Il était seul au monde

Auteur : Vray, Domi­nique | Ouvrage : Et maintenant une histoire I .

Temps de lec­ture : 8 minutes

« Tes réfé­rences, garçon ? »

Pour la dixième fois, Paul se heurte à cette demande. Pour la dixième fois, il répond sourdement :

« Je n’en ai pas.

— Quoi ! Tu n’as jamais tra­vaillé, à ton âge ? Quel âge au fait ?

— Vingt ans.

— Et tu n’as pas honte d’être res­té à fai­néan­ter jus­qu’à ce jour ?

— …

— Ah ! Ah ! Je vois ce que c’est ! Tu as déjà tra­vaillé ! Mais tu n’as pas de réfé­rences ! Tu n’es qu’un vaurien…

— …

— Allons ouste, je n’ai pas de temps à perdre avec toi. »

usineDur et gla­cé, l’employeur lui claque au nez le por­tillon du gui­chet d’embauche. Et pour la dixième fois aus­si, Paul se retrouve dans la rue, sous une petite pluie fine et froide qui détrempe tout et laisse des mares sur les pavés glissants.

« Tu n’as pas honte ? »

Les mots du gui­che­tier le pour­suivent, le mar­tèlent, l’ac­cablent. Sa grande taille se courbe un peu plus. On dirait un vieillard, ce gar­çon de vingt ans !

Honte ? Ah ! s’il savait !

Mais ne sait-il pas ce gui­che­tier ? Ne savent-ils pas tous ces gens qui le frôlent, ser­rés dans un imper­méable ou rata­ti­nés sous un para­pluie ? La « chose » doit appa­raître sur son front rouge et dans sa démarche qui hésite, et même dans ce bru­tal sur­saut qui le redresse comme pour défier le juge­ment du monde. La pluie le cingle, et la dure­té du monde.

Sa bra­vade ne dure qu’un ins­tant ; ses épaules retombent, lasses de por­ter sa honte. Et pour­tant, il faut la traî­ner encore. Il le sait bien, il n’est qu’un vau­rien. L’autre le lui a jeté au visage comme une gifle, et il n’a pu lui crier : « Tu mens ».

Il se sou­vient de sa pre­mière embauche. Son père venait de mou­rir, et de sa mère il gar­dait seule­ment le sou­ve­nir d’un très jeune visage auréo­lé de mousse blonde et sou­riant à son ber­ceau rose. Il était désor­mais seul au monde et on l’a­vait pla­cé chez un tailleur comme appren­ti. Mais le tailleur était dur et la ran­cœur, avec sa tris­tesse d’or­phe­lin, labou­rait son cœur : un jour de folie, il prit dix mille francs dans la caisse du patron et s’en fut par la grande ville pour les dépen­ser en débauche. Cela finit en

Il vient d’en sor­tir, sa peine pur­gée. Ce matin, en fran­chis­sant le seuil igno­mi­nieux, il se sen­tait des forces neuves, la force de faire mal­gré sa tare quelque chose de bien, et de rede­ve­nir un hon­nête homme. Il s’en allait allè­gre­ment par la grande ville, mais c’é­tait pour trou­ver du tra­vail, n’im­porte quel tra­vail, de quoi seule­ment gagner hon­nê­te­ment sa vie, car il était seul au monde le pauvre petit gars.

Mais l’une après l’autre, les portes se sont fer­mées devant lui et le monte avec la nuit lugubre. Tout autour de lui, des gens vont et viennent, se hâtant pour ren­trer chez eux, ou bien s’en­gouffrent dans un maga­sin et l’en­tre­bâille­ment de la porte met un éclair miroi­tant sur les flaques noires entre les pavés. Lui seul demeure dans la nuit gluante et froide. Alors, un san­glot rete­nu long­temps dans sa gorge éclate, et le pauvre grand gosse regarde la Seine qui luit sinis­tre­ment dans le soir mouillé.

Paris bord de Seine la nuitPuis­qu’il n’y a pas de place pour lui, un vau­rien, peut-être que cette eau noire l’ac­cueille­ra : tout serait fini.., et qui donc le pleu­re­rait, lui, le sans-famille.

Un grand fris­son le secoue ; il avait pour­tant rêvé d’autre chose dans sa cel­lule. Mais sans doute était-ce une folie d’es­pé­rer que le monde oublie­rait sa faute expiée, et l’ai­de­rait même à remon­ter. Le monde est dur à ceux qui ont été faibles. Il erre tout le long des quais déserts et le mou­vant che­min noir, un peu plus brillant que le trot­toir déla­vé, le fascine.

« Un vau­rien, un fai­néant, un élar­gi de prison ! »

Ces trois épi­thètes que le monde lui jeta brus­que­ment tout le jour semblent l’y pous­ser aus­si. À quoi bon vivre si c’est pour n’être jamais qu’un vau­rien, le «  », celui qui a été en pri­son ? Il s’ac­cote au para­pet et regarde âpre­ment l’eau fuyante. L’eau qui l’emportera tout à l’heure, bien­tôt, tout de suite… Un regard encore autour de lui. Per­sonne, c’est le moment. Il a déjà pris son point d’ap­pui pour sau­ter, quand trois notes dans le soir lui font lever la tête :

Dong, dong, dong…

Paul se sou­vient. Jadis sa maman joi­gnait ses petites mains dans les siennes lorsque trois notes pareilles tom­baient du clo­cher proche, dans son petit lit d’enfant.

« L’ange du Sei­gneur annon­ça à Marie. »

C’est vrai, il apprit cela autre­fois dans son caté­chisme. Le monde était écra­sé sous son péché, comme lui, et voi­ci qu’un ange vint trou­ver une toute jeune fille pour lui annon­cer la nou­velle inouïe : le monde allait pou­voir être sau­vé… si elle le vou­lait bien. Elle lui don­ne­rait son Sauveur…

L'angelus et le petit garçon - L'ange du Seigneur annonça à Marie

Dong, dong, dong…

« Voi­ci la ser­vante du Seigneur. »

Elle veut bien, Marie, le pauvre et lui vont peut-être pou­voir respirer…

Dong, dong, dong…

« Et le Verbe s’est fait chair. » 

Marie donne son petit Enfant, son Pre­mier-né ravis­sant et sans péché. Et voi­ci le miracle : tous les pauvres écra­sés sous leur péché vont pou­voir se rele­ver. Leur péché n’est plus, le petit Enfant l’a ôté. Mais alors, lui, le vau­rien, il pour­rait se rele­ver aussi ?

« Priez pour nous Sainte Mère de Dieu. » 

Dong, dong, dong, dong, dong, dong…

Que se passe-t-il mon Dieu ? Paul a quit­té le para­pet, il marche sans savoir où il va, sim­ple­ment, il court au-devant de cette envo­lée d’es­pé­rance. Ce n’é­tait pas un rêve qu’il avait fait dans sa pri­son ; il peut encore faire quelque chose de bien mal­gré sa faute, puisque la Vierge a don­né son petit Enfant qui enlève le péché !

Il marche, et la joyeuse envo­lée d’es­pé­rance l’at­tire sous les tours de Notre-Dame où elle bat comme au cœur même de la cité.

Dong, dong, dong, dong…

La cloche s’a­paise ; elle se fait douce, douce comme pour l’in­vi­ter à entrer. Et Paul, obéis­sant, pousse le van­tail et tombe en san­glo­tant sur un prie-Dieu. Com­ment cela se fait-il ?

La confession du pécheurUn prêtre était là et le vau­rien a tout dit, sa misère et son péché. La main consa­crée se lève pour absoudre, et la Vierge-Maman ouvre son man­teau pour accueillir, tout près de son Enfant qui ôte le péché, son autre enfant dont le péché est ôté.

Alors, celui qui a été en pri­son ose regar­der son Frère sur les bras mater­nels. Et tous les deux, levant les yeux encore plus haut, mur­murent devant Dieu : Notre Père… Qu’im­portent main­te­nant les dure­tés du monde au « vau­rien » qu’il fut ? Il aura le cou­rage de vivre et le monde ver­ra la rédemp­tion qu’il doit à la Vierge qui don­na son petit Enfant.

Domi­nique Vray.

Gravure - Marie nous montrant Jésus Enfant

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