« Dis donc, ce qu’on l’a rendu furieux », dit en riant Max à Gilbert. Blottis contre le mur, à droite et à gauche de la porte de l’école, les deux garçons attendent.
Mais celui qu’ils guettent ne vient pas. Assis tout seul dans la salle de classe, la tête sur le pupitre, il pleure à chaudes larmes. Qu’en peut-il, s’il a les cheveux roux ? Le bon Dieu aurait tout aussi bien pu les donner à un autre, par exemple à ces deux qui viennent de se moquer de lui. « Rouquin ! Rouquin ! » l’ont-ils appelé en lui tirant la langue. Et puis, il ont disparu derrière les bancs. Ils savent bien qu’il ne peut souffrir ce sobriquet. Il s’était donné tant de peine pour maîtriser sa colère. Mais quand le sang lui fut monté à la tête il ne s’est plus senti et il s’est vengé. Cela les a rendus d’autant plus méchants. « Rouquin ! Rouquin furieux ! » lui criaient-ils. Alors, à bout de patience, il a saisi la première chose qui lui est tombée sous la main, un livre, et l’a jeté aux deux garçons. Malheur ! Ils ont évité le coup, le gros livre a passé à travers la vitre, et la voilà en mille morceaux !…
Un instant, tous trois se sont regardés, terrifiés. Aucun n’a voulu cela, certainement ! Mais a quelque chose malheur est bon : les deux taquins ont disparu, laissant la paix au Rouquin, probablement à cause de la vitra cassée. — Leur conscience leur dit sans doute que c’est bien leur faute, puisqu’ils ont agacé leur camarade.
Rouquin — son vrai nom est Roger — est encore plus fâché maintenant Assis tout seul sur son banc, il se sent le plus malheureux du monde. C’est toujours lui qu’on chicane, et pourtant il ne fait de mal à personne !
Max et Gilbert, près de la porte de l’école finissent par s’ennuyer. Quand, au bout d’un quart d’heure, Roger part furtivement, il n’y a plus personne.
Oui, Roger s’en va furtivement à la maison comme s’il avait été battu. Et pourtant ce n’est pas le cas ; mais il a honte parce qu’il craint que ses deux méchants camarades surgissent quelque part et lui crient le sobriquet, en face de tout le monde.
Et puis, il y a la vitre ! Il faut la payer, si l’on veut être honnête. « Celui qui casse les verres les paye. » Et c’est lui qui a cassé la vitre.
Et le pire : Roger a honte de lui-même devant le Bon Dieu. N’est-il pas allé se confesser samedi dernier ? Il a avoué qu’il était tombé plus d’une fois dans sa faute habituelle, la colère. Et son confesseur avait été si bon pour lui. Gentiment, il lui avait dit qu’il fallait faire un grand effort pour combattre ce défaut, sinon la colère deviendrait toujours plus forte. Ce serait comme une bête féroce : on ne pourrait plus du tout la maîtriser plus tard. Roger avait pris la ferme résolution de devenir un véritable dompteur de sa colère. Et maintenant, voilà où il en est de sa résolution ! Après trois jours déjà, comme la vitre, elle est en mille morceaux !
Près du chemin où passe Roger, se trouve l’église. Il y entre ; non pas qu’il ait envie de prier, mais pour ne pas rencontrer un de ses camarades. A l’église, on peut si bien se reposer et sécher ses dernières larmes. Il ne faut pas que maman remarque quelque chose.
Le doux silence qui règne dans l’église calme Roger. Bien sûr, ce qu’il pense et murmure pour lui-même ne ressemble pas à une prière ; c’est de la colère, tout simplement. La voix du bien n’arrive pas à se faire entendre en lui. Il la fait taire en répétant : « A quoi bon ! Je me suis donné tant de peine et je n’ai quand même pas réussi. »
Mécontent de lui-même, honteux, Roger s’assied dans un banc et regarde devant lui. Il fait un peu sombre et l’autel apparaît vaguement, ainsi que la lampe du sanctuaire.
Près de la table de communion, quelqu’un travaille. C’est le sacristain qui nettoie l’église. Que de fois dans sa vie il a déjà balayé ces allées, depuis quarante ans qu’il est de service ! Mais il fait et refait son travail, toujours avec le même soin, comme la première fois.
Roger le regarde un moment. Puis il lui vient une idée : « Que de fois le sacristain n’a-t-il pas recommencé son travail, sans dire jamais : « A quoi bon !…» Tandis que moi, je suis découragé si je n’arrive pas tout de suite à me corriger de ma colère. Je sais ce que je vais faire : samedi prochain j’irai de nouveau me confesser, et si c’est nécessaire, encore la semaine suivante, jusqu’à ce que j’aie vaincu mon défaut. »
Ces dix minutes passées à l’église on valu une grande grâce à Roger. Il a pris deux résolutions dont je vais vous parler. Toute la classe a pu se rendre compte de la première, quand, le lendemain, M. le Régent a demandé : « Qui a cassé la vitre ? » Dans les derniers bancs, Max et Gilbert baissent la tête et se cachent derrière les autres : la conscience leur fait des reproches. Au premier banc, Roger se lève et dit : « C’est moi, M. le Régent ». Alors il s’avance, et, sans dire un mot, dépose deux francs sur le pupitre. Il paye de son argent de poche cette vitre de malheur.
M. le Régent ne dit rien. Il ne demande même pas comment cela s’est passé. — C’est gentil de sa part. — Il regarde Roger avec plaisir, non pas à cause des deux francs qui payeront la vitre, mais à cause de la franchise qu’il lit dans les yeux de ce garçon. « Roger, si tu continues comme cela, pense M. le Régent, tu deviendras quelqu’un ! Maintenant déjà tu es un brave garçon. » Naturellement, il ne dit pas cela pour « Roger » qui casse tes vitres, mais pour « Roger » sincère et droit.
Pendant quelques jours, Roger n’entend plus le sobriquet. Max et Gilbert font un grand détour pour ne pas le rencontrer. Craignent-ils peut-être que les deux francs ne suffisent pas à payer la vitre et que, eux aussi, doivent apporter leur part ? — Ainsi Roger n’a pas l’occasion de tenir sa deuxième résolution : celle de devenir a un « dompteur ».
Une seule fois, en jouant au ballon avec Roger, le petit mot « Rouquin » échappe à Max. Mais Roger fait comme s’il n’avait rien entendu. Oh ! il l’a bien entendu, et la colère est prête à monter en lui, mais au bon moment, il pense à sa résolution et se surmonte.
A la leçon de bible, c’est plus difficile. M. le Régent explique l’histoire de David, le petit berger qui tuait les lions et qui jeta une pierre à la tête du géant Goliath. Quand il raconte que David avait les cheveux roux, toute la classe rit de bon cœur, et, tous les regards se portent sur Roger. Est-ce étonnant que le sang lui monte à la tête et qu’en ce moment, non seulement les cheveux, mais tout son visage devienne rouge comme un coquelicot ? M. le Régent lui-même ne peut s’empêcher de sourire.
« Roger, dit-il, voilà un grand homme qui te ressemblait. Tâche de l’imiter et de devenir un héros et un dompteur comme lui ».
Nouvel éclat de rire dans la classe ! Mais cette fois, Roger rit aussi. Le petit mot de « dompteur » lui rappelle sa résolution. Alors, il se retourne et regarde ceux qui ont ri le plus, comme pour dire : « Maintenant, vous tous, vous pouvez me taquiner tant que vous voulez ; vous verrez, je serai un dompteur comme David. »
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