L’épreuve du poison

| Ouvrage : Et maintenant une histoire I .

Temps de lec­ture : 6 minutes

Tan­dis que le tam-tam résonne sur la place du vil­lage, accom­pa­gnant la danse des Noirs, Boga contemple une petite ron­delle de métal que le Père lui a don­née ce matin.

Les nègres peuvent s’a­gi­ter et mener leur ronde infer­nale autour du grand feu de bois, il n’y attache aucune impor­tance ; toute son atten­tion est fixée sur la petite médaille blanche.

Médaille de baptêmeSou­dain, der­rière lui, quel­qu’un a sur­gi, curieux.

« Qu’est-ce que tu tiens donc de si précieux ? »

Boga se retourne inquiet et son visage s’é­claire en recon­nais­sant son cama­rade Kéké.

« Tu vois, quand tu seras bap­ti­sé le Père te don­ne­ra une belle médaille comme cela. »

Kéké pousse un grand soupir :

« Tu sais bien que mes parents ne vou­draient jamais me lais­ser suivre les ins­truc­tions du Père. Et puis M’goo l’a dit, M’goo le féti­cheur l’a dit : Tous ceux que le Père fait chré­tiens deviennent des jeteurs de sort !

— Voyons, com­ment peux-tu croire de telles his­toires ; c’est que M’goo a peur que le Père lui ravisse son influence.

— Tais-toi, Boga, si le féti­cheur t’entendait ! »

Au même ins­tant, un bruit de clo­chettes se fait entendre et une sil­houette appa­raît. L’homme, qui dans chaque main agite un sistre, pousse des cris stridents.

Boga, indif­fé­rent, contemple la scène tan­dis que son ami se serre crain­ti­ve­ment contre lui. M’goo est pas­sé ; mais aurait-il enten­du les paroles de Boga ? Le voi­là qui se retourne et ricane effroya­ble­ment, et ses yeux fixent avec une joie cruelle Boga qui, à son tour, plonge ses pru­nelles claires dans celles du féticheur.

Quelques jours plus tard, Ako, la sœur de Kéké, attend Boga sur le che­min de la  ; dès qu’elle le voit, elle court vers lui.

« Qu’y a‑t-il ? »

La fillette éclate en sanglots.

« Kéké est malade ; il veut te voir ; il dit qu’il va mourir.

— Mais tu sais bien que tes parents ne vou­dront jamais me lais­ser ren­trer dans leur case. »

Ako s’ac­croche déses­pé­ré­ment à la tunique de Boga :

« Kéké est seul en ce moment et mon père est allé cher­cher M’goo pour chas­ser les mau­vais esprits qui habitent le corps de Kéké. Hâte-toi, je t’en supplie. »

Boga sait bien que si le féti­cheur qui est rem­pli de haine contre lui le trouve dans la case, il sera sou­mis à l’é­preuve du bouillon empoisonné.

Pour­tant il n’y a pas à hési­ter ; usant de ruse pour ne pas être aper­çu par les gens du vil­lage, Boga par­vient à se glis­ser près de Kéké. Le malade est éten­du sur une natte et gre­lotte de fièvre ; mais, à la vue de son ami, son regard s’é­claire d’une lueur de joie ; il sai­sit ses mains et les serre avec effusion :

« Boga, je vais mou­rir et je vou­drais bien connaître le Dieu et la Belle Dame que tu as sur la médaille du Père. »

Boga s’est pen­ché sur son ami et Kéké l’é­coute avec ravis­se­ment. Tout à coup Ako rentre dans la case affolée.

« Boga, sauve-toi vite, voi­ci notre père avec le féticheur. »

La Croix source de l'Eau BaptismaleD’un bond, Boga est debout, mais au moment de fran­chir le seuil il s’ar­rête : « Qu’al­lais-je faire, par­tir sans le bap­ti­ser ? » Pour­tant par­tir sans le bap­ti­ser, c’est sau­ver sa propre vie car M’goo est de ceux qui ne par­donnent pas ; le voi­ci jus­te­ment qui avance à grands pas, tenant dans ses mains une poule noire qui se débat furieu­se­ment. En voyant Boga sai­sir la cruche de terre pleine d’eau, Ako roule des yeux ter­ri­fiés et veut encore faire fuir le gar­çon — mais Boga la repousse. Et, à l’ins­tant où le père de Kéké rentre dans la case, il fait cou­ler un mince filet d’eau sur le front de Kéké, tan­dis que les paroles sacra­men­telles sont pro­non­cées ; il était temps pour Kéké. Les deux hommes l’ont aper­çu et se sont pré­ci­pi­tés sur lui ; les coups pleuvent drus tan­dis que le malade pousse de sourds gémissements.

La nuit est venue ; on allume sur la place le feu de chaque soir, mais ce soir on sent que quelque chose d’a­nor­mal va se pas­ser. Voi­là M’goo qui arrive avec Boga et, devant tout le vil­lage assem­blé, il l’ac­cuse d’a­voir jeté un sort à Kéké qui vient de mou­rir alors que lui, par un sacri­fice offert aux esprits, aurait pu sau­ver le jeune homme. M’goo demande qu’il soit sou­mis à l’é­preuve du bouillon. Deux mégères se sont pré­ci­pi­tées sur des sacs d’où elles sortent des herbes qu’elles entassent dans des mar­mites. M’goo revient, accom­pa­gné d’un noir qu’il a accu­sé aus­si. Voi­ci les deux accu­sés assis côte à côte sur le sol.

M’goo s’est empa­ré de deux cale­basses qu’il plonge sépa­ré­ment dans chaque mar­mite, les emplis­sant d’un liquide clair à odeurs aro­ma­tiques. Et, aux yeux de la foule avide de connaître qui est le cou­pable, le féti­cheur tend une cale­basse à cha­cun des accu­sés. Déjà, le voi­sin de Boga a vidé son réci­pient ; Boga, qui sait bien que c’est dans le sien que M’goo a ver­sé le poi­son, lève les yeux au ciel. Une seconde il sou­rit à la pen­sée que grâce à lui Kéké l’at­tend au para­dis et, d’un trait, il absorbe le ter­rible bouillon.

Saint Philippe baptisant l'eunuque de la reine Candace

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