Au soir de la Saint-Sylvestre

Auteur : Didelet, A.-M. | Ouvrage : Et maintenant une histoire II .

Temps de lec­ture : 11 minutes

De leur local de la rue de Gre­nelle, les fillettes sortent en cou­rant. Les visages sont radieux et les langues marchent bon train.

« Moi, je vou­drais une belle poupée.

— Moi, j’es­père avoir un berceau.

— Et nous, nous irons à Meu­don réveillonner ! »

Récit pour les mômes de la catéchèse

C’est demain le jour de l’an. En ce soir de la , tous les yeux rient de plaisir.

La petite Agnès ne dit rien. Elle sait déjà, la pau­vrette, bien qu’elle n’ait pas encore sept ans, que tout cela n’est pas pour elle.

Len­te­ment, elle tra­verse la cour et aper­çoit sur le trot­toir son grand-oncle qui l’at­tend en souriant.

Agnès sou­rit gen­ti­ment et son regard s’illu­mine ; mais, dans sa petite tête, elle songe :

« Ce que je vou­drais, moi, c’est avoir une maman. »

Mais Agnès découvre au coin de la rue la bicy­clette et la remorque de l’oncle Toire. Elle recon­naît l’ins­crip­tion jaune : « Gré­goire, com­mis­sion­naire, rue Malar »

« Oh ! tu me ramènes, oncle Toire ? Je peux mon­ter dans la remorque pour rentrer ?

— je vais t’of­frir bien mieux, petite. Nous allons faire une grande pro­me­nade dans Paris. J’a­vais tant de courses à faire pour les fêtes, qu’elles ne sont pas encore ter­mi­nées. Il me faut por­ter ces six bou­teilles de cham­pagne ave­nue Vic­tor-Hugo. Je ne veux pas que tu rentres seule, car ce soir, c’est le der­nier jour de l’an­née ; je t’emmène, mon agneau. »

Le pauvre vieux Gré­goire peine à tirer le lourd char­ge­ment ; pour sûr, il lui fau­dra mon­ter l’a­ve­nue Mar­ceau à pied. Une fillette et une remorque, c’est là tout l’hé­ri­tage que le vieux Gré­goire reçut de son neveu, mort voi­là bien­tôt cinq ans, quelques mois après sa femme.

Et tout le long du jour, l’oncle Gré­goire pédale pour gagner la vie de sa petite nièce. Jadis, lors­qu’il était seul, sa pen­sion lui suf­fi­sait, mais à deux, avec la vie chère, il faut travailler…

Arri­vé pres­qu’à la Seine, près du pont de l’Al­ma, le cafe­tier du coin fait un signe d’appel.

« Eh ! Père Gré­goire, pas­sez voir ici deux minutes, j’ai un petit tra­vail à vous demander. »

L’oncle Toire s’ar­rête, se retourne.

« Attends-moi, mignonne. Tiens, il pleut… Je vais… Mais, on dirait que tu t’endors…

— Oh ! je suis si bien, oncle Toire.

— Ne bouge pas, je te couvre avec la bâche. Je reviens tout de suite. »

La minute dure… un quart d’heure ; et lorsque l’oncle sort de chez son client, plus de remorque, plus de bicyclette.

Gré­goire pousse un cri d’effroi.

« Agnès, Agnès, on m’a

é ma petite !

— Non, c’est une farce, vous pen­sez bien.

— Si elle était tom­bée dans la Seine, les pas­sants l’au­raient déjà signalé.

— Et la nuit qui tombe déjà ; mon agneau, mon petit agneau…

— Allez vite au commissariat. »

* * *

Autant que le lui per­mettent ses vieilles jambes et son vieux cœur qui bat très fort, l’oncle Gré­goire presse le pas. Il arrive rue Amélie.

« Vol de bicy­clette ? Mon pauvre ami, on n’est pas naïf à ce point. Vous ne pou­viez pas la verrouiller ?

— Le vélo ! Il s’a­git bien de cela ! C’est la petite qui me tourmente…

— Une minute, je le signale…

— Mais, où dois-je aller ? Que puis-je faire ?

— Pas grand-chose. Res­tez ici. S’il y a du nou­veau, c’est ici qu’on téléphonera. »

Assis sur le banc très étroit, le vieux se tord les mains, s’a­gite, s’é­nerve. Son vieux cœur bat la bre­loque. Il est presque fou de cha­grin. Les minutes, les quarts d’heure passent. L’hor­loge fait un bruit ter­rible… Où est Agnès ? Où peut-elle être ?

« Allons, allons, dit le com­mis­saire, faut pas vous frap­per comme ça ! On la retrou­ve­ra, cette gamine. Elle était cachée sous la bâche, dites-vous ?

— Et il fai­sait presque nuit.

— Votre voleur ne l’a sûre­ment pas vue, et il va vite l’a­ban­don­ner. Tous les voleurs de bicy­clettes ne sont pas, Dieu mer­ci, des voleurs d’en­fants. Tenez, pre­nez donc une cigarette. »

Le com­mis­saire n’a pas tort, car s’il connais­sait le voleur !!!

* * *

Tout à l’heure, le grand Jacques déam­bu­lait le long du quai, mains dans les poches, un mégot au coin des lèvres il avait pris un air buté. Pauvre garçon !

L’an der­nier, encore, c’é­tait un « Cœur Vaillant » plein d’ar­deur et, jus­te­ment en cette soi­rée de Saint-Syl­vestre, il avait orga­ni­sé une si belle veillée avec les petits gars de son équipe. Mais depuis qu’il tra­vaille dans un ate­lier de la rue Saint-Charles, il a fait connais­sance de tout un groupe de mau­vais cama­rades. Au début, il a tenu bon, mais ils se sont tant moqué de lui que main­te­nant il laisse faire plus encore, il essaie de les imi­ter. Tout à l’heure, ils lui ont dit :

« Vien­dras-tu rigo­ler avec nous, cette nuit ?

— Je ne peux pas lais­ser ma mère toute seule.

— Bébé ! »

Ils ont ri comme des sots et ils ont ajou­té des tas d’autres choses si méchantes que le pauvre Jacques n’a pas résisté.

« Eh bien si, j’i­rai avec vous. Que ferons-nous ?

— On s’a­mu­se­ra bien.

— Tâche d’ap­por­ter quelque chose. Tu es tou­jours sans le sou, c’est stupide ! »

Un des plus grands a même ajouté :

« Débrouille-toi, que diable, tu n’es pas fichu de fau­cher une bonne bou­teille ou un peu de fric ! »

Histoire de la Saint Sylvestre ; histoire pour les jeunes

Et Jacques, les mains dans les poches, hésite et lutte avec lui-même.

Voler, non ça jamais.

Mais alors, dès le sur­len­de­main matin vont recom­men­cer les bri­mades, les moque­ries, les quolibets.

Au moment de tra­ver­ser, tout à coup, il aper­çoit juste au coin une remorque aban­don­née, char­gée de bou­teilles de cham­pagne. C’est une aubaine ! Il hésite. Il ne peut se déci­der. Une dame le regarde. Va-t-elle le prendre pour un voleur ? Allons, c’est beau­coup plus simple, le vélo n’est pas ver­rouillé ; il l’en­fourche d’un air déci­dé et, pres­te­ment, se met en route.

La dame s’est retour­née avec indif­fé­rence. Ni vu, ni connu.

Sans plus pen­ser à rien, Jacques pédale. Il longe le quai, tourne à gauche ; il tra­verse le Champ de Mars, presque désert. Dans quelques ins­tants, il ira rejoindre toute la bande dans la cour de chez Michel. Il en aura un suc­cès avec un tel chargement !

Pas si vite. Jacques très trou­blé, tout occu­pé à étouf­fer la voix de sa conscience, est trop dis­trait ; au coin de la rue de Gre­nelle, il fonce sans voir le signal deve­nu rouge ; et, sou­dain, bing ! tout un bruit de bou­teilles. Il s’ar­rête net. Un auto­mo­bi­liste l’in­sulte, et déjà un agent arrive avec son carnet.

Mais, qu’y a‑t-il au juste dans cette remorque ? Voi­ci que la bâche remue, se sou­lève ; une enfant se dresse qui pleure et pousse des cris d’effroi.

« Oncle Toire, où est l’oncle Toire ? »

L’agent se tourne vers Jacques.

« Qui est cette petite fille ? »

L’hé­si­ta­tion du gar­çon est si visible que le gar­dien de la paix inter­roge direc­te­ment l’enfant.

« Com­ment t’appelles-tu ?

— Agnès.

— Où habites-tu ?

— À la maison.

— Com­ment s’ap­pellent tes parents ?

— C’est l’oncle Toire.

— C’est ton papa ?

— C’est l’oncle Toire. Où est l’oncle Toire ? Il m’a­vait emme­née dans sa remorque. »

Jacques, à côté, fait vilaine figure.

« Tout cela est bien louche, dit l’agent. Allez au poste, on s’expliquera. »

* * *

Au com­mis­sa­riat, où l’oncle Toire s’an­goisse de plus en en plus, le télé­phone reten­tit. Le com­mis­saire décroche, par­le­mente et sourit.

« Eh ! voyez-vous, Mon­sieur Gré­goire, il ne fal­lait pas tant vous tra­cas­ser. Elle est retrou­vée, votre petite. Et aus­si votre remorque.

— Où est ma petite ? Est-elle blessée ?

— Non, non, rien du tout. Il n’y a que les bou­teilles… dame… En somme, le dom­mage n’est pas très grand. Et ils ne sont pas loin : dans le XVe. Tiens, votre voleur est aus­si du quar­tier ; je vais pré­ve­nir sa famille.

— J’y vais, j’y vais. Elle a dû avoir si peur, ma pauvre Agnès ! »

Et le bon vieux se hâte. Que le Champ de Mars lui semble long ! Qu’il est pres­sé d’ar­ri­ver, d’être sûr que sa petite nièce est sauve !

* * *

Histoire pour le catéchisme ; le pardon du vol

Tenant, bien ser­rée dans la sienne, la main de la fillette, l’oncle Toire ter­mine sa dépo­si­tion. Il peut partir.

Très ser­viable, un agent a bien vou­lu télé­pho­ner au client qui atten­dait ses bou­teilles de cham­pagne. Il faut tout sim­ple­ment recom­men­cer la course pro­mise. Le jeune voleur rem­bour­se­ra les six bou­teilles cassées.

Avant de par­tir, l’oncle Toire inter­roge encore « Mais qui donc est cette femme qui san­glote ; il me semble que je la connais. N’est-ce pas celle qui a per­du son mari l’an der­nier dans l’ac­ci­dent d’autobus ?

— C’est la mère de votre voleur.

— Pas pos­sible ! Une si brave femme, si cou­ra­geuse ! Elle habite tout près de chez moi. Oh ! Madame… je suis désolé.

— Ne me par­lez plus, Mon­sieur Gré­goire. J’ai bien trop grande honte. Quel mal­heur ! Mon Jac­quot, ce qu’on me l’a chan­gé ! A qua­torze ans, voleur, lui, le fils d’un hon­nête homme… Nous voi­là déshonorés.

— Vous allez res­ter toute seule, Madame ? ques­tionne la petite Agnès. Oncle Toire, emmène-la chez nous. »

Le vieillard semble son­geur. Puis, se retour­nant brus­que­ment « Mon­sieur le com­mis­saire, est-ce que je peux par­ler un peu au garçon ?

— Si vous vou­lez. Il est à côté. »

Un quart d’heure passe et l’oncle Toire revient, pous­sant Jacques par l’épaule.

« Mon­sieur le Com­mis­saire, je retire ma plainte et je vous demande de le relâ­cher. Ce n’est pas un mau­vais gar­çon. C’est un petit qui aurait besoin de son père et que de mau­vais cama­rades ont entraî­né. Vou­lez-vous me lais­ser faire ? Un ami cherche à embau­cher un gamin comme lui. Je le lui pré­sen­te­rai et je le sui­vrai. Il regrette toute la peine qu’il a faite à sa mère. Allons, embrasse ta maman, garnement. »

Cette der­nière reste très interdite.

« Est-ce possible ? »

Mais Jacques lui chu­chote à l’oreille.

« Maman, je te pro­mets que désor­mais tu n’au­ras plus honte de moi. »

L’oncle Toire intervient.

« Vou­lez-vous que nous pas­sions tous les quatre ensemble cette veillée ?

— Oh oui ! dit la petite Agnès, ce sera comme si j’a­vais une maman.

— Ma chère petite fille », dit Madame Dubois en la ser­rant dans ses bras.

« C’est bien, dit le com­mis­saire, très ému, vous pou­vez par­tir maintenant. »

Ils s’é­loignent tous les quatre, et l’oncle Toire mar­motte entre ses dents :

« Pour la pre­mière fois, depuis plus de cinq ans, je n’ai plus peur de vieillir, car, si je m’en vais main­te­nant, ma petite Agnès ne sera plus seule. Allons, les enfants, nous aurons ce soir un très joyeux nou­vel an. »

A.-M. Dide­let.

L’a­do­ra­tion des anges – Van Loo Charles, 1751

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