n’a rien dit à son homme, puisqu’il parlait à son Dieu.
Rossoz s’est assis dans le grand fauteuil de cuir réservé aux visites. Il n’a rien dit, lui non plus ; mais ses yeux brillaient d’une étrange histoire et ses mains tannées allaient nerveusement des poches de son lamentable paletot de chasse à sa pipe noire et rongée, puis remontaient la figure par
devant jusqu’à ses cheveux, pour recommencer cent fois le même manège. Personne ne disait rien et le jeu des mains recommençait chaque fois plus rapide et l’étrange histoire brûlait toujours plus dans ses yeux. Le cuir brûlait sur le fauteuil. La douce chaleur du fourneau brûlait et la prière silencieuse du vieux curé brûlait. Des mains de feu tiraient l’un après l’autre les grains rougis du chapelet franciscain, pareils à des charbons ardents. Sa solide tête de chasseur de chamois, elle, elle lui semblait s’écarteler comme un tronc dans les flammes. Voilà maintenant que toute la chambre brûlait, du feu partout, partout du feu qui tournait, qui tournait avec lui et lui avec le feu.
Le chapelet du curé a soulevé une brise de fraîcheur en roulant par terre et Rossoz s’est jeté aux pieds de son vieil ami Deferr, puis il a dit : « Mon Père, pardonnez-moi, parce que j’ai péché… parce que j’ai péché… parce que j’ai péché… parce que j’ai… » Les mains du prêtre se posèrent, telle la rosée du matin fraîchissant une fleur, sur les mains brûlantes du chasseur prosterné.
Alors Rossoz a pu continuer sa confession. « Parce que j’ai, poursuit-il, parce que j’ai tué un chamois, aujourd’hui, près de la chapelle de S. Christophe. » Le curé n’y comprenait plus rien. Rossoz, lui, le grand braconnier de la vallée, se confesser d’avoir descendu un chamois ! Jamais ça ne lui était arrivé.
Rossoz reprit, après un silence pour avaler sa salive. « Mon Père, pardonnez-moi parce que j’ai tué un chamois, mais ça n’est rien. Voilà, j’attendais la nuit pour descendre au village. J’attendais, caché sous un sapin, au bord du grand rocher qui surplombe la vallée, près de la chapelle de S. Christophe. La nuit était
juste là, quand, sur le sentier venant du village de Verthière, j’ai entendu une clochette qui s’approchait. Une lueur passait à travers les sapins et la clochette et la lueur venaient en direction de la chapelle. Au bout de la clairière, j’ai vu ceci, et puis, à quelques mètres devant moi, j’ai vu, mon Père, j’ai vu, j’ai bien vu, il ne faisait pas très sombre, j’ai vu trois enfants silencieux comme des ombres, qui portaient solennellement quelque chose dans les mains. Chacun avait une lanterne pour s’éclairer et j’ai vu leurs visages illuminés. Une couronne était posée sur leur tête. Par derrière ces trois messagers, un bambin, roulant à chaque pas dans la neige, tirait une chèvre qui ne voulait pas avancer. Le cortège est passé à pas cinq mètres de moi et j’ai vu la chèvre, harnachée de rubans, avec une sonnette et, sur les reins, une vieille descente de lit, je crois, qui pendait de chaque côté. Toute la petite caravane est entrée dans la chapelle de S. Christophe.
Je me suis alors glissé jusque vers la porte, bien dans l’obscurité. L’étrange procession était devant l’autel. Les trois enfants couronnés sont montés sur les gradins, tandis que le quatrième, plus jeune que les autres et bien joufflu s’efforçait, arc-bouté contre un banc, de maintenir la chèvre qui ne trouvait pas cet abri à son goût. Pas un seul mot pendant tout ce temps, seule la sonnette criarde de la chèvre agaçait encore le profond silence de la nuit. Elle est encore dans mon oreille cette sonnette criarde. Avec le silence des enfants, jamais le silence de la nuit n’a été si grand.
Je suis pourtant habitué au silence de la nuit. Tout, absolument tout est vivant à mes oreilles et ces feux des lanternes brûlent encore mes yeux. Qu’allaient-ils faire maintenant, les enfants de cet étrange cortège à l’autel de la chapelle de S. Christophe ? Tout à coup, une voix hésitante, parce qu’on commence à chanter, puis deux, puis trois, ont rempli les voûtes. Mais ils ne chantaient pas comme chantent des enfants, ils avaient des mélodies de grand seigneur.
Puis les voix, l’une après l’autre, se sont tues. L’ombre est subitement devenue moins épaisse dans la chapelle. Un des enfants a versé sur l’autel quelques pièces de monnaie. Les pièces sont tombées d’une boîte à cigares et tintaient comme du cuivre entrechoqué. Je n’ai plus vu la boîte de cigares, ni les pauvres sous de cuivre, mais à travers la lumière de la lanterne, j’ai vu comme un cœur d’or qui brillait.
Que ferait à son tour le deuxième enfant ? Il a levé la main et il a brisé sur l’autel quelque chose qui a tinté comme du verre. Un parfum suave a rempli la nuit. J’ai respiré ce parfum et il m’a comme soulevé de terre.
Le dernier, pendant ce temps, avait ouvert sa lanterne et présentait à la flamme qui se penchait un petit tronc arrondi avec un manche. C’était une pipe, une grosse pipe en merisier, je crois. L’enfant l’avait allumée à sa lanterne et il en tirait de grosses bouffées. La fumée est montée vers la voûte dans la lumière. Un instant et je n’ai plus vu cette fumée et la pipe grotesque, mais une prière ardente dans les yeux perdus en Dieu de cet enfant.
Toute cette cérémonie avait duré bien un moment, puis la caravane est repartie du côté du village de Verthière. La chèvre était la première cette fois, elle tirait éperdument sur sa corde le petit bambin qui roulait et roulait dans la neige. Sans un mot, digne comme cortège d’évêques, l’étrange procession avait disparu sous la forêt et je n’entendis plus que le son de la sonnette criarde et je ne vis plus qu’une lueur qui dansait autour des sapins, puis, plus rien. La nuit était redevenue sombre, très sombre. Alors, j’ai pris mon chamois et l’ai jeté sur les épaules, c’était un beau, je vous le jure, mon Père, mais il ne m’a pas plus pesé qu’un oiseau et j’ai couru jusqu’ici.
Ces enfants, magnifiques comme les Rois Mages des crèches de Noël, étaient venus je ne sais d’où, ni de quel pays ; mais, mon Père, j’ai compris qu’ils étaient venus pour moi, uniquement pour moi, pour me rappeler qu’aujourd’hui c’était fête de l’Épiphanie et que j’avais manqué la messe. Mon Père, pardonnez-moi, parce que j’ai péché. »
Le vieux curé Deferr a parlé doucement, très doucement. Puis il a dit : « Maître chasseur Rossoz, vous ferez comme pénitence… » et il n’a pu achever, car alors, Rossoz s’est levé d’un bond et de sa « poche à grenier », dans le dos de son paletot, il a tiré un gros gigot de chamois et l’a déposé sur les mains encore jointes de son ami Deferr. La main blanche du curé s’est levée sur son pénitent pour l’absolution, mais Rossoz était déjà parti dans la nuit.
Ceci s’est passé en la fête des étoiles, c’est-à-dire au soir de l’Épiphanie de la mille neuf cent quarante-neuvième année depuis l’aurore du salut du monde.
Marcel Michelet
Source : LES ECHOS DE SAINT-MAURICE (http://www.digi-archives.org/pages/echos/ESM047003.pdf)
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