Tandis que le tam-tam résonne sur la place du village, accompagnant la danse des Noirs, Boga contemple une petite rondelle de métal que le Père lui a donnée ce matin.
Les nègres peuvent s’agiter et mener leur ronde infernale autour du grand feu de bois, il n’y attache aucune importance ; toute son attention est fixée sur la petite médaille blanche.
Soudain, derrière lui, quelqu’un a surgi, curieux.
« Qu’est-ce que tu tiens donc de si précieux ? »
Boga se retourne inquiet et son visage s’éclaire en reconnaissant son camarade Kéké.
« Tu vois, quand tu seras baptisé le Père te donnera une belle médaille comme cela. »
Kéké pousse un grand soupir :
« Tu sais bien que mes parents ne voudraient jamais me laisser suivre les instructions du Père. Et puis M’goo l’a dit, M’goo le féticheur l’a dit : Tous ceux que le Père fait chrétiens deviennent des jeteurs de sort !
— Voyons, comment peux-tu croire de telles histoires ; c’est que M’goo a peur que le Père lui ravisse son influence.
— Tais-toi, Boga, si le féticheur t’entendait ! »
Au même instant, un bruit de clochettes se fait entendre et une silhouette apparaît. L’homme, qui dans chaque main agite un sistre, pousse des cris stridents.
Boga, indifférent, contemple la scène tandis que son ami se serre craintivement contre lui. M’goo est passé ; mais aurait-il entendu les paroles de Boga ? Le voilà qui se retourne et ricane effroyablement, et ses yeux fixent avec une joie cruelle Boga qui, à son tour, plonge ses prunelles claires dans celles du féticheur.
Quelques jours plus tard, Ako, la sœur de Kéké, attend Boga sur le chemin de la mission ; dès qu’elle le voit, elle court vers lui.
« Qu’y a‑t-il ? »
La fillette éclate en sanglots.
« Kéké est malade ; il veut te voir ; il dit qu’il va mourir.
— Mais tu sais bien que tes parents ne voudront jamais me laisser rentrer dans leur case. »
Ako s’accroche désespérément à la tunique de Boga :
« Kéké est seul en ce moment et mon père est allé chercher M’goo pour chasser les mauvais esprits qui habitent le corps de Kéké. Hâte-toi, je t’en supplie. »
Boga sait bien que si le féticheur qui est rempli de haine contre lui le trouve dans la case, il sera soumis à l’épreuve du bouillon empoisonné.
Pourtant il n’y a pas à hésiter ; usant de ruse pour ne pas être aperçu par les gens du village, Boga parvient à se glisser près de Kéké. Le malade est étendu sur une natte et grelotte de fièvre ; mais, à la vue de son ami, son regard s’éclaire d’une lueur de joie ; il saisit ses mains et les serre avec effusion :
« Boga, je vais mourir et je voudrais bien connaître le Dieu et la Belle Dame que tu as sur la médaille du Père. »
Boga s’est penché sur son ami et Kéké l’écoute avec ravissement. Tout à coup Ako rentre dans la case affolée.
« Boga, sauve-toi vite, voici notre père avec le féticheur. »
D’un bond, Boga est debout, mais au moment de franchir le seuil il s’arrête : « Qu’allais-je faire, partir sans le baptiser ? » Pourtant partir sans le baptiser, c’est sauver sa propre vie car M’goo est de ceux qui ne pardonnent pas ; le voici justement qui avance à grands pas, tenant dans ses mains une poule noire qui se débat furieusement. En voyant Boga saisir la cruche de terre pleine d’eau, Ako roule des yeux terrifiés et veut encore faire fuir le garçon — mais Boga la repousse. Et, à l’instant où le père de Kéké rentre dans la case, il fait couler un mince filet d’eau sur le front de Kéké, tandis que les paroles sacramentelles sont prononcées ; il était temps pour Kéké. Les deux hommes l’ont aperçu et se sont précipités sur lui ; les coups pleuvent drus tandis que le malade pousse de sourds gémissements.
La nuit est venue ; on allume sur la place le feu de chaque soir, mais ce soir on sent que quelque chose d’anormal va se passer. Voilà M’goo qui arrive avec Boga et, devant tout le village assemblé, il l’accuse d’avoir jeté un sort à Kéké qui vient de mourir alors que lui, par un sacrifice offert aux esprits, aurait pu sauver le jeune homme. M’goo demande qu’il soit soumis à l’épreuve du bouillon. Deux mégères se sont précipitées sur des sacs d’où elles sortent des herbes qu’elles entassent dans des marmites. M’goo revient, accompagné d’un noir qu’il a accusé aussi. Voici les deux accusés assis côte à côte sur le sol.
M’goo s’est emparé de deux calebasses qu’il plonge séparément dans chaque marmite, les emplissant d’un liquide clair à odeurs aromatiques. Et, aux yeux de la foule avide de connaître qui est le coupable, le féticheur tend une calebasse à chacun des accusés. Déjà, le voisin de Boga a vidé son récipient ; Boga, qui sait bien que c’est dans le sien que M’goo a versé le poison, lève les yeux au ciel. Une seconde il sourit à la pensée que grâce à lui Kéké l’attend au paradis et, d’un trait, il absorbe le terrible bouillon.
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