Le roux furieux

Auteur : Diethelm, P. Walther | Ouvrage : Le plus beau cadeau .

Temps de lec­ture : 8 minutes

« Dis donc, ce qu’on l’a ren­du furieux », dit en riant Max à Gil­bert. Blot­tis contre le mur, à droite et à gauche de la porte de l’é­cole, les deux gar­çons attendent.

Jean-Baptiste Greuze - Petit garçon blond à la chemise ouverteMais celui qu’ils guettent ne vient pas. Assis tout seul dans la salle de classe, la tête sur le pupitre, il pleure à chaudes larmes. Qu’en peut-il, s’il a les che­veux roux ? Le bon Dieu aurait tout aus­si bien pu les don­ner à un autre, par exemple à ces deux qui viennent de se moquer de lui. « Rou­quin ! Rou­quin ! » l’ont-ils appe­lé en lui tirant la langue. Et puis, il ont dis­pa­ru der­rière les bancs. Ils savent bien qu’il ne peut souf­frir ce sobri­quet. Il s’é­tait don­né tant de peine pour maî­tri­ser sa . Mais quand le sang lui fut mon­té à la tête il ne s’est plus sen­ti et il s’est ven­gé. Cela les a ren­dus d’au­tant plus méchants. « Rou­quin ! Rou­quin furieux ! » lui criaient-ils. Alors, à bout de patience, il a sai­si la pre­mière chose qui lui est tom­bée sous la main, un livre, et l’a jeté aux deux gar­çons. Mal­heur ! Ils ont évi­té le coup, le gros livre a pas­sé à tra­vers la vitre, et la voi­là en mille morceaux !…

Un ins­tant, tous trois se sont regar­dés, ter­ri­fiés. Aucun n’a vou­lu cela, cer­tai­ne­ment ! Mais a quelque chose mal­heur est bon : les deux taquins ont dis­pa­ru, lais­sant la paix au Rou­quin, pro­ba­ble­ment à cause de la vitra cas­sée. — Leur conscience leur dit sans doute que c’est bien leur faute, puis­qu’ils ont aga­cé leur camarade.

Rou­quin — son vrai nom est Roger — est encore plus fâché main­te­nant Assis tout seul sur son banc, il se sent le plus mal­heu­reux du monde. C’est tou­jours lui qu’on chi­cane, et pour­tant il ne fait de mal à personne !

Max et Gil­bert, près de la porte de l’é­cole finissent par s’en­nuyer. Quand, au bout d’un quart d’heure, Roger part fur­ti­ve­ment, il n’y a plus personne.

Oui, Roger s’en va fur­ti­ve­ment à la mai­son comme s’il avait été bat­tu. Et pour­tant ce n’est pas le cas ; mais il a honte parce qu’il craint que ses deux méchants cama­rades sur­gissent quelque part et lui crient le sobri­quet, en face de tout le monde.

Et puis, il y a la vitre ! Il faut la payer, si l’on veut être hon­nête. « Celui qui casse les verres les paye. » Et c’est lui qui a cas­sé la vitre.

La colère - extrait des Péchés capitaux - CALLOT JacquesEt le pire : Roger a honte de lui-même devant le Bon Dieu. N’est-il pas allé se confes­ser same­di der­nier ? Il a avoué qu’il était tom­bé plus d’une fois dans sa faute habi­tuelle, la colère. Et son confes­seur avait été si bon pour lui. Gen­ti­ment, il lui avait dit qu’il fal­lait faire un grand effort pour com­battre ce défaut, sinon la colère devien­drait tou­jours plus forte. Ce serait comme une bête féroce : on ne pour­rait plus du tout la maî­tri­ser plus tard. Roger avait pris la ferme réso­lu­tion de deve­nir un véri­table domp­teur de sa colère. Et main­te­nant, voi­là où il en est de sa réso­lu­tion ! Après trois jours déjà, comme la vitre, elle est en mille morceaux !

Près du che­min où passe Roger, se trouve l’é­glise. Il y entre ; non pas qu’il ait envie de prier, mais pour ne pas ren­con­trer un de ses cama­rades. A l’é­glise, on peut si bien se repo­ser et sécher ses der­nières larmes. Il ne faut pas que maman remarque quelque chose.

Le doux silence qui règne dans l’é­glise calme Roger. Bien sûr, ce qu’il pense et mur­mure pour lui-même ne res­semble pas à une prière ; c’est de la colère, tout sim­ple­ment. La voix du bien n’ar­rive pas à se faire entendre en lui. Il la fait taire en répé­tant : « A quoi bon ! Je me suis don­né tant de peine et je n’ai quand même pas réussi. »

Mécon­tent de lui-même, hon­teux, Roger s’as­sied dans un banc et regarde devant lui. Il fait un peu sombre et l’au­tel appa­raît vague­ment, ain­si que la lampe du sanctuaire.

Près de la table de com­mu­nion, quel­qu’un tra­vaille. C’est le sacris­tain qui net­toie l’é­glise. Que de fois dans sa vie il a déjà balayé ces allées, depuis qua­rante ans qu’il est de ser­vice ! Mais il fait et refait son tra­vail, tou­jours avec le même soin, comme la pre­mière fois.

Grand intérieur d'église avec sacristain - Hendrick van Steenwyck
Grand inté­rieur d’é­glise avec sacris­tain – Hen­drick van Steenwyck

Roger le regarde un moment. Puis il lui vient une idée : « Que de fois le sacris­tain n’a-t-il pas recom­men­cé son tra­vail, sans dire jamais : « A quoi bon !…» Tan­dis que moi, je suis décou­ra­gé si je n’ar­rive pas tout de suite à me cor­ri­ger de ma colère. Je sais ce que je vais faire : same­di pro­chain j’i­rai de nou­veau me confes­ser, et si c’est néces­saire, encore la semaine sui­vante, jus­qu’à ce que j’aie vain­cu mon défaut. »

Ces dix minutes pas­sées à l’é­glise on valu une grande grâce à Roger. Il a pris deux réso­lu­tions dont je vais vous par­ler. Toute la classe a pu se rendre compte de la pre­mière, quand, le len­de­main, M. le Régent a deman­dé : « Qui a cas­sé la vitre ? » Dans les der­niers bancs, Max et Gil­bert baissent la tête et se cachent der­rière les autres : la conscience leur fait des reproches. Au pre­mier banc, Roger se lève et dit : « C’est moi, M. le Régent ». Alors il s’a­vance, et, sans dire un mot, dépose deux francs sur le pupitre. Il paye de son argent de poche cette vitre de malheur.

M. le Régent ne dit rien. Il ne demande même pas com­ment cela s’est pas­sé. — C’est gen­til de sa part. — Il regarde Roger avec plai­sir, non pas à cause des deux francs qui paye­ront la vitre, mais à cause de la fran­chise qu’il lit dans les yeux de ce gar­çon. « Roger, si tu conti­nues comme cela, pense M. le Régent, tu devien­dras quel­qu’un ! Main­te­nant déjà tu es un brave gar­çon. » Natu­rel­le­ment, il ne dit pas cela pour « Roger » qui casse tes vitres, mais pour « Roger » sin­cère et droit.

Pen­dant quelques jours, Roger n’en­tend plus le sobri­quet. Max et Gil­bert font un grand détour pour ne pas le ren­con­trer. Craignent-ils peut-être que les deux francs ne suf­fisent pas à payer la vitre et que, eux aus­si, doivent appor­ter leur part ? — Ain­si Roger n’a pas l’oc­ca­sion de tenir sa deuxième réso­lu­tion : celle de deve­nir a un « dompteur ».

Une seule fois, en jouant au bal­lon avec Roger, le petit mot « Rou­quin » échappe à Max. Mais Roger fait comme s’il n’a­vait rien enten­du. Oh ! il l’a bien enten­du, et la colère est prête à mon­ter en lui, mais au bon moment, il pense à sa réso­lu­tion et se surmonte.

David et Goliath - par Rubens
David et Goliath – par Rubens

A la leçon de bible, c’est plus dif­fi­cile. M. le Régent explique l’his­toire de David, le petit ber­ger qui tuait les lions et qui jeta une pierre à la tête du géant Goliath. Quand il raconte que David avait les che­veux roux, toute la classe rit de bon cœur, et, tous les regards se portent sur Roger. Est-ce éton­nant que le sang lui monte à la tête et qu’en ce moment, non seule­ment les che­veux, mais tout son visage devienne rouge comme un coque­li­cot ? M. le Régent lui-même ne peut s’empêcher de sourire.

« Roger, dit-il, voi­là un grand homme qui te res­sem­blait. Tâche de l’i­mi­ter et de deve­nir un héros et un domp­teur comme lui ».

Nou­vel éclat de rire dans la classe ! Mais cette fois, Roger rit aus­si. Le petit mot de « domp­teur » lui rap­pelle sa réso­lu­tion. Alors, il se retourne et regarde ceux qui ont ri le plus, comme pour dire : « Main­te­nant, vous tous, vous pou­vez me taqui­ner tant que vous vou­lez ; vous ver­rez, je serai un domp­teur comme David. »

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