Pénitence
« Tes références, garçon ? »
Pour la dixième fois, Paul se heurte à cette demande. Pour la dixième fois, il répond sourdement :
« Je n’en ai pas.
— Quoi ! Tu n’as jamais travaillé, à ton âge ? Quel âge au fait ?
— Vingt ans.
— Et tu n’as pas honte d’être resté à fainéanter jusqu’à ce jour ?
— …
— Ah ! Ah ! Je vois ce que c’est ! Tu as déjà travaillé ! Mais tu n’as pas de références ! Tu n’es qu’un vaurien…
— …
— Allons ouste, je n’ai pas de temps à perdre avec toi. »
Dur et glacé, l’employeur lui claque au nez le portillon du guichet d’embauche. Et pour la dixième fois aussi, Paul se retrouve dans la rue, sous une petite pluie fine et froide qui détrempe tout et laisse des mares sur les pavés glissants.
« Tu n’as pas honte ? »
Les mots du guichetier le poursuivent, le martèlent, l’accablent. Sa grande taille se courbe un peu plus. On dirait un vieillard, ce garçon de vingt ans !
Honte ? Ah ! s’il savait !
Mais ne sait-il pas ce guichetier ? Ne savent-ils pas tous ces gens qui le frôlent, serrés dans un imperméable ou ratatinés sous un parapluie ? La « chose » doit apparaître sur son front rouge et dans sa démarche qui hésite, et même dans ce brutal sursaut qui le redresse comme pour défier le jugement du monde. La pluie le cingle, et la dureté du monde.
Sa bravade ne dure qu’un instant ; ses épaules retombent, lasses de porter sa honte. Et pourtant, il faut la traîner encore. Il le sait bien, il n’est qu’un vaurien. L’autre le lui a jeté au visage comme une gifle, et il n’a pu lui crier : « Tu mens ».
Il se souvient de sa première embauche. Son père venait de mourir, et de sa mère il gardait seulement le souvenir d’un très jeune visage auréolé de mousse blonde et souriant à son berceau rose. Il était désormais seul au monde et on l’avait placé chez un tailleur comme apprenti. Mais le tailleur était dur et la rancœur, avec sa tristesse d’orphelin, labourait son cœur : un jour de folie, il prit dix mille francs dans la caisse du patron et s’en fut par la grande ville pour les dépenser en débauche. Cela finit en prison…
Il vient d’en sortir, sa peine purgée. Ce matin, en franchissant le seuil ignominieux, il se sentait des forces neuves, la force de faire malgré sa tare quelque chose de bien, et de redevenir un honnête homme. Il s’en allait allègrement par la grande ville, mais c’était pour trouver du travail, n’importe quel travail, de quoi seulement gagner honnêtement sa vie, car il était seul au monde le pauvre petit gars.
Mais l’une après l’autre, les portes se sont fermées devant lui et le désespoir monte avec la nuit lugubre. Tout autour de lui, des gens vont et viennent, se hâtant pour rentrer chez eux, ou bien s’engouffrent dans un magasin et l’entrebâillement de la porte met un éclair miroitant sur les flaques noires entre les pavés. Lui seul demeure dans la nuit gluante et froide. Alors, un sanglot retenu longtemps dans sa gorge éclate, et le pauvre grand gosse regarde la Seine qui luit sinistrement dans le soir mouillé.
Puisqu’il n’y a pas de place pour lui, un vaurien, peut-être que cette eau noire l’accueillera : tout serait fini.., et qui donc le pleurerait, lui, le sans-famille.
Un grand frisson le secoue ; il avait pourtant rêvé d’autre chose dans sa cellule. Mais sans doute était-ce une folie d’espérer que le monde oublierait sa faute expiée, et l’aiderait même à remonter. Le monde est dur à ceux qui ont été faibles. Il erre tout le long des quais déserts et le mouvant chemin noir, un peu plus brillant que le trottoir délavé, le fascine.
« Un vaurien, un fainéant, un élargi de prison ! »
Ces trois épithètes que le monde lui jeta brusquement tout le jour semblent l’y pousser aussi. À quoi bon vivre si c’est pour n’être jamais qu’un vaurien, le « voleur », celui qui a été en prison ? Il s’accote au parapet et regarde âprement l’eau fuyante. L’eau qui l’emportera tout à l’heure, bientôt, tout de suite… Un regard encore autour de lui. Personne, c’est le moment. Il a déjà pris son point d’appui pour sauter, quand trois notes dans le soir lui font lever la tête :
Dong, dong, dong…
Paul se souvient. Jadis sa maman joignait ses petites mains dans les siennes lorsque trois notes pareilles tombaient du clocher proche, dans son petit lit d’enfant.
« L’ange du Seigneur annonça à Marie. »
C’est vrai, il apprit cela autrefois dans son catéchisme. Le monde était écrasé sous son péché, comme lui, et voici qu’un ange vint trouver une toute jeune fille pour lui annoncer la nouvelle inouïe : le monde allait pouvoir être sauvé… si elle le voulait bien. Elle lui donnerait son Sauveur…
Dong, dong, dong…
« Voici la servante du Seigneur. »
Elle veut bien, Marie, le pauvre et lui vont peut-être pouvoir respirer…
Dong, dong, dong…
« Et le Verbe s’est fait chair. »
Marie donne son petit Enfant, son Premier-né ravissant et sans péché. Et voici le miracle : tous les pauvres écrasés sous leur péché vont pouvoir se relever. Leur péché n’est plus, le petit Enfant l’a ôté. Mais alors, lui, le vaurien, il pourrait se relever aussi ?
« Priez pour nous Sainte Mère de Dieu. »
Dong, dong, dong, dong, dong, dong…
Que se passe-t-il mon Dieu ? Paul a quitté le parapet, il marche sans savoir où il va, simplement, il court au-devant de cette envolée d’espérance. Ce n’était pas un rêve qu’il avait fait dans sa prison ; il peut encore faire quelque chose de bien malgré sa faute, puisque la Vierge a donné son petit Enfant qui enlève le péché !
Il marche, et la joyeuse envolée d’espérance l’attire sous les tours de Notre-Dame où elle bat comme au cœur même de la cité.
Dong, dong, dong, dong…
La cloche s’apaise ; elle se fait douce, douce comme pour l’inviter à entrer. Et Paul, obéissant, pousse le vantail et tombe en sanglotant sur un prie-Dieu. Comment cela se fait-il ?
Un prêtre était là et le vaurien a tout dit, sa misère et son péché. La main consacrée se lève pour absoudre, et la Vierge-Maman ouvre son manteau pour accueillir, tout près de son Enfant qui ôte le péché, son autre enfant dont le péché est ôté.
Alors, celui qui a été en prison ose regarder son Frère sur les bras maternels. Et tous les deux, levant les yeux encore plus haut, murmurent devant Dieu : Notre Père… Qu’importent maintenant les duretés du monde au « vaurien » qu’il fut ? Il aura le courage de vivre et le monde verra la rédemption qu’il doit à la Vierge qui donna son petit Enfant.
Dominique Vray.
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