Le chêne de l’Évangile (légende orléanaise)

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Temps de lec­ture : 12 minutes

La com­mune de Chan­teau, située au milieu de la d’, ne compte que 73 mai­sons et 348 habi­tants[1]. Les débris de tuiles et de briques que la char­rue ramène au-des­sus du sol en divers endroits, font pré­su­mer que cette paroisse était plus popu­leuse autre­fois qu’elle ne l’est aujourd’­hui, et cette pré­emp­tion se change en cer­ti­tude à la lec­ture des anciens titres de pro­prié­té, Chan­teau aurait par­ta­gé ses vicis­si­tudes avec toutes les loca­li­tés rive­raines de la forêt, au secours des­quelles l’in­dus­trie et l’a­mé­lio­ra­tion des voies vici­nales ne seraient pas accou­rues. Les pri­vi­lèges concé­dés par les rois, les princes apana­gistes et les tré­fon­ciers, furent, croyons-nous, les causes de ces agglo­mérations d’hommes auprès des bois. En effet, les habi­tants durent affluer aux lieux qui four­nis­saient le pacage et le panage pour leurs bes­tiaux et pour eux-mêmes, l’u­sage du bois mort et du mort-bois. Mais à mesure que ces pri­vi­lèges étaient res­treints, puis sup­pri­més, hommes et bêtes délais­saient les lieux où ils ne trou­vaient plus les mêmes moyens d’exis­tence. Chan­teau pos­sé­dait, dans son voi­si­nage, une autre source de pros­pé­ri­té ; nous vou­lons par­ler de Notre-Dame-­d’Am­bert, monas­tère riche et peu­plé de nom­breux religieux.

Moine de l'ordre des CelestinsAu com­men­ce­ment du XVe siècle, temps où Ambert et Chan­teau fleu­ris­saient, on voyait, à l’ex­tré­mi­té nord de la rue de la Bou­ve­rie, s’é­le­ver une mai­son, der­rière laquelle s’é­ten­dait un jar­din sépa­ré de la forêt par le grand che­min d’Or­léans à Rebré­chien. Cette mai­son était habi­tée par une mère et ses trois fils. Le père, atta­ché dès son enfance au ser­vice du monas­tère, avait su méri­ter l’a­mi­tié du prieur, qui lui avait appris à lire et à écrire. Peut-être le pro­jet du reli­gieux était-il d’at­ta­cher Pierre au couvent, en qua­li­té de frère lai, mais Pierre vou­lut se marier. Alors, le monas­tère lui don­na la mai­son dont nous avons par­lé et trois arpents de dépen­dances, pour en jouir, lui et ses des­cen­dants, pen­dant 199 ans, à la charge de payer 16 sols pari­sis de rente et 18 deniers de cens, plus la dîme du grain, de deux gerbes par arpent, et celle du vin, d’une jalaye par ton­neau. Après quelques années de mariage, Pierre mou­rut, lais­sant à sa veuve et à ses enfante, l’hé­ri­tage que lui avait don­né le couvent, et un livre des Évan­giles qu’il tenait de l’a­mi­tié du prieur.

Jac­que­line, ain­si se nom­mait la veuve, savait que dans le mal­heur la véri­table conso­la­tion n’est qu’en Dieu. Elle s’a­dres­sa donc à celui qui n’a­ban­donne jamais l’af­fli­gé, et le cou­rage lui revint. Elle en avait grand besoin, la pauvre femme, pour nour­rir et éle­ver ses enfants. Par­fois le décou­ra­ge­ment la pre­nait ; elle se reti­rait alors au fond de son jar­din, et là, assise sur un petit tertre de gazon, elle pui­sait la rési­gna­tion dans le livre des Évan­giles. Les enfants voyaient-ils leur mère ain­si occu­pée, ils s’ap­pro­chaient d’elle dou­ce­ment et lui disaient : « Mère, raconte-nous donc une des belles his­toires de ton livre » ; et Jac­queline lisait quelques-uns des traits de la vie de Jésus-Christ. C’é­tait le para­ly­tique ou l’a­veugle-né, qui n’a­vaient dû leur gué­ri­son qu’à leur foi ; c’é­tait l’en­fant pro­digue qui nous révèle l’i­né­pui­sable misé­ri­corde de Dieu ; ou bien encore le bon Sama­ri­tain. Elle fai­sait décou­ler de ces lec­tures des réflexions qui ten­daient à rendre ses enfants meilleurs, en leur ins­pi­rant l’a­mour de Dieu et du prochain.

Femme lisant l'Évangile à ses enfantsUn jour Jac­que­line racon­tait la pré­di­lec­tion de Jésus pour l’en­fance : « On lui pré­sen­ta de petits enfants, afin qu’il leur impo­sa les mains et qu’il priât, et les dis­ciples les repous­saient. Jésus leur dit : « Lais­sez ces enfants et ne les empê­chez pas de venir à moi, car le royaume du ciel est pour ceux qui leur res­semblent. » » À ce moment, un nuage tout noir vint à pas­ser, et ver­sa une pluie abon­dante sur la petite famille. Elle s’empressa de gagner la maison.

— Quel dom­mage, dit le cadet, que nous n’ayons pas là-bas un de ces beaux chênes qui croissent dans la forêt ! la mère ne crain­drait plus le soleil ni la pluie, et elle pour­rait lire dans son beau livre autant qu’elle le voudrait.

— Mes enfants, reprit Jac­que­line, vous pou­vez en plan­ter un.

— La mère a rai­son ; je le plan­te­rai, dit l’aîné.

— Non, non, ce sera moi, reprit le cadet.

— Pas du tout, ajou­ta le troi­sième, ce sera le petit Étienne.

Et cha­cun de vou­loir l’emporter. La mère inter­vint encore.

— Des frères qui s’aiment bien doivent tout faire en com­mun ; ain­si, Pierre ira cher­cher un beau plant ; Guillaume fera un trou dans lequel vous pla­ce­rez le chêne à vous trois, et Étienne recou­vri­ra de terre les racines.

— C’est cela, dirent les enfants et en frap­pant des mains, Oh ! comme notre chêne sera beau.

La chose fut faite ain­si que l’a­vait ordon­né Jac­que­line, et tous les jours, il fal­lait voir les trois frères mesu­rer leur arbre !

— Mère, disaient-ils sou­vent, notre chêne ne gran­dit pas !

— Patience, enfants, rap­pe­lez-vous le grain de séne­vé de l’ : « Ce grain est, à la véri­té, la plus petite de toutes les semences ; mais quand il a pous­sé, il est plus grand que tous les autres légumes, et il devient un arbre, en sorte que les oiseaux du ciel viennent et habitent dans ses branches. » Culti­vez votre chêne et repo­sez-vous sur Dieu du soin de le faire croître.

— Il ne nous reste plus, fit obser­ver Guillaume, qu’à don­ner un nom à notre arbre.

Pierre et Étienne applau­dirent à cette idée ; mais la dif­fi­cul­té était de s’ac­cor­der. Pierre vou­lait l’ap­pe­ler le chêne des bons enfants ; Guillaume, l’arbre des trois frères ; Étienne, le chêne de la bonne mère. Enfin, pour sor­tir d’embarras, ils s’a­dres­sèrent à Jac­que­line. Celle-ci trou­va les trois déno­mi­na­tions très jolies ; mais elle pen­sa que celle de Chêne de l’É­van­gile convien­drait peut-être mieux.

— Oh ! c’est vrai, s’é­crièrent les enfants, nous eus­sions dû y son­ger. Cepen­dant l’arbre pous­sait, les trois frères gran­dis­saient aus­si, et Jac­que­line deve­nait vieille. Bien­tôt elle tom­ba malade et sen­tit sa fin appro­cher. Un matin, c’é­tait le jour des saints Anges-Gar­diens, elle vou­lut que ses enfants la por­tassent au pied du chêne.

— Mère, lui dirent-ils, l’air est piquant et il a gelé la nuit der­nière ; il fait trop dur pour toi dehors.

— Non, non, por­tez-moi sous le chêne. Ils obéirent.

Lorsque Jac­que­line fut placée :

— Mes enfants dit-elle, j’ai vou­lu venir ici pour vous faire mes adieux ; car je sens que je mour­rai bien­tôt. Vous m’a­vez tou­jours aimée ; et pour­tant il vous est arri­vé de vous que­rel­ler quel­que­fois. J’ai réus­si, il est vrai, à rame­ner l’a­mi­tié entre vous ; mais quand je n’exis­te­rai plus, qui pour­ra me remplacer ?

— Mère, nous nous aime­rons toujours.

— Oui, oui, je l’es­père ; mais pour que je meure sans inquié­tude, jurez sur ce livre que si la dis­corde naît par­mi vous, vous vien­drez vous récon­ci­lier au pied de cet arbre que vous avez planté.

Les trois frères pla­cèrent leurs mains sur l’É­van­gile que Jac­que­line tenait sur ses genoux, et dirent :

— Mère, nous le jurons.

— Bien, mes enfants, embras­sez-moi ; main­te­nant je mour­rai contente.

Le len­de­main, Jac­que­line ces­sa de vivre, et ses enfants la pleu­rèrent pen­dant long­temps. Les trois frères se marièrent. Pierre, l’aî­né, gar­da la mai­son ; Guillaume et Étienne se fixèrent dans le champ aux Nonains ; le pre­mier, à la Lou­ve­tiers, et le der­nier à Aulaine. Durant la semaine, cha­cun se livrait à ses tra­vaux ; mais le dimanche venu, les trois familles se réunis­saient, à l’is­sue de la messe, et pre­naient ensemble le che­min de l’ha­bi­ta­tion de Pierre, où elles pas­saient le reste de la journée.

Les trois frères et leur famille se rassemble tous les dimanches

Quelques ins­tants avant de se sépa­rer, hommes, femmes et enfants se grou­paient autour du chêne et écou­taient, avec res­pect, un pas­sage de l’É­cri­ture Sainte. À la suite de cette lec­ture, les que­relles de ménage, les petites divi­sions inté­rieures étaient expo­sés et la paix se fai­sait. Tous se reti­raient contents. Il était pour­tant des occa­sions où l’on n’at­ten­dait pas le dimanche pour se rendre au pied de l’arbre ; c’é­tait lorsque deux des chefs de famille avaient eu une alter­ca­tion. Ain­si, un jour, Pierre dînait, quand le petit Jean accourt lui dire :

— Oncle, maman vous prie de venir à la Lou­ve­tière tout de suite.

Pierre sui­vit l’en­fant. Arri­vé chez sa belle-sœur, celle-ci lui apprit que Guillaume et Étienne s’é­taient que­rel­lés le matin, au sujet de la basse-cour d’Am­bert, que cha­cun vou­lait prendre à ferme, et qu’ils s’é­taient quit­tés en se fai­sant des menaces. Pierre alla aus­si­tôt les trou­ver l’un après l’autre, et leur dit :

— Frères, ce soir, après le cou­cher du soleil, la mère nous attend sous le chêne.

Guillaume et Étienne se ren­dirent à cette som­ma­tion, et Pierre leur deman­da s’ils ne s’é­taient pas que­rel­lés dans la matinée.

— Il est vrai, répon­dit Guillaume ; mais c’est la faute d’É­tienne qui veut se faire don­ner la ferme de la Basse-Cour, lors­qu’il sait que mes­sire le pro­cu­reur me l’a promise.

— Et moi, répli­qua Étienne, j’ai la parole de mon­sei­gneur le prieur.

Après avoir réflé­chi, Pierre leur dit :

— Toi, Guillaume, tu n’as que des filles ; et tes gar­çons, Étienne, sont encore enfants. Vous ne pou­vez donc, ni l’un ni l’autre, exploi­ter une métai­rie sans voue faire aider par des étran­gers. Eh bien réunis­sez-vous, joi­gnez vos quatre bras ensemble, et tout n’en ira que mieux.

Guillaume et Étienne avouèrent que leur frère avait rai­son, et tous trois, s’é­tant embras­sés, levèrent les yeux vers la cime du chêne, en disant « Mère, les enfants ne t’ont pas oubliée ».

Quelques jours après, le bail de la métai­rie d’Am­bert était pas­sé au nom des deux frères. Pierre, Guillaume et Étienne mou­rurent mais leur véné­ra­tion pour le Chêne de l’É­van­gile avait pas­sé dans l’âme de leurs enfants. Ceux-ci trans­mirent ce res­pect à leurs des­cen­dants, et c’est ain­si que par la voie de la tra­di­tion, cette légende nous est parvenue.

Maison Chêne de l'Évangile à ChanteauLa mai­son de l’É­van­gile a été détruite vers 1810. Treize ans après, le chêne qui éten­dait ses branches au-des­sus de l’an­cien jar­din, deve­nu un vague, vul­gai­re­ment appe­lé Pla­teau, fut com­pris dans une vente de bois et abat­tu. Quinze ans s’é­cou­lèrent ensuite, pen­dant lequel, le sou­ve­nir de l’arbre allait s’af­fai­blis­sant. Enfin, l’ad­mi­nis­tra­tion des forêts de la Cou­ronne fit construire, en 1839, une habi­ta­tion pour deux gardes et un pied-à-terre pour ses offi­ciers. Cette construc­tion simple et d’un très bon goût, a été éle­vée non loin de l’an­cienne mai­son de l’É­van­gile, de l’autre coté de la route, qui conduit d’Or­léans à Rebré­chien, et à l’angle de celle qui va à Neu­ville. L’é­di­fice ter­mi­né, on défri­cha une par­tie du bois qui l’en­tou­rait, pour en faire un jar­din. Dans ce bois, tout auprès de la route, et vis-à-vis de la place que le Chêne-de-l’É­van­gile avait occu­pée, se trou­vait un chêne bien fait et vigou­reux ; l’ins­pec­teur des forêts le conser­va, afin de per­pé­tuer le sou­ve­nir de l’an­cien. Le même motif fit don­ner à l’ha­bi­ta­tion des gardes le nom de l’É­van­gile. C’est ain­si que, gérées par M. Le Oriel, le chêne de notre légende sera sau­vé de l’ou­bli pen­dant de longues années.

Annales Reli­gieuses d’Or­léans - 1891

Souche morte du Chêne de l'Évangile - forêt d'OrléansLe 27 mars 2015, c’est une nou­velle page de l’his­toire du Chêne de l’É­van­gile qui s’est tour­née ; cet arbre plus que sécu­laire, atta­ché à l’his­toire de Chan­teau depuis le XVe siècle, a dû être abat­tu par les ser­vices de l’É­tat. Ron­gé de l’in­té­rieur par un cham­pi­gnon, il mena­çait de tomber.

Source : https://bibliothequecerc.wixsite.com/orleanssecret/single-post/chanteau
  1. [1] Texte paru en 1891 ; aujourd’­hui, la démo­gra­phie de Chan­teau a bien évo­lué !

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