CONTE
Une après-midi, il y a de cela quelque cinq cent ans, le podestat de Fiesole prenait le frais autour de sa cité.
Comme il longeait en sa promenade le jardin des Frères-Prêcheurs, qui n’était pas encore sévèrement enclos, il s’avisa que les Fils de Saint Dominique avaient des roses sans pareilles.
Ces merveilles de la végétation étaient dues aux bons soins de Frère Simplice, qui, d’après l’ordre de son Prieur, consacrait son temps à l’arrosage. Simplice n’était pas docteur en droit canon : c’était un humble croyant, qui faisait son salut en puisant de l’eau dans une fontaine ; c’était une âme candide et sans reproche, qui comptait les Ave Maria du Rosaire avec les arrosoirs vidés et remplis sans interruption. Si un péché avait effleuré jamais sa robe d’innocence, ç’avait été le péché d’orgueil, en contemplant l’éclat embaumé de ses fleurs, préparées avec amour pour l’ornement du sanctuaire. À l’office, quand il voyait ses roses décorer le tabernacle, ou s’effeuiller en tapis de pourpre sous les pas du rayonnant ostensoir, il avait peine à se défendre contre une vanité d’auteur, et il lui semblait que la Madone du cloître souriait à ses guirlandes avec une complaisance amie. Sans doute, il partageait sans réserve l’enthousiasme de toute la Toscane pour les fresques délicieuses qu’un jeune moine, tout nouveau, Fra Giovanni, jetait avec profusion sur les voûtes et les lambris du monastère commencé ; mais Simplice était tenté de croire que l’hommage de ses roses était plus pur, plus suave encore, plus doucement agréé par le Roi de la nature. Pauvre Simplice ! Quel trouble en son âme limpide comme un cristal, s’il eût pu se douter que le succès de son horticulture allait donner aux méditations du podestat en promenade une direction si fâcheuse !
Celui-ci en effet, s’était arrêté dans le chemin admirant les roses à travers le grillage :
— Comme ce coteau s’est amélioré ! murmurait-il. Je n’y connaissais, autrefois, que des ronces et des cailloux ! La ville n’a point su en tirer parti, c’est même pour cela que j’ai laissé sans crier gare, les Révérends Pères s’installer en ce lieu abandonné et s’y tailler un domaine. Si j’avais prévu qu’ils y feraient un si joli jardin je leur aurais demandé une centaine d’écus d’or. Ils seraient bien utiles en ce moment dans notre caisse, car, on nous réclame, à Foligno, soixante écus romains pour nous peindre la Madone qui manque à l’autel majeur de notre cathédrale ! .…
Au fait, est-il vraiment trop tard ? Aucun acte régulier n’a consacré l’abandon de la propriété municipale ; il serait d’une bonne administration d’exiger au moins quelque somme, avant de reconnaître comme légitime, par devant le pro-notaire communal, l’établissement des Frères-Prêcheurs en ce lieu !
Mais, comme il n’était point un mécréant, avant que de s’en ouvrir au conseil de ville, il résolut de chercher, avec les Frères-Prêcheurs, une base d’entente, qui lui permît de présenter à ses concitoyens une solution conciliant tous les intérêts. Dès le lendemain matin, il vint au couvent exposer ses idées au Révérend Père Prieur.
La réclamation était inattendue : le Prieur en fut abasourdi. Ce n’était point un diplomate : il reconnut les droits de la ville de Fiesole, mais il rappela qu’il avait occupé un terrain désert et inculte ajoutant que le silence bienveillant des autorités lui avait fait l’effet d’une cession tacite…
— Il en arrivera, conclut-il humblement, comme il plaira à Dieu et Votre Seigneurie. Mais elle sait que nous sommes des mendiants par vœu et par profession, que notre Père Saint Dominique nous a défendu de thésauriser ; que nous n’avons ni sou ni maille ; et que, si l’on nous chasse, nous vous laisserons nos pauvres constructions commencées, nous irons planter notre tente où nous poussera le vent du Bon Dieu !
Le départ des Frères-Prêcheurs ! Le podestat n’avait pas envisagé cette violente hypothèse on les aimait, en ville, et lui-même n’avait pour eux que respect et attachement. Il protesta avec sincérité qu’il ne souhaitait rien de semblable.
— Cependant, ajouta-t-il, votre paternité doit désirer un titre de propriété en règle ; et malgré toute notre bonne volonté, l’état de nos finances ne nous permet pas de vous faire une pure donation. Cherchons ensemble un accommodement.
L’accommodement intervint et le premier instruit de la chose fut le jeune moine peintre, Fra Giovanni. Le Prieur l’alla trouver sur son échafaudage, dans la salle du chapitre :
— Mon frère, lui dit-il, abandonnez pour un temps ce travail. Le don de l’art que Dieu vous a fait va être utilisé pour sa gloire et le salut de notre maison. Les autorités de Fiesole vous demandent une toile importante, une image de la Vierge Marie. Mettez à cette œuvre toute votre âme ; nous devons l’offrir à la ville pour le retable de sa cathédrale, et la ville, en échange, nous octroiera l’emplacement de ce monastère qui n’est pas nôtre encore. Aurez-vous besoin d’un modèle ?
— Le modèle est là-haut, fit Giovanni en levant vers le ciel son regard séraphique.
— C’est bien. Faites vite. À partir de cette heure, le Frère Simplice sera à vos ordres, afin de broyer les couleurs et de vous servir dans la préparation matérielle de votre travail.
Le jeune moine s’inclina et alla s’enfermer aussitôt, avec son auxiliaire, dans son humble atelier.
Il s’agenouilla, priant avec ardeur. Et, peu à peu, l’ardeur de sa foi naïve, illuminant son imagination de croyant et d’artiste, le type de la Vierge sembla prendre corps devant lui. L’œil fixé sur le modèle divin que lui présentait l’extase, il saisit la palette et les pinceaux, traduisant dans sa composition la grâce exquise et le tendre mysticisme qui débordait de son cœur. Rien de terrestre dans cette figure suave, éthérée, que le prêtre traçait, agenouillé, suivant l’idéal pur enfanté par sa Foi, et copiant la Madone qu’il voyait, présente pour ainsi dire, lui sourire en son nimbe étoilé.
Muet de surprise devant l’auteur et devant la toile, qui chaque jour prenait une vie plus intense, Simplice, en préparant, sur la palette l’incarnat de la tunique ou l’azur du manteau, se sentait envahi par un respect religieux, comme devant une apparition réelle de la Madone, et, quand il s’esquivait sur le soir un moment, pour désaltérer ses roses chéries, il répondait aux Frères curieux qui l’interrogeaient dans les corridors, sur l’œuvre mystérieuse :
— Angelico ! Angelico ! c’est un ange qui peint !
Il adressait la parole à la sainte image ; il en arrivait à confondre le portrait et le modèle, il l’aimait, et son sentiment s’exaltait à mesure qu’approchait le jour où l’artiste extatique déposerait son pinceau !
Ce jour vint, et Fra Giovanni s’en alla prévenir le Père Prieur que l’œuvre était achevée. On réunit les moines, qui franchirent la porte de l’atelier. L’enthousiasme les saisit aussitôt, tous éprouvèrent quelque chose des émotion qui agitaient Simplice ; ils tombèrent à genoux, en s’écriant : Ave, Maria ! Ave, Maria ! Et le mot du pauvre Frère circula comme l’expression juste du sentiment universel, Angelico ! Angelico !
— Angelico ! répéta le podestat, aussitôt mandaté… et il fut résolu que le tableau serait dès le lendemain, porté à la cathédrale. Le clergé, le conseil de ville, tout le peuple de Fiesole vinrent chercher processionnellement la nouvelle Madone et Simplice, radieux, leur ouvrit les portes de la salle du chapitre, où le tableau avait été soigneusement déposé.
Un cri d’admiration, tout aussitôt suivi d’un rugissement de colère, éclata dans la foule… C’est qu’une main sacrilège avait percé la toile piquant dans les mains de la Madone une rose du jardin, une rose encore toute emperlée des baisers du matin ! Naïf hommage que Simplice avait jugé le plus digne de sa chère Madone, et dont il avait voulu la parer amoureusement en lui disant adieu.
Les gens du peuple sont artistes dans ce pays. Malgré la sainteté du lieu, les imprécations retentirent, et la foule eût fait à Simplice le plus mauvais parti, si Fra Giovanni ne fut accouru et ne l’eût couvert de sa robe blanche… À la vue du maître, une même clameur jaillit de toutes les poitrines : Angelico ! Angelico ! Et l’ovation faite au peintre fit oublier un instant Simplice, qui put s’échapper par la porte du jardin…
Angelico ! Fra Angelico ! le moine de Fiesole a gardé ce doux nom : au monastère de Florence, que ses supérieurs l’envoyèrent aussitôt décorer de ses chefs-d’œuvre ; à Rome, où Nicolas V lui confia une chapelle du Vatican.
Quant à la Madone, transpercée par une rose, elle a pris le nom de Madone à l’Emeraude. Fiesole, en effet, ne voulut jamais qu’un pinceau étranger réparât l’erreur de Simplice. Seulement, lorsque Fra Angelico, après avoir refusé la mitre et même la pourpre, mourut à Rome, où la plus humble dalle marque sa sépulture dans l’église de la Minerve, lorsqu’il fallut, par conséquent, renoncer à l’espoir d’une réparation par les mains de l’auteur, le vieux podestat, pour honorer sa mémoire, détacha de son chaperon une émeraude étincelante que lui avait donnée son voisin Cosme de Médicis, et la fixa sur la toile outragée, pour en couvrir la déchirure.
Anonyme
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