VI
Bernard vient d’arriver en tapinois. Il ferme sans bruit la porte d’entrée, traverse silencieusement le vestibule et lance un regard de gaieté malicieuse vers le jardin, où tout le monde semble réuni.
Bruno fait une page d’écriture ; Nicole, Pierre, penchés sur de petites tables, apprennent leurs leçons.
Bernard calcule sa distance, prend son élan, passe comme un bolide au-dessus de la tête des enfants ahuris, fait un rétablissement merveilleux au beau milieu du groupe et, les talons joints, salue.
On entend maman dire à travers les rires :
— Écoute, Bernard, tu nous donneras des maladies de cœur ! Tombes-tu du ciel, décidément ?
— Tout juste, ma tante, j’en arrive, en permission de huit jours. Il paraît que je suis fatigué par mes derniers vols au firmament !
— Fatigué, peste ! qu’est-ce que ce serait si tu ne l’étais pas ? proteste Colette. Allons, assieds-toi et dis-nous un peu posément d’où te vient cette aubaine.
— Il est très vrai que nous avons fait ces jours-ci une série de vols en formation de combat qui ont demandé des efforts sérieux. Ça a très bien marché. Le colonel est content, il a donné des permissions. Voilà.
— Jacques ne nous en avait pas parlé.
— Mais vous savez pourtant que je ne fais pas partie de l’escadrille de Jacques. C’est la nôtre qui a « trinqué » toute la semaine. Nous avons été jusqu’à la mer. Ce golfe Persique, quelle beauté ! Et puis nous avons survolé la Chaldée, passé au-dessus de Ur, et j’ai cru me souvenir qu’Abraham avait dû naître là au temps jadis. Nous avons traversé toute la Mésopotamie.
Les trois petits, le nez au vent, ont complètement oublié leurs leçons et écoutent, muets d’admiration.
Mais Nicole, comme prise d’une idée subite, interrompt tout à coup :
— Enfoncée, tante Colette, enfoncée !
— Enfoncée ?… quelle expression, et pourquoi ?
— Parce que l’oncle Bernard y est allé avant vous, au pays de l’Histoire Sainte !
Colette ne semble nullement consternée.
— Tant pis pour lui ! Il va falloir qu’il vous fasse un cours à ma place.
Chacun s’attendait aux protestations véhémentes de Bernard. À la surprise générale, il répond :
— Justement. Colette a beau croire que je suis un grand fou, je n’ai tout de mème pas complètement perdu la tête, ni même la mémoire. Et c’est toute l’Histoire Sainte qui défilait sous mes yeux en survolant ces grandes plaines. J’aurais voulu vous avoir là, près de moi dans ma carlingue, vous les petits, pour vous faire voir ce pays d’Abraham.
Cela me paraissait merveilleux de songer aux distances qu’il parcourut pour obéir à Dieu. Moi, je les survolais en quelques heures, mais lui…
Tâchez de le suivre avec moi.
Bernard sort de sa poche une carte d’état major et l’étale sur ses genoux. Arrivez ici, les petits. Regardez-moi ça. Habiter la Chaldée, traverser la Mésopotamie, revenir à Sichem, descendre en Égypte, et finalement s’installer dans cette vallée que vous voyez là, près d’Hébron, dites-moi s’il y a beaucoup d’hommes aujourd’hui à en faire autant ?
— Mais pourquoi qu’il a couru comme ça ? questionne Bruno de son petit air posé.
— Pour obéir à Dieu. Abraham a été l’obéissance même, l’obéissance héroïque.
— Raconte alors.
— Mais oui, je raconte. Seulement vous ne connaissez que le cinq cents à l’heure ! D’abord, il faut savoir qu’Abraham était un descendant de Sem et qu’à l’époque où il vivait en Chaldée, les hommes étaient presque tous devenus plus ou moins idolâtres.