Cloches de Pâques

| Ouvrage : La semaine de Suzette .

Temps de lec­ture : 11 minutes

Blot­tie au pied de la vieille église qui domi­nait la place en pente de la petite ville, la mai­son du doc­teur Gérard se dres­sait, toute grise et morose, presque bran­lante à force d’être vieille, et toute ron­gée de mousse aux angles de ses pierres dis­jointes. Gaie et peu­plée autre­fois par une nom­breuse famille, elle avait vu, peu à peu, ses habi­tants dis­pa­raître à la suite de deuils suc­ces­sifs et répé­tés, et, actuel­le­ment, elle n’é­tait plus habi­tée que par le doc­teur et sa petite fille, ché­tive enfant de dix ans qu’un état de san­té très pré­caire et une édu­ca­tion défec­tueuse ren­daient sau­vage et chagrine. 

Les révoltes de Germaine furent nombreuses contre son institutrice.
Les révoltes de Ger­maine furent nombreuses

Le doc­teur avait vu sa vie com­plè­te­ment assom­brie par la perte d’une femme ten­dre­ment aimée, et de plu­sieurs enfants, et bien qu’ai­mant pas­sion­né­ment sa petite Ger­maine, la seule affec­tion qui lui res­tât, il ne par­ve­nait pas à domp­ter, pour elle, son carac­tère taci­turne, de sorte que l’en­fant, vivant sans cesse dans un milieu triste et dépri­mant, avait fini par y perdre la belle gaî­té insou­ciante de l’en­fance et les cou­leurs roses de ses joues. 

Une vieille ser­vante était sa seule com­pa­gnie et lui ser­vait à la fois de men­tor et de cha­pe­ron. Très experte dans l’art culi­naire, elle excel­lait à confec­tion­ner des­serts et plats sucrés aux­quels Ger­maine tou­chait du bout des dents, mais, com­mune et com­plè­te­ment illet­trée, son influence morale et intel­lec­tuelle sur l’en­fant était à peu près nulle ce dont s’a­vi­sa, un jour, le doc­teur entre deux tour­nées de visites à ses malades. Il déci­da donc de don­ner, sans tar­der, une gou­ver­nante à la fillette, afin de lui pro­cu­rer l’ins­truc­tion et aus­si l’é­du­ca­tion indis­pen­sables, pour elle, dans le milieu où la Pro­vi­dence l’a­vait placée. 

Ayant eu recours aux influences plus ou moins habiles de plu­sieurs vieilles amies de sa famille, il finit par choi­sir par­mi les nom­breuses can­di­dates qui lui furent pré­sen­tées, et don­na ses pré­fé­rences à une jeune femme dont la phy­sio­no­mie douce et pre­nante et les excel­lentes réfé­rences lui firent bien augu­rer de ses talents d’éducatrice. 

Mais Ger­maine n’é­tait pas du tout de cet avis. Habi­tuée à une exis­tence facile où son caprice était le seul guide, elle vit, avec le plus grand déplai­sir, cette auto­ri­té nou­velle prendre des droits dans sa vie, chose d’au­tant plus pénible pour elle que Mme Bil­za, son ins­ti­tu­trice, bien que deman­dant très peu exi­geait très aima­ble­ment que ce peu fût ponc­tuel­le­ment rempli.

Les révoltes de Ger­maine furent nom­breuses ; son humeur cha­grine s’en accrut. Elle res­ta, pour Mme Bil­za, aus­si sau­vage et aus­si énig­ma­tique qu’au pre­mier jour. 

Quelque chose pour­tant com­men­çait à s’at­ten­drir en elle, et un vague remords lui venait quand, après une de ses colères cou­tu­mières, la jeune femme, toute bri­sée mora­le­ment, s’en-fuyait vite dans sa chambre et en res­sor­tait, quelques ins­tants après, les yeux rouges, il est vrai, mais plus tendres et plus sup­pliants encore quand ils se posaient sur sa petite élève. 

Un jour entre autres, après une scène plus vio­lente que d’ha­bi­tude, l’ins­ti­tu­trice, ne pou­vant se conte­nir, lais­sa échap­per deux grosses larmes en mur­mu­rant : « Vous ne m’ai­me­rez donc jamais, mon enfant ? » Et il y avait, dans cette phrase, tout de reproche muet et de désir inavoué que Ger­maine, dans un élan qu’elle ne com­prit pas elle même, se jeta dans les bras de Mme Bil­za en disant bien bas : « Par­don ! » Puis, comme confuse de ce mou­ve­ment spon­ta­né, elle s’en­fuit en cou­rant à la cui­sine où elle alla pas­ser son humeur cha­grine sur Guite,
sa vieille bonne, qui tri­co­tait au coin de sa grande cheminée. 

Ce geste d’hu­mi­li­té, bien qu’in­dé­cis encore, fut cepen­dant une grande joie pour l’ins­ti­tu­trice qui devi­nant, en Ger­maine, une nature excel­lente, bien que faus­sée par le milieu anor­mal où elle avait vécu, s’at­ta­chait un peu plus chaque jour à cette enfant. Rien ne lui coû­tait pour essayer de lui prou­ver, par des atten­tions conti­nuelles, toute l’af­fec­tion qu’elle lui avait vouée, mais rien non plus ne l’au­rait fait dévier de la ligne de conduite qu’elle s’é­tait tra­cée et qui consis­tait à ne céder à aucun caprice dérai­son­nable de l’en­fant gâtée. Et c’é­tait jus­te­ment. ce que celle-ci ne pou­vait lui pardonner. 

Les choses étaient donc dans cet état, et mena­çaient d’y demeu­rer long­temps encore, lors­qu’à la suite d’une sor­tie impru­dente, par une vilaine jour­née de mars, sor­tie qui d’ailleurs lui avait été inter­dite et qu’elle avait faite par bra­vade ; Ger­maine se vit prise d’un gros rhume qui dégé­né­ra vite en bron­chite, et qui exi­gea, pour l’en­fant déli­cate, un séjour pro­lon­gé au lit et des pré­cau­tions excessives. 

Mme Bil­za se mul­ti­plia. Elle était vrai­ment femme et avait les déli­ca­tesses et les pré­cau­tions innées d’une garde- dévouée. Ce fut une vraie maman que Ger­maine eut à son che­vet, une maman à l’af­fût de toutes ses fan­tai­sies pour les lui accor­der, une maman que ne rebu­taient ni la fatigue, ni les veilles, ni les ren­vois maus­sades ; une maman de qui, dans ses longues nuits d’in­som­nie, elle sur­pre­nait par­fois les yeux rouges, le regard anxieux, étu­diant, avec angoisse, les petites mains brû­lantes, et dépo­sant, sur le front moite, de longs bai­sers tendres et mouillés de larmes. 

Ce fut une vraie maman que Ger­maine eut à son chevet.

C’é­tait une vraie maman enfin qui, aux heures si douces et pour­tant bien longues de la conva­les­cence, com­blait d’at­ten­tions déli­cates celle qu’elle appe­lait si dou­ce­ment « ma petite fille », lui appor­tant les pre­mières vio­lettes du jar­din, lui fai­sant, sans se las­ser, jamais des récits et des lec­tures sus­cep­tibles de l’in­té­res­ser, et ne parais­sant vrai­ment avoir d’autres joies que celles de l’en­fant qui lui était confiée. 

La arri­va et ce fut, pour l’ins­ti­tu­trice dévouée, une nou­velle occa­sion de prou­ver sa sol­li­ci­tude à Ger­maine dont l’é­du­ca­tion reli­gieuse avait été fort négli­gée. Lui met­tant entre les mains un déli­cieux cha­pe­let de corail qui char­ma d’a­bord l’en­fant par son élé­gance,. elle lui apprit tout dou­ce­ment à s’en ser­vir, l’ins­trui­sit habi­le­ment des saints mys­tères et jeta, dans cette âme, les germes d’une foi solide et agissante. 

Ger­maine s’at­ten­dris­sait tout dou­ce­ment à cette vigi­lante et per­sé­vé­rante ten­dresse ; tout en conser­vant ses bou­tades d’en­fant gâtée, elle sen­tait cette affec­tion péné­trer en elle comme une douce cha­leur qui fon­dait tout dou­ce­ment la cui­rasse d’é­goïsme et d’in­dif­fé­rence que l’i­so­le­ment et la mau­vaise édu­ca­tion avaient dres­sée autour de son cœur res­té bon mal­gré tout. 

Le same­di saint arri­va ain­si et Ger­maine, après une des pre­mières nuits calmes qu’elle eût pas­sées, s’é­veilla avec un sou­rire au son des cloches reve­nues de Rome. De sa chambre, dont les fenêtres et le vieux bal­con de fer for­gé s’ou­vraient sur la place, elle aimait à, entendre ce son gai des cloches de l’é­glise voi­sine, et les deux jours de silence de la semaine sainte lui avaient été plus longs à passer. 

Germaine accourait déjà, vers l'endroit désigné pour voir les œufs de Pâques déposés par les Cloches revenant de Rome.
Ger­maine accou­rait déjà, vers l’en­droit désigné.

Une chose cepen­dant l’en­nuyait fort : obli­gée encore de gar­der la chambre, elle ne pour­rait, en ce beau matin de , par­cou­rir le grand jar­din à la recherche des œufs de Pâques. Mme Bil­za avait en vain essayé de la ras­su­rer, en lui pro­met­tant d’al­ler elle-même les lui cher­cher, la fillette se déso­lait de ne pou­voir faire, ou tout au moins sur­veiller de sa fenêtre, la récolte dans le jar­din situé der­rière la mai­son. Aus­si un gros regret se mêla-t-il à sa joie quand, de son grand lit, elle dit à l’ins­ti­tu­trice avec un soupir : 

— Cette année, je ne pour­rai donc voir les cachettes où les cloches auront dépo­sé leurs surprises ?

Mme Bil­za eut un sou­rire tout rem­pli de mali­cieuse interrogation : 

— En êtes-vous bien sûre, ma chérie ? 

— Que vou­lez-vous donc dire, s’é­cria Ger­maine, un rayon joyeux dans le regard ? Père m’au­to­ri­se­rait-il à sortir ? 

— Pas encore, ma petite fille, mais cher­chez bien autour de vous, et dites-moi s’il est plus dif­fi­cile aux cloches de jeter leurs pré­sents sur votre vieux bal­con que sur les mas­sifs du jardin ? 

Toute pâlie dans son long pei­gnoir blanc, ses che­veux blonds dénoués flot­tant sur ses épaules, Ger­maine accou­rait déjà vers l’en­droit dési­gné et, avec un cri de joie, aper­çut, dis­sé­mi­nés dans toutes les ara­besques de fer qui for­maient guir­lande autour de la porte-fenêtre, une mul­ti­tude de petits œufs déli­cieux à voir et bien cer­tai­ne­ment meilleurs encore à croquer. 

Mme Bil­za sou­riait de toute la joie qu’elle voyait à l’en­fant. Main­te­nant, dit-elle, si vous vou­lez être bien sage et recu­ler tout près du feu pour ne pas prendre froid, je vais moi-même aller faire la cueillette sous vos yeux et la rap­por­ter bien fidèlement. 

Déjà elle avait entr’ou­vert la porte-fenêtre et se glis­sait sur le bal­con, déjà elle com­men­çait à recueillir les jolies frian­dises, quand un cra­que­ment sinistre se fit entendre. Le vieux bal­con, si vieux, si bran­lant, si rouillé, venait de s’é­crou­ler sous le poids cepen­dant léger qu’il portait. 

Folle d’é­pou­vante et de cha­grin, Ger­maine, eut un cri et s’é­lan­ça. Mme Bil­za gisait à terre et, cepen­dant, elle eut encore la pré­sence d’es­prit de crier à l’en­fant ché­rie : « Ren­trez, ren­trez vite, ma Ger­maine, il fait trop froid pour vous ici. » 

Les secours arri­vèrent ; on trans­por­ta la bles­sée dans sa chambre, et quelques ins­tants après le doc­teur venait lui-même ras­su­rer sa fille : l’ n’au­rait pas de suites fâcheuses, la bles­sée en serait quitte pour quelques contu­sions légères et plu­sieurs jours de repos sur sa chaise longue. Ger­maine aurait le droit d’al­ler l’embrasser l’a­près-midi même. 

Le temps lui parut bien long jusque-là. Quand, enfin, elle arri­va près du lit où son ins­ti­tu­trice repo­sait encore, elle s’é­lan­ça vers elle et, après un long bai­ser, enfouit sa tête dans l’o­reiller et se mit à san­glo­ter éperdument. 

Mme Bil­za, effrayée, ne savait com­ment la calmer. 

— Remet­tez-vous, ma ché­rie, vous le voyez, je suis bien, ne vous émo­tion­nez pas ain­si, je vous en prie, et par­lons plu­tôt de ces vilaines cloches qui ont si mal pla­cé leurs cadeaux. Je suis sûre que vous leur en vou­lez beaucoup. 

Et, entre deux san­glots, l’ins­ti­tu­trice enten­dit une petite voix bien émue mur­mu­rer à son oreille : 

— Si vous n’en aviez pas souf­fert, bonne amie, je les béni­rais, car, à la dou­leur que j’ai éprou­vée, en vous voyant en dan­ger, j’ai com­pris com­bien je vous aimais, et c’est tant, voyez-vous, que je ne pour­rai jamais vous le dire assez. Par­don­nez-moi mes méchan­ce­tés, je vous en prie, et aimez-moi beau­coup, j’en ai tant besoin et c’est si bon !

Et depuis ce jour, Ger­maine eut un culte pour les cloches qui avaient allu­mé en elle l’é­tin­celle d’a­mour dépo­sée en germe par la ten­dresse et le dévouement. 

ELGEZ.

L'accident du balcon, le jour de la fête de Pâques

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