II. Barsabas, le citoyen du monde

Auteur : Wyzewa, Teodor de | Ouvrage : Autres textes .

Temps de lec­ture : 30 minutes

Barsabas ou le don des langues

II

LE CITOYEN DU MONDE

Quiesce a nimio scien­di desiderio,
quia magna ibi inve­ni­tur distractio
et deceptio !
(Imi­ta­tio Chris­ti, I, s.)

Devant la grâce inat­ten­due qui venait de lui échoir, Bar­sa­bas se sen­tit d’abord si heu­reux à la fois et si effrayé que, bien qu’il pût main­te­nant répondre sans effort aux ques­tions de ses amis, il ne prit pas même le temps de les écou­ter. Ren­tré dans sa chambre, il se hâta d’en faire sor­tir un petit gar­çon avec qui tous les soirs il avait cou­tume de jouer, et qui, ce soir-là encore, vou­lait, à toute force, lui grim­per sur le dos. Puis, ayant ver­rouillé la porte pour n’être plus déran­gé, il se pros­ter­na et pria hum­ble­ment Sei­gneur, s’écria-t-il, vous m’avez hono­ré par delà mon mérite ! Au der­nier de vos ser­vi­teurs vous avez dai­gné confier le plus pré­cieux de vos dons ! Et voi­ci cepen­dant, – telle est ma fai­blesse ! – voi­ci que je tremble de frayeur à la pen­sée des devoirs nou­veaux qui en résultent pour moi : « Sou­te­nez-moi, Sei­gneur, éclai­rez-moi, dites-moi ce que je dois faire, afin que je ne sois qu’un outil entre vos mains, l’instrument de votre gloire et de votre jus­tice ! » Mais le Sei­gneur ne lui dit rien, et Bar­sa­bas se vit contraint de déci­der lui-même ce qu’il devait faire.

Aus­si bien ne pou­vait-il guère hési­ter sur le pre­mier et le plus urgent des devoirs nou­veaux qui s’imposaient à lui ; et sa frayeur ne lui venait, pré­ci­sé­ment, que de sa trop claire conscience de ce pénible devoir. Il avait, en effet, tout de suite com­pris que le don des langues ne lui avait pas été accor­dé sim­ple­ment pour qu’il pût s’entretenir, à Jéru­sa­lem, avec des étran­gers déjà conver­tis, ni moins encore pour qu’il s’en retour­nât mener sa vie silen­cieuse à l’ombre des col­lines de son cher vil­lage. Le don des langues lui impo­sait le devoir de par­cou­rir le monde, pour por­ter aux païens la sainte parole : cela était cer­tain, hélas ! trop certain !

Tout au plus eut-il un ins­tant l’idée que, si son maître avait vrai­ment exi­gé de lui un pareil sacri­fice, c’est lui qu’il aurait dési­gné pour faire par­tie des douze apôtres, au lieu de Mathias. Mais aus­si­tôt il rou­git de cette idée, misé­rable pré­texte sug­gé­ré par sa lâche­té. Le pou­voir mira­cu­leux de par­ler toutes les langues n’était-il pas un signe d’apostolat aus­si évident, pour le moins, qu’une élec­tion où peut-être le hasard avait seul agi ? Non, non, Bar­sa­bas sen­tait que nul doute ne lui était pos­sible ! Et plus était cruel le sacri­fice que son maître exi­geait de lui, plus il se sen­tait tenu de l’accomplir, en échange de l’immense faveur qu’il avait reçue. Il réso­lut donc de quit­ter Jéru­sa­lem dès le len­de­main, et de se mettre en route vers les pays étran­gers, après avoir dit un rapide adieu à sa femme, à sa mère, aux lieux qui, jusqu’alors, avaient été pour lui l’univers entier.

Encore ne leur dit-il cet adieu que par pro­cu­ra­tion. Ayant ren­con­tré, aux portes de Jéru­sa­lem, un pay­san de son vil­lage qui ren­trait chez lui, c’est sur lui qu’il se déchar­gea du soin d’annoncer aux siens sa nou­velle mission.

« Je comp­tais aller moi-même prendre congé d’eux, ajou­ta-t-il, mais le ciel a eu pitié de moi, et voi­ci qu’il t’a envoyé sur mes pas, pour m’épargner un sup­plice au-des­sus de mes forces. Ou plu­tôt ce sont les dan­gers de la ten­ta­tion que le ciel, sans doute, aura vou­lu m’épargner : car je me deman­dais com­ment, après avoir revu tout ce qui m’est cher, je trou­ve­rais le cou­rage de m’en sépa­rer. Adieu donc, frère bien-aimé ! Et quand, après-demain, du haut de la col­line, tu aper­ce­vras à tes pieds les mai­sons de notre vil­lage, rap­pelle-toi ton frère Bar­sa­bas qui s’en va, seul et triste, par­mi des inconnus ! »

Bar­sa­bas pleu­rait en disant ces mots ; puis il se jeta, tout pleu­rant, au cou de son ami. Mais à peine l’eut-il vu dis­pa­raître, dans la pous­sière du che­min, qu’il ne put s’empêcher de son­ger qu’il avait été, lui aus­si, la veille encore, sem­blable à ce pay­san inutile et gros­sier. Et, fié­vreu­se­ment, il eut soif d’employer au plus vite, pour le bien de son maître, le magni­fique don qu’il por­tait en lui. Quand son ami, le sur­len­de­main soir, aper­çut du haut de la col­line les mai­sons du vil­lage, il sou­pi­ra en se rap­pe­lant le pauvre Bar­sa­bas qui allait, seul et triste, sur des routes loin­taines ; mais Bar­sa­bas, au même ins­tant, mar­chait d’un pas alerte et la tête haute, médi­tant le dis­cours qu’il pro­non­ce­rait dès qu’il ren­con­tre­rait une ville, devant lui.

Cette ville se trou­va être Péluse, dans la Basse-Égypte ; et Bar­sa­bas, qui y était par­ve­nu après cinq jours de marche, fut d’abord ten­té de mar­cher cinq jours de plus pour s’en éloi­gner. Habi­tué comme il l’était aux mœurs rus­tiques de la Gali­lée, Jéru­sa­lem déjà lui avait paru inha­bi­table ; mais il se sen­tait prêt main­te­nant à la regret­ter, en com­pa­rai­son de cette ville étran­gère où, depuis les traits des visages jusqu’à la façon de man­ger et de se vêtir, rien ne res­sem­blait à ce qu’il connais­sait. La lar­geur des rues, la hau­teur des mai­sons, les amples man­teaux et les lourds sou­liers, tout cela était, à ses yeux, aus­si laid qu’incommode. Il éprou­vait une indi­gna­tion mêlée de mépris à la vue des litières qui ser­vaient à traî­ner, d’une mai­son à l’autre, des hommes par­fai­te­ment capables de se ser­vir de leurs jambes. Il ne com­pre­nait pas que des êtres humains pussent se pas­ser d’arbres et d’oiseaux, ni se rési­gner à vivre enfer­més dans d’obscures bou­tiques, sans autre pro­fit que de gagner un argent aus­si­tôt dépen­sé. En un mot, il jugeait Péluse l’endroit le plus mons­trueux du monde : et telle il conti­nua de la juger pen­dant les six mois qu’il y demeura.

Car le fait est qu’il y demeu­ra six mois, en dépit de sa mau­vaise humeur : et ce fut bien là qu’il prê­cha pour la pre­mière fois. S’étant ren­du sur le port, le len­de­main de son arri­vée, il abor­da quelques mate­lots qui musaient au soleil, et se mit à leur expli­quer la doc­trine chré­tienne. Il la leur expli­qua dans la langue grecque, qui était leur langue ; mais il répé­ta ensuite son expli­ca­tion en arabe à des mar­chands arabes qui s’étaient appro­chés ; il la répé­ta en syrien et en éthio­pien, de telle sorte que, bien­tôt, une foule énorme se pres­sa autour de lui, curieuse d’entendre un homme qui par­lait toutes les langues. Et Bar­sa­bas racon­ta à cette foule la vie et la mort divines de Jésus. Il leur racon­ta sa propre vie, de quelles ténèbres il avait été tiré, et vers quelle lumière. Il leur dit quelques-unes des para­boles de son maître, les plus simples et les plus tou­chantes, s’efforçant de retrou­ver, dans sa voix, un écho de la voix sur­na­tu­relle qui les lui avait ensei­gnées. Long­temps il par­la, debout sur un banc de pierre, indif­fé­rent aux injures comme aux raille­ries ; et d’heure en heure, à mesure qu’il par­lait, injures et raille­ries deve­naient plus rares, jusqu’à ce qu’enfin il eut le bon­heur de voir jaillir des larmes presque de tous les yeux. Lui aus­si, il pleu­rait ; une ardente émo­tion fai­sait fré­mir ses lèvres, don­nait à sa parole des accents pathé­tiques. Quand il des­cen­dit du banc et ces­sa de prê­cher, cent per­sonnes de tout âge et de toute condi­tion, s’approchant de lui avec défé­rence, lui expri­mèrent leur désir d’être baptisées.

Et comme, quelques heures plus tard, Bar­sa­bas, tout heu­reux de la belle mois­son qu’il avait rap­por­tée à son maître dès son pre­mier dis­cours, s’en retour­nait joyeu­se­ment vers l’auberge où il s’était logé, un petit vieillard l’accosta dans la rue. C’était un aimable petit vieillard, chauve, replet, avec un visage ridé où s’ouvraient de grands yeux naïfs et bien­veillants, Il avait la mise d’un riche bour­geois. Et, en effet, il apprit à Bar­sa­bas qu’il vivait de ses rentes, mais qu’il employait son temps à s’instruire et à médi­ter. « Or, je regrette d’avoir à vous dire, pour­sui­vit-il, que votre Jésus n’est pas le vrai Dieu. Car le vrai Dieu, je le connais : il m’a été révé­lé par un homme admi­rable, le phi­lo­sophe Épis­trate, auteur du trai­té sur l’Essence de l’Être. Peut-être n’avez-vous pas lu ce livre sans pareil ? Tenez, je n’ai pas pu m’empêcher de vous l’apporter ! » – Et le vieillard ten­dait à Bar­sa­bas un épais rou­leau. – « Je vous en prie, lisez-le ! Que si même il ne réus­sis­sait pas à vous convaincre tout à fait, vous y trou­ve­riez encore de quoi réfléchir ! »

Le petit vieillard avait une si hon­nête et douce figure que Bar­sa­bas crut pou­voir lui par­ler comme à un ami. Il lui avoua donc qu’il lirait volon­tiers, pour l’obliger, le trai­té de son phi­lo­sophe, mais que, par mal­heur, il ne savait pas lire. Et, loin de lui en témoi­gner le moindre mépris, le vieillard lui pro­po­sa aus­si­tôt de lui apprendre lui-même à lire et à écrire. « Quelques leçons vous suf­fi­ront, lui dit-il, aidées d’un peu d’exercice. Et vous acquer­rez là un bien ines­ti­mable, qui dou­ble­ra l’effet de vos prédications ! »

L’offre était si impré­vue que Bar­sa­bas hési­ta quelques ins­tants avant de l’accepter. Il ne se sou­ve­nait pas que son divin maître, en lui énu­mé­rant les choses néces­saires à la vie, lui eût fait men­tion de la néces­si­té de savoir lire et écrire ; maintes fois au contraire Jésus l’avait féli­ci­té de son igno­rance, et même expres­sé­ment. enga­gé à y per­sé­vé­rer. Mais il se répé­ta que son rôle nou­veau lui impo­sait de nou­veaux devoirs. Le vieillard avait rai­son : en lui per­met­tant de connaître des œuvres que ses adver­saires ne man­que­raient point de lui oppo­ser, la lec­ture lui four­ni­rait une arme pré­cieuse pour son apos­to­lat. Et puis, – encore qu’il ne consen­tit peut-être pas à s’en rendre compte, – il avait dès lors, au fond de son cœur, la cer­ti­tude qu’un homme doué du don des langues était un être d’espèce supé­rieure au com­mun des hommes. Un tel homme, capable de par­ler à son gré les langues les plus diverses, ne pou­vait pas, décem­ment, se trou­ver hors d’état de lire aucune d’elles. Ce que lui pro­po­sait le vieillard parais­sait, en quelque sorte, à Bar­sa­bas le com­plé­ment désor­mais indis­pen­sable de la grâce que Jésus lui avait accor­dée. Il accep­ta donc, offrit au vieillard de se mettre à l’étude dès le len­de­main ; et c’est ain­si qu’il res­ta six mois dans la ville de Péluse.

Car non seule­ment il apprit à lire et à écrire en deux ou trois langues, ce qui ne lais­sa pas de lui deman­der plus de temps qu’il n’avait sup­po­sé ; mais il pro­fi­ta de l’occasion pour apprendre aus­si un peu de gram­maire, de façon à rendre son élo­quence plus cor­recte et plus pure. Le vieillard, trop heu­reux de pou­voir un moment se dis­traire de sa phi­lo­so­phie, lui ensei­gna le sens pri­mi­tif des mots et leurs sens déri­vés ; il lui révé­la de quelle manière une image pou­vait être mise en valeur ; il lui indi­qua les dif­fé­rents moyens de varier et de nuan­cer le rythme de ses phrases. Et à s’instruire de tout cela Bar­sa­bas goû­tait un plai­sir sans cesse plus vif, dont il s’excusait, vis-à-vis de lui-même, en son­geant aux nou­velles mois­sons d’âmes qu’il pré­pa­rait pour son maître.

Il ne négli­geait pas, d’ailleurs, les soins de son apos­to­lat. Une ou deux fois au moins par semaine, il s’arrachait à ses études pour prê­cher l’É­van­gile ; et, bien que le nombre des conver­sions dimi­nuât sen­si­ble­ment à cha­cun de ses dis­cours, conver­tis et scep­tiques s’accordaient à consta­ter que cha­cun de ses dis­cours dépas­sait le pré­cé­dent en force, en clar­té, en verve convain­cante. Au total, son séjour à Péluse avait eu de bons fruits. Mais, de tous ces fruits, aucun ne lui fut aus­si agréable que la conver­sion du petit vieillard.

En effet Bar­sa­bas, dès qu’il avait su lire, s’é­tait empres­sé de lire le trai­té de l’Essence de l’Être ; et, à sa grande joie, – car il n’avait pas été d’abord sans quelque inquié­tude, – il y avait trou­vé des pen­sées si pué­riles et tant de folies que sa foi en Jésus s’en était ren­for­cée. Épis­trate n’allait-il pas jusqu’à sou­te­nir que Dieu ne fai­sait qu’un avec le soleil, ou encore que les âmes, après la mort, avaient pour rési­dence la lune et les étoiles ? Bar­sa­bas avait son­gé que, si tous les phi­lo­sophes dont on le mena­çait res­sem­blaient à celui-là, il n’aurait pas de peine à les réfu­ter. Et, en atten­dant, il avait réfu­té celui-là avec tant de cha­leur que force avait été au vieillard de s’avouer vain­cu. Lorsque Bar­sa­bas, l’ayant bap­ti­sé ain­si que tous les siens, vou­lut quit­ter Péluse pour se rendre à Alexan­drie, cet excellent homme exi­gea qu’il prît place dans sa litière, dont, au reste, lui-même ni sa femme ne se ser­vaient jamais et il l’accompagna jusqu’au delà des remparts.

Bar­sa­bas avait per­sis­té, durant les six mois de son séjour, à juger Péluse la plus laide des villes ; mais Alexan­drie, au contraire, lui fit dès le pre­mier soir excel­lente impres­sion. Les rues cepen­dant y étaient encore plus larges, les mai­sons plus hautes, le cos­tume des hommes et des femmes y dif­fé­rait plus encore des modes rudi­men­taires de la Gali­lée ; mais Bar­sa­bas ne pou­vait se défendre de pen­ser que tout cela, pour n’avoir rien de com­mun avec ce qu’il connais­sait, n’en était que plus élé­gant et plus ingé­nieux. Il avait, d’ailleurs, gar­dé le meilleur sou­ve­nir de son voyage dans la litière du vieillard. Non seule­ment lui-même avait fait la route sans ombre de fatigue, ses por­teurs, eux aus­si, avaient paru enchan­tés. Ils lui avaient confié qu’ils s’ennuyaient à Péluse, et que ce voyage à Alexan­drie était fort de leur goût. Mais comme le jeune homme leur deman­dait, après cela, pour­quoi ils ne priaient pas leur maître de les employer plu­tôt à culti­ver ses terres, ils avaient pous­sé des cris d’épouvante à la seule idée de la vie aux champs. Et c’était une réponse de même genre que Bar­sa­bas rece­vait, main­te­nant, des bou­ti­quiers d’Alexandrie, à qui il conseillait de fer­mer leurs bou­tiques pour s’en retour­ner aux vil­lages où ils étaient nés. Ils ne refu­saient pas d’admettre que la vie du vil­lage fût plus saine, plus sûre, plus calme, voire plus fruc­tueuse ; mais ils ajou­taient que, ayant goû­té au charme de la ville, rien au monde ne pou­vait plus leur en ôter le goût. Et Bar­sa­bas, sans ces­ser de les plaindre, com­men­çait à com­prendre ce charme funeste qui les avait conquis. Il prit un grand plai­sir à visi­ter les monu­ments d’Alexandrie, les arcs de triomphe, les théâtres, les biblio­thèques ; et, le matin du jour où il devait prê­cher pour la pre­mière fois, il s’acheta une toge et une paire de cothurnes, par crainte que la pau­vre­té de sa mise ne le fît confondre avec les diseurs de bonne aven­ture, dont toutes les places publiques étaient encombrées.

Ville d'Alexandrie où le disciple Barsabas séjourna

Aus­si son pre­mier dis­cours fut-il très écou­té. Artistes, savants, dames du monde, l’élite de la ville se réunit autour de lui, ce dont il se réjouit dans la naï­ve­té de son cœur : car il avait conçu le beau rêve de conver­tir à l’Évangile les classes supé­rieures de la socié­té, lais­sant à celles-ci le soin de répandre, ensuite, leur foi par­mi le bas peuple. Mais ce n’était, hélas ! qu’un rêve. Après avoir écou­té le dis­cours du jeune homme avec la curio­si­té la plus atten­tive, son élé­gant audi­toire se dis­per­sa, sans que per­sonne sem­blât ten­té de se conver­tir. Et dès le len­de­main, à la même place où il avait par­lé, Bar­sa­bas vit se réunir le même audi­toire autour d’un autre ora­teur, un phi­lo­sophe fameux, qui réfu­ta point par point tout ce qu’il avait dit. À la doc­trine de Jésus, telle qu’il l’avait expo­sée, ce phi­lo­sophe oppo­sa la doc­trine d’Aristote, affir­mant que celle-là seule était sage et vraie.

Le jeune Gali­léen n’avait pas lu Aris­tote. Il ne connais­sait pas non plus Héra­clite, ni Par­mé­nide, ni Pla­ton, que d’autres ora­teurs firent valoir contre lui. Il se mit à les lire : et il dut s’avouer que leurs théo­ries étaient infi­ni­ment plus dif­fi­ciles à réfu­ter que celle d’É­pis­trate, qui envoyait dans la lune les âmes des défunts. Elles étaient fausses aus­si, cepen­dant, il le sen­tait bien ; mais l’erreur y était cachée sous des dehors si spé­cieux qu’il avait beau­coup de peine à la découvrir.

Il se don­na tout entier à cette décou­verte. Jour et nuit il s’efforça d’approfondir les écrits des phi­lo­sophes, de les com­pa­rer, de rele­ver une à une leurs contra­dic­tions. Sou­vent la fatigue ou le décou­ra­ge­ment faillirent l’arrêter ; mais il se raf­fer­mis­sait en son­geant que nul, à coup sûr, par­mi les dis­ciples de son divin maître, ne ren­dait à l’Évangile un plus beau ser­vice. Il espé­rait, en effet, que, grâce à lui, tous les phi­lo­sophes aper­ce­vraient la vani­té de leurs illu­sions, et vien­draient les dépo­ser hum­ble­ment aux pieds de Jésus. Et il lisait et il reli­sait, éton­nant les biblio­thé­caires par son zèle à com­pul­ser des ouvrages dont per­sonne, de mémoire d’homme, n’avait encore osé affron­ter la lecture.

Ce ter­rible tra­vail lui prit cinq ans, pen­dant les­quels il n’eut guère le loi­sir de prê­cher. Et un jour, après cinq ans d’études et de médi­ta­tions, il se jugea suf­fi­sam­ment armé pour com­men­cer la lutte. Il fit donc savoir que, le len­de­main, sur la grand-place, il se char­geait de réduire à néant les sys­tèmes des divers phi­lo­sophes, pas­sés et présents.

Il eut cette fois pour l’entendre tous les pro­fes­seurs de phi­lo­so­phie, qui ne pen­sèrent, d’abord, qu’à s’émerveiller de son éru­di­tion. Mais bien­tôt, se voyant atta­qués, ils ripos­tèrent. Les uns lui sou­mirent des moyens, à leur avis très simples, de cor­ri­ger les contra­dic­tions qu’il avait signa­lées ; d’autres ima­gi­nèrent des théo­ries nou­velles qui, sui­vant eux, devaient être à l’abri de ses objec­tions. Et sur­tout ils lui signi­fièrent, les uns et les autres, qu’il n’avait point com­pris la vraie doc­trine des phi­lo­sophes dont il s’était occu­pé. « Vous avez sai­si le sens des paroles, – lui dirent-ils ; – mais le sens pro­fond qui se cache sous les paroles vous a échap­pé. Aus­si bien ce sens-là ne pou­vait-il man­quer de vous échap­per : car il est dû à une foule de sen­ti­ments et de tra­di­tions que vous igno­rez for­cé­ment, étant d’un pays où la civi­li­sa­tion grecque n’a pas péné­tré. La pen­sée de Pla­ton res­te­ra tou­jours fer­mée à qui n’a pas été éle­vé dans le com­merce d’Homère. Ce que vous en avez per­çu n’est que son enve­loppe : vous en par­lez comme un sourd par­le­rait de musique ! »

Et peut-être ces pro­fes­seurs avaient-ils rai­son ; mais c’est de quoi Bar­sa­bas, natu­rel­le­ment, ne pou­vait conve­nir. Il conti­nua donc de prê­cher, ou plu­tôt d’argumenter, prou­vant à qui dési­rait l’entendre la faus­se­té et l’incohérence de tous les sys­tèmes. Le mal­heur est qu’on sem­blait de moins en moins dési­reux de l’entendre. Les phi­lo­sophes étaient reve­nus à leurs exer­cices pro­fes­sion­nels ; les dames du monde s’étaient fati­guées d’une élo­quence trop sèche et trop posi­tive ; et un jour arri­va où le pauvre Bar­sa­bas ne trou­va plus, autour de son estrade, que les mate­lots et les pêcheurs du port. Encore n’était-ce point, comme l’on pense, sa dia­lec­tique qui les atti­rait. Il était sim­ple­ment, pour eux, l’homme qui par­lait toutes les langues ; et sans cesse, par manière de passe-temps, ils lui ame­naient des Nègres et des Scythes, des esclaves sor­tis des régions les plus recu­lées, afin qu’il leur expli­quât, dans leurs langues, les erreurs d’É­pi­cure ou d’Anaxagore.

Bar­sa­bas, cepen­dant, n’était point d’âme à déses­pé­rer. Dès qu’il se fut convain­cu qu’à Alexan­drie ses efforts n’avaient déci­dé­ment aucune chance de réus­sir, il réso­lut de tour­ner le dos à cette ville et de se rendre à Rome. Il s’y ren­dait, tout occu­pé déjà des contro­verses pro­chaines, lorsque le bateau où il s’était embar­qué fit escale dans un petit port de l’île de Crète ; et voi­ci qu’en arri­vant dans cette bour­gade Bar­sa­bas eut l’extrême sur­prise de se trou­ver par­mi des chré­tiens. Des églises rem­pla­çaient les temples des dieux ; les mai­sons étaient sur­mon­tées de grandes croix de pierre ; et tous les habi­tants s’empressaient autour des pas­sa­gers du bateau, sans vou­loir accep­ter d’eux aucune récom­pense. Ces braves gens avaient renon­cé au com­merce, ain­si qu’à toutes les formes du gain ; ils vivaient de leur pêche, des fruits de leurs champs : si bien que Bar­sa­bas crut revoir son vil­lage, tel qu’à son départ il l’avait laissé.

Il ne tar­da point, d’ailleurs, à avoir l’explication du spec­tacle impré­vu qui s’offrait à lui. Tout en l’installant à sa table avec mille égards, l’hôte qui l’avait recueilli lui racon­ta que la ville entière s’était conver­tie, depuis deux ans déjà, après avoir enten­du les dis­cours de l’apôtre Mathias. « Ce saint homme a pas­sé une semaine par­mi nous : il a prê­ché sur le port ; et, quand il est repar­ti, nous étions tous deve­nus chré­tiens. Et com­ment aurions-nous hési­té à le deve­nir, en pré­sence d’une doc­trine aus­si simple et aus­si belle, répon­dant aus­si par­fai­te­ment aux dési­rs de nos cœurs ? » L’hôte de Bar­sa­bas ajou­ta, cepen­dant, que l’exemple per­son­nel de Mathias n’avait pas été non plus sans contri­buer à les conver­tir. « Jamais nous n’avions vu un homme pareil à celui-là ! Un véri­table saint, modeste, timide, doux comme un enfant ! » Bar­sa­bas deman­da s’il leur avait réfu­té les erreurs des phi­lo­sophes ; mais son hôte, à cette ques­tion, écla­ta de rire. « Oh ! non, s’écria-t-il, soyez sûr qu’il igno­rait jusqu’au nom de tous ces gens-là ! Il ne savait ni lire ni écrire ! Il était plus illet­tré que le der­nier de nos esclaves ! Et je me rap­pelle que moi-même, sitôt que je l’ai enten­du, j’ai jeté au feu mes volumes d’Aristote ; mais l’idée ne me serait pas venue de lui en parler ! »

Le bateau ne s’était arrê­té que pour quelques heures. Quand Bar­sa­bas se retrou­va à bord, entou­ré de cadeaux de toute sorte que ses frères de la petite ville l’avaient sup­plié d’emporter en sou­ve­nir d’eux, il se mit à réflé­chir sur ce qu’il venait d’apprendre. Et tout de suite, mal­gré lui, le contraste lui appa­rut entre le suc­cès obte­nu par Mathias dans cette bour­gade cré­toise et son propre échec à Alexan­drie. « Je n’ai pas réus­si jusqu’à pré­sent, son­geait-il, les cir­cons­tances m’ont été contraires. C’est donc à Rome que je pren­drai ma revanche. J’amènerai à Jésus la capi­tale du monde ! » Mais alors il s’aperçut clai­re­ment d’une chose que, depuis long­temps, il essayait de tenir cachée au pro­fond de son cœur. Il s’aperçut qu’il ne pou­vait plus désor­mais espé­rer d’amener per­sonne à Jésus, car lui-même avait ces­sé de croire en Jésus.

Non qu’il se fût lais­sé convaincre par les diva­ga­tions des méta­phy­si­ciens. Son robuste bon sens de pay­san lui affir­mait assez que tous leurs sys­tèmes n’étaient que d’ingénieuses fan­tai­sies, inven­tées pour l’amusement de quelques songe-creux. Il voyait assez que les plus sub­tils argu­ments de Pla­ton n’empêchaient pas le monde exté­rieur d’exister pour l’homme, et que, même démon­trée, l’hypothèse des atomes res­te­rait tou­jours une absur­di­té. Tout cela avait main­te­nant, à ses yeux, juste autant de valeur que les rêve­ries d’Épistrate sur les habi­tants de la lune. Le com­merce assi­du des phi­lo­sophes n’avait fait que le dégoû­ter de la phi­lo­so­phie ; et plus que jamais il était prêt à consi­dé­rer la doc­trine de Jésus comme le seul sys­tème qu’un sage pût admettre. Seule, en effet, elle ne s’adressait à la rai­son que dans les matières qui étaient rai­son­nables, c’est-à-dire dans celles qui tou­chaient à la conduite pra­tique de la vie ; impo­sant aux hommes, pour le reste toute une série de mys­tères où ils n’avaient qu’à croire. Mais c’est pré­ci­sé­ment à ces mys­tères que Bar­sa­bas n’avait plus la force de croire. Tant de sys­tèmes dif­fé­rents avaient défi­lé sous ses yeux, se détrui­sant l’un l’autre, qu’une méfiance lui était venue de tous les sys­tèmes. La réflexion avait tari en lui les sources de la foi. Elle les avait taries à tel point que si Jésus, sor­ti du tom­beau, s’était de nou­veau mon­tré devant lui, peut-être eût-il encore gar­dé des doutes sur sa divi­ni­té. Et il en éprou­vait certes un cha­grin très vif, mais moins vif, en fin de compte, qu’il ne l’aurait craint : car déjà ses lec­tures, et des exemples nom­breux, l’avaient pré­pa­ré à voir dans les ennuis du doute la ran­çon fatale d’un esprit supérieur.

Il se jura du moins de conser­ver le culte des ver­tus chré­tiennes, ne s’apercevant pas que, bien avant de perdre la foi, il l’avait per­du. Et, quoique son voyage à Rome fût désor­mais sans objet, il réso­lut cepen­dant de le conti­nuer. La vie à Alexan­drie lui était deve­nue impos­sible ; plus impos­sible encore le retour dans son vil­lage, où cha­cun se serait infor­mé des résul­tats de sa pré­di­ca­tion. Et puis la véri­té était que, s’il se rési­gnait à ne plus croire, il ne pou­vait pas se rési­gner à ne plus prê­cher. À force de par­ler tour à tour toutes les langues, il avait fini par s’y juger tenu, comme à un tra­vail impor­tant et méri­toire entre tous. Des deux dons qu’il avait reçus de son maître Jésus, et dont l’un consis­tait à connaître l’unique véri­té et l’unique bon­heur, tan­dis que l’autre consis­tait sim­ple­ment à pou­voir dire tour à tour une même chose en plu­sieurs façons, c’était comme si ce deuxième don avait, pour lui, annu­lé le pre­mier. La pers­pec­tive de devoir y renon­cer l’aurait désespéré.

Rome - Maitre et élèves

Il réso­lut donc de n’y point renon­cer, mais, au contraire, d’en tirer le pro­fit le plus grand pos­sible. Il savait qu’à Rome une foule d’étrangers s’enrichissaient et deve­naient célèbres, qui avaient pour seul métier d’enseigner aux Romains la langue du pays d’où ils étaient sor­tis. Il se fai­sait fort, lui, d’enseigner toutes les langues, dût-il dépen­ser encore une année ou deux à en étu­dier la gram­maire et la lit­té­ra­ture ! Aus­si bien les leçons du vieillard de Péluse avaient, autre­fois, éveillé en lui le goût de ces études ; et sans cesse, depuis, il s’était mieux péné­tré de leur uti­li­té. Rien ne lui était plus agréable, rien ne lui sem­blait plus digne de ses soins, que de com­pa­rer les manières diverses dont les divers peuples expri­maient leurs idées. N’était-ce pas, pour ain­si dire, com­pa­rer leurs âmes ? Et le résul­tat d’une telle com­pa­rai­son pou­vait-il n’être pas d’un prix ines­ti­mable ? Ne croyant plus à la pos­si­bi­li­té de connaître Dieu et les voies du salut, Bar­sa­bas ne s’en trou­vait que plus à l’aise pour croire à. la néces­si­té de connaître le détail des choses d’ici-bas. Et lors­qu’en­fin, après de longs mois de pré­pa­ra­tion, il ouvrit une école sur le Vimi­nal, très sérieu­se­ment il eut conscience de rem­plir un devoir, d’entreprendre une tâche magni­fique et sacrée.

Ses élèves, au reste, ne se firent pas faute de l’y encou­ra­ger. Ils se pres­sèrent pour l’entendre, l’accablèrent de cadeaux, répan­dirent sa gloire aux quatre coins de Rome. Entraî­nés par son exemple, ces jeunes gens se pre­naient de pas­sion pour l’étude des langues étran­gères au point d’y sacri­fier tout ce qui, jusqu’alors, les avait occu­pés. Ils négli­geaient de visi­ter leurs domaines, de veiller au bon ordre de leurs mai­sons, de bavar­der et de jouer avec les jeunes filles, ils négli­geaient d’être jeunes, de rêver, et d’aimer, dans leur hâte d’apprendre com­ment se conju­guait le pas­sif des verbes chez les Égyp­tiens, ou de quels titres se nom­maient les prin­ci­paux ouvrages des poètes per­sans. Et quelques-uns d’entre eux, ayant ima­gi­né de voya­ger en Égypte et en Perse pour tirer par­ti de leurs connais­sances, avaient été d’abord un peu déçus de décou­vrir que leurs connais­sances ne leur ser­vaient de rien : car si le peuple des contrées qu’ils visi­taient par­lait bien la même langue qu’enseignait Bar­sa­bas, il la par­lait avec toute sorte de menues dif­fé­rences d’accent et d’intonation qui la leur ren­daient incom­pré­hen­sible. Mais ils n’avaient pas tar­dé à recon­naître que le peuple de ces contrées n’avait, en somme, rien à leur dire qui valût d’être com­pris, et qu’eux-mêmes, n’ayant rien à lui dire, n’avaient aucun besoin de s’en faire com­prendre. Si bien qu’après s’être un moment affli­gés de leur décou­verte, ils avaient presque fini par s’en enor­gueillir : car ils avaient l’impression qu’eux seuls désor­mais, grâce aux leçons de leur maître, savaient par­ler avec pure­té toutes les langues du monde ; et leur culte pour leur maître s’était encore accru.

C’est ain­si que Bar­sa­bas, en peu d’années, devint le plus riche et le plus fameux des pro­fes­seurs romains. Il eut une mai­son en ville et une autre aux champs, pleines toutes deux d’esclaves exo­tiques avec cha­cun des­quels il aimait à s’entretenir fami­liè­re­ment dans sa langue. Tous les savants s’honoraient de son ami­tié. Un poète en vogue, qui dînait chez lui plu­sieurs fois par semaine, écri­vit à sa louange une épi­gramme que la ville entière trou­va déli­cieuse. « Divin Bar­sa­bas, disait-il dans son épi­gramme, ne t’étonne pas de me voir si sou­vent à ta table ! J’ai for­mé le rêve, moi aus­si, de suivre tes leçons, afin de pou­voir répé­ter dans toutes les langues pos­sibles que c’est chez toi qu’on mange les meilleures lam­proies ! » Et Bar­sa­bas, recueillant tous les jours quelque marque nou­velle de la faveur publique, son­geait que jamais, cer­tai­ne­ment, la pré­di­ca­tion de l’Évangile ne lui aurait acquis de tels avantages.

Mais lui, loin de se lais­ser amol­lir par cette prompte for­tune, n’en était que plus zélé à pour­suivre ses études. Pen­dant que tout le monde s’accordait à pro­cla­mer sa science, sans cesse il était plus hon­teux de son igno­rance. Sans cesse un pro­blème qu’il venait de résoudre en fai­sait sur­gir un nou­veau, devant lui ; et tan­tôt c’était l’origine d’un mot qui lui échap­pait, tan­tôt il s’épuisait à vou­loir sai­sir la cause d’une ano­ma­lie de syn­taxe ou d’accentuation. Que de fois ses invi­tés, après avoir vai­ne­ment atten­du qu’il vînt les rece­voir, le trou­vèrent mar­chant de long en large par­mi des tas de livres, avec la mine piteuse d’un joueur qui aurait per­du son der­nier enjeu !

Voyage en bateau

Son unique dis­trac­tion était de voya­ger. Encore ne voya­geait-il pas, comme ses élèves, pour mon­trer aux étran­gers qu’il savait leur langue, mais pour s’instruire auprès d’eux, pour connaître leur vie, pour essayer d’entrevoir l’âme de leur race : car il avait dû consta­ter que l’é­tude des langues était loin de lui révé­ler cette âme autant qu’il aurait cru. Il allait donc d’un pays à l’autre, pous­sé par une curio­si­té tous les jours plus vive. Il explo­rait les villes et les vil­lages, il inter­ro­geait les habi­tants sur leurs mœurs, leurs tra­di­tions, sur une foule de choses qui avaient pour eux un grand inté­rêt, mais dont ils ne com­pre­naient pas qu’elles en eussent aucun pour un étran­ger. Lui, cepen­dant, met­tait une véri­table pas­sion à s’en infor­mer. Et ses voyages, ain­si employés, lui auraient peut-être été par­fai­te­ment agréables, s’ils ne l’avaient trop sou­vent contraint à se pri­ver d’un luxe maté­riel sans qui, désor­mais, il ne pou­vait plus vivre. Il avait subi si pro­fon­dé­ment l’influence du bien-être romain qu’il ne s’accommodait plus ni d’un repas trop simple, ni d’un lit trop dur, ni de che­vaux trop lents. Ou que si, d’aventure, il déci­dait de pas­ser outre à ces désa­gré­ments, leur sou­ve­nir le pour­sui­vait jusque dans ses études, lui gâtant le pro­fit qu’il en recueillait. Mais sou­vent aus­si il eut la sur­prise de ren­con­trer, en de loin­tains pays, des inven­tions pra­tiques si com­modes qu’il fut déso­lé de ne pou­voir pas les retrou­ver à Rome. Et peu à peu ces voyages, qui d’abord ne lui étaient appa­rus que comme un passe-temps, devinrent pour lui une néces­si­té. À peine ren­tré de l’un d’eux, il souf­frait de ne pou­voir pas tout de suite en com­men­cer un autre.

C’est que, à son avis du moins, les races diverses qu’il appre­nait à connaître lui com­mu­ni­quaient une part de leurs goûts et de leur esprit. Il avait l’impression que non seule­ment il pou­vait par­ler toutes les langues, mais qu’il s’habituait aus­si à pen­ser comme les peuples dont il par­lait la langue. Et com­ment n’aurait-il pas eu cette impres­sion, quand il consta­tait que cha­cun de ses voyages le déta­chait de quelques-unes de ses idées anté­rieures, le déli­vrait de quelques-uns de ses pré­ju­gés, lui démon­trait l’inanité de quelques-unes de ses cer­ti­tudes ou de ses croyances ? Ni par la langue, ni par la pen­sée, il n’appartenait plus à aucun pays : com­ment n’en aurait-il pas conclu qu’il réunis­sait en lui les façons de par­ler et de pen­ser de tous les pays ? Deve­nir vrai­ment un citoyen du monde, voi­là quel était désor­mais son désir ! Et pen­dant qu’il se lamen­tait, sen­tant com­bien un tel désir était loin­tain et dif­fi­cile à réa­li­ser, la foule de ses élèves et de ses amis le féli­ci­tait d’en avoir ache­vé déjà la réa­li­sa­tion. On décla­rait que per­sonne n’était encore par­ve­nu aus­si com­plè­te­ment que lui à se dépouiller de toute par­ti­cu­la­ri­té natio­nale, à rompre le lien créé par la nature entre l’homme et elle. On l’ap­pe­lait, res­pec­tueu­se­ment, le « cos­mo­po­lite ». Et des mil­liers de jeunes gens, gar­çons et filles, s’efforçaient à par­ta­ger son cosmopolitisme.

Vous aimerez aussi :

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.