Blottie au pied de la vieille église qui dominait la place en pente de la petite ville, la maison du docteur Gérard se dressait, toute grise et morose, presque branlante à force d’être vieille, et toute rongée de mousse aux angles de ses pierres disjointes. Gaie et peuplée autrefois par une nombreuse famille, elle avait vu, peu à peu, ses habitants disparaître à la suite de deuils successifs et répétés, et, actuellement, elle n’était plus habitée que par le docteur et sa petite fille, chétive enfant de dix ans qu’un état de santé très précaire et une éducation défectueuse rendaient sauvage et chagrine.
Le docteur avait vu sa vie complètement assombrie par la perte d’une femme tendrement aimée, et de plusieurs enfants, et bien qu’aimant passionnément sa petite Germaine, la seule affection qui lui restât, il ne parvenait pas à dompter, pour elle, son caractère taciturne, de sorte que l’enfant, vivant sans cesse dans un milieu triste et déprimant, avait fini par y perdre la belle gaîté insouciante de l’enfance et les couleurs roses de ses joues.
Une vieille servante était sa seule compagnie et lui servait à la fois de mentor et de chaperon. Très experte dans l’art culinaire, elle excellait à confectionner desserts et plats sucrés auxquels Germaine touchait du bout des dents, mais, commune et complètement illettrée, son influence morale et intellectuelle sur l’enfant était à peu près nulle ce dont s’avisa, un jour, le docteur entre deux tournées de visites à ses malades. Il décida donc de donner, sans tarder, une gouvernante à la fillette, afin de lui procurer l’instruction et aussi l’éducation indispensables, pour elle, dans le milieu où la Providence l’avait placée.
Ayant eu recours aux influences plus ou moins habiles de plusieurs vieilles amies de sa famille, il finit par choisir parmi les nombreuses candidates qui lui furent présentées, et donna ses préférences à une jeune femme dont la physionomie douce et prenante et les excellentes références lui firent bien augurer de ses talents d’éducatrice.
Mais Germaine n’était pas du tout de cet avis. Habituée à une existence facile où son caprice était le seul guide, elle vit, avec le plus grand déplaisir, cette autorité nouvelle prendre des droits dans sa vie, chose d’autant plus pénible pour elle que Mme Bilza, son institutrice, bien que demandant très peu exigeait très aimablement que ce peu fût ponctuellement rempli.
Les révoltes de Germaine furent nombreuses ; son humeur chagrine s’en accrut. Elle resta, pour Mme Bilza, aussi sauvage et aussi énigmatique qu’au premier jour.
Quelque chose pourtant commençait à s’attendrir en elle, et un vague remords lui venait quand, après une de ses colères coutumières, la jeune femme, toute brisée moralement, s’en-fuyait vite dans sa chambre et en ressortait, quelques instants après, les yeux rouges, il est vrai, mais plus tendres et plus suppliants encore quand ils se posaient sur sa petite élève.
Un jour entre autres, après une scène plus violente que d’habitude, l’institutrice, ne pouvant se contenir, laissa échapper deux grosses larmes en murmurant : « Vous ne m’aimerez donc jamais, mon enfant ? » Et il y avait, dans cette phrase, tout de reproche muet et de désir inavoué que Germaine, dans un élan qu’elle ne comprit pas elle même, se jeta dans les bras de Mme Bilza en disant bien bas : « Pardon ! » Puis, comme confuse de ce mouvement spontané, elle s’enfuit en courant à la cuisine où elle alla passer son humeur chagrine sur Guite,
sa vieille bonne, qui tricotait au coin de sa grande cheminée.
Ce geste d’humilité, bien qu’indécis encore, fut cependant une grande joie pour l’institutrice qui devinant, en Germaine, une nature excellente, bien que faussée par le milieu anormal où elle avait vécu, s’attachait un peu plus chaque jour à cette enfant. Rien ne lui coûtait pour essayer de lui prouver, par des attentions continuelles, toute l’affection qu’elle lui avait vouée, mais rien non plus ne l’aurait fait dévier de la ligne de conduite qu’elle s’était tracée et qui consistait à ne céder à aucun caprice déraisonnable de l’enfant gâtée. Et c’était justement. ce que celle-ci ne pouvait lui pardonner.
Les choses étaient donc dans cet état, et menaçaient d’y demeurer longtemps encore, lorsqu’à la suite d’une sortie imprudente, par une vilaine journée de mars, sortie qui d’ailleurs lui avait été interdite et qu’elle avait faite par bravade ; Germaine se vit prise d’un gros rhume qui dégénéra vite en bronchite, et qui exigea, pour l’enfant délicate, un séjour prolongé au lit et des précautions excessives.
Mme Bilza se multiplia. Elle était vraiment femme et avait les délicatesses et les précautions innées d’une garde-malade dévouée. Ce fut une vraie maman que Germaine eut à son chevet, une maman à l’affût de toutes ses fantaisies pour les lui accorder, une maman que ne rebutaient ni la fatigue, ni les veilles, ni les renvois maussades ; une maman de qui, dans ses longues nuits d’insomnie, elle surprenait parfois les yeux rouges, le regard anxieux, étudiant, avec angoisse, les petites mains brûlantes, et déposant, sur le front moite, de longs baisers tendres et mouillés de larmes.
C’était une vraie maman enfin qui, aux heures si douces et pourtant bien longues de la convalescence, comblait d’attentions délicates celle qu’elle appelait si doucement « ma petite fille », lui apportant les premières violettes du jardin, lui faisant, sans se lasser, jamais des récits et des lectures susceptibles de l’intéresser, et ne paraissant vraiment avoir d’autres joies que celles de l’enfant qui lui était confiée.
La semaine sainte arriva et ce fut, pour l’institutrice dévouée, une nouvelle occasion de prouver sa sollicitude à Germaine dont l’éducation religieuse avait été fort négligée. Lui mettant entre les mains un délicieux chapelet de corail qui charma d’abord l’enfant par son élégance,. elle lui apprit tout doucement à s’en servir, l’instruisit habilement des saints mystères et jeta, dans cette âme, les germes d’une foi solide et agissante.
Germaine s’attendrissait tout doucement à cette vigilante et persévérante tendresse ; tout en conservant ses boutades d’enfant gâtée, elle sentait cette affection pénétrer en elle comme une douce chaleur qui fondait tout doucement la cuirasse d’égoïsme et d’indifférence que l’isolement et la mauvaise éducation avaient dressée autour de son cœur resté bon malgré tout.
Le samedi saint arriva ainsi et Germaine, après une des premières nuits calmes qu’elle eût passées, s’éveilla avec un sourire au son des cloches revenues de Rome. De sa chambre, dont les fenêtres et le vieux balcon de fer forgé s’ouvraient sur la place, elle aimait à, entendre ce son gai des cloches de l’église voisine, et les deux jours de silence de la semaine sainte lui avaient été plus longs à passer.
Une chose cependant l’ennuyait fort : obligée encore de garder la chambre, elle ne pourrait, en ce beau matin de Pâques, parcourir le grand jardin à la recherche des œufs de Pâques. Mme Bilza avait en vain essayé de la rassurer, en lui promettant d’aller elle-même les lui chercher, la fillette se désolait de ne pouvoir faire, ou tout au moins surveiller de sa fenêtre, la récolte dans le jardin situé derrière la maison. Aussi un gros regret se mêla-t-il à sa joie quand, de son grand lit, elle dit à l’institutrice avec un soupir :
— Cette année, je ne pourrai donc voir les cachettes où les cloches auront déposé leurs surprises ?
Mme Bilza eut un sourire tout rempli de malicieuse interrogation :
— En êtes-vous bien sûre, ma chérie ?
— Que voulez-vous donc dire, s’écria Germaine, un rayon joyeux dans le regard ? Père m’autoriserait-il à sortir ?
— Pas encore, ma petite fille, mais cherchez bien autour de vous, et dites-moi s’il est plus difficile aux cloches de jeter leurs présents sur votre vieux balcon que sur les massifs du jardin ?
Toute pâlie dans son long peignoir blanc, ses cheveux blonds dénoués flottant sur ses épaules, Germaine accourait déjà vers l’endroit désigné et, avec un cri de joie, aperçut, disséminés dans toutes les arabesques de fer qui formaient guirlande autour de la porte-fenêtre, une multitude de petits œufs délicieux à voir et bien certainement meilleurs encore à croquer.
Mme Bilza souriait de toute la joie qu’elle voyait à l’enfant. Maintenant, dit-elle, si vous voulez être bien sage et reculer tout près du feu pour ne pas prendre froid, je vais moi-même aller faire la cueillette sous vos yeux et la rapporter bien fidèlement.
Déjà elle avait entr’ouvert la porte-fenêtre et se glissait sur le balcon, déjà elle commençait à recueillir les jolies friandises, quand un craquement sinistre se fit entendre. Le vieux balcon, si vieux, si branlant, si rouillé, venait de s’écrouler sous le poids cependant léger qu’il portait.
Folle d’épouvante et de chagrin, Germaine, eut un cri et s’élança. Mme Bilza gisait à terre et, cependant, elle eut encore la présence d’esprit de crier à l’enfant chérie : « Rentrez, rentrez vite, ma Germaine, il fait trop froid pour vous ici. »
Les secours arrivèrent ; on transporta la blessée dans sa chambre, et quelques instants après le docteur venait lui-même rassurer sa fille : l’accident n’aurait pas de suites fâcheuses, la blessée en serait quitte pour quelques contusions légères et plusieurs jours de repos sur sa chaise longue. Germaine aurait le droit d’aller l’embrasser l’après-midi même.
Le temps lui parut bien long jusque-là. Quand, enfin, elle arriva près du lit où son institutrice reposait encore, elle s’élança vers elle et, après un long baiser, enfouit sa tête dans l’oreiller et se mit à sangloter éperdument.
Mme Bilza, effrayée, ne savait comment la calmer.
— Remettez-vous, ma chérie, vous le voyez, je suis bien, ne vous émotionnez pas ainsi, je vous en prie, et parlons plutôt de ces vilaines cloches qui ont si mal placé leurs cadeaux. Je suis sûre que vous leur en voulez beaucoup.
Et, entre deux sanglots, l’institutrice entendit une petite voix bien émue murmurer à son oreille :
— Si vous n’en aviez pas souffert, bonne amie, je les bénirais, car, à la douleur que j’ai éprouvée, en vous voyant en danger, j’ai compris combien je vous aimais, et c’est tant, voyez-vous, que je ne pourrai jamais vous le dire assez. Pardonnez-moi mes méchancetés, je vous en prie, et aimez-moi beaucoup, j’en ai tant besoin et c’est si bon !
Et depuis ce jour, Germaine eut un culte pour les cloches qui avaient allumé en elle l’étincelle d’amour déposée en germe par la tendresse et le dévouement.
ELGEZ.
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