La charité
Dis, maman… il ne sera pas en retard le train ? »
Pour la dixième fois depuis une heure Gilberte pose la même question à sa maman !
« Je l’espère, ma chérie », répond Mme Delvart également pour la dixième fois…
Jacques, le frère cadet, se montre moins patient ! Et lorsque sa sœur reprend pour la onzième fois son refrain, il lui répond, sans se soucier du respect dû au droit d’aînesse :
« Non, il sera en avance !
— Toi, je ne te demande rien, répond la fillette vexée.
— Tu nous casses les oreilles avec tes questions idiotes, reprend Jacques en haussant les épaules d’un air dédaigneux.
— Allons, calmez-vous mes enfants, interrompt Mme Delvart qui sent que le dialogue va se terminer en bagarre ! Croyez-vous que l’oncle Henri sera content de vous trouver en train de vous disputer ? »
L’oncle Henri est en effet le voyageur que l’on attend avec une telle impatience ! Frère de Mme Delvart, il est parti depuis huit ans comme missionnaire au Gabon, quelques jours à peine après la naissance de son neveu. Là, il a baptisé, évangélisé de toutes manières une petite tribu Pahouine de la Mission des Makoukou. Il y serait encore si ses Supérieurs ne l’avaient chargé d’une tournée de propagande en Europe au profit de ses enfants noirs. Après une semaine de repos en communauté, le Père avait été autorisé à passer quelques jours en famille. Grande joie pour Monsieur et Madame Delvart, heureux de revoir leur cher missionnaire ; enthousiasme de la part de Gilberte et de Jacques qui ne le connaissaient guère que par des photographies…
* * *
Cependant les enfants ne purent cacher une moue de déception lorsque le train, qui n’avait ni avance ni retard, déposa sur le quai un voyageur qu’accompagnait M Delvart. Mince et de taille moyenne, le visage à demi caché par une barbe fauve, vêtu d’une simple soutane noire, l’oncle Henri, à part sa belle barbe, n’avait rien de plus extraordinaire que M. le Curé !
Mais cette première impression fut de courte durée… Gilberte et Jacques ne tardèrent pas à être conquis par l’entrain du jeune missionnaire et ses captivantes histoires ! Et puis, de sa valise en cuir sortirent des bibelots si extraordinaires ! Un morceau d’ivoire sculpté, une petite gourde creusée dans une noix de coco, des amulettes mystérieuses…
« A toi Jacques, dit le Père, comme tu es mon filleul, je réserve encore un plus beau souvenir. Devine quoi ? »
Jacques et sa sœur, piqués par la curiosité, firent les suppositions les plus fantaisistes.
— Un œuf d’autruche ? Un bébé éléphant ? Une girafe ? Un pousse-pousse ?
« Beaucoup mieux que tout cela », dit le Père en lissant mystérieusement de la main sa longue barbe.
« Quoi donc, parrain ? supplia Jacques.
— Un petit noir !
— Un petit noir ! Empaillé ?
-Mais non, voyons ; on n’empaille pas les hommes, grand sot !
— Si, parrain, insista Jacques ! J’ai lu qu’en Chine des missionnaires avaient été pris et condamnés à être…
— Empalés, rectifia le Père ! C’est-à-dire qu’on leur a passé un gros morceau de bois au travers du corps pour les martyriser. Mais lui n’est ni empaillé, ni empalé… Il est vivant comme toi et Gilberte.
— Vivant ! s’écrièrent les enfants fous de joie.
— Oui, affirma le Père Henri qui, se tournant vers sa sœur ajouta : Tu te souviens qu’au moment de mon départ tu m’avais remis, en action de grâce pour la naissance de Jacques, une offrande destinée à racheter et à baptiser un autre petit Jacques ?
— En effet dit Madame Delvart.
— Mon premier soin, en arrivant au Gabon, a été de réaliser ton vœu et bientôt je baptisai un petit noir de quelques semaines. Contre une bonne somme ses parents le laissèrent même à la Mission, croyant qu’il n’avait plus que quelques jours à vivre.
— Il est mort, mon petit noir ? interrompit Jacques.
— Bien sûr que non ! Grâce aux bons soins des Sœurs du dispensaire il survécut, si bien même que, lorsqu’il eut trois ans les hommes de la tribu, le voyant robuste, vinrent nous le voler !
— Et alors ?
— Par un heureux hasard je l’ai rencontré peu de temps avant mon départ pour la France. Comme la mission l’avait acheté, nous avions des droits sur lui. Je l’ai fait reconnaître par le chef de la tribu, grâce à une ancienne brûlure qui lui a laissé une forte cicatrice. Alors, on me l’a rendu… Et pour que sa tribu ne soit pas tentée de le reprendre je l’ai amené avec moi jusqu’à la fin de ma tournée ! J’ai pensé aussi que vous seriez heureux de le recevoir chez vous pendant quelques jours ! »
Évidemment, la proposition fut acceptée avec joie… Trois jours plus tard, un Frère amenait le petit tout effarouché qui s’écria en se jetant dans la soutane du Père Henri :
« Mboli, Père, mboli ! » Ce qui veut dire en langue pahouine : bonjour, Père, bonjour !
Évidemment la glace fut vite rompue entre les deux Jacques et ils devinrent bientôt d’inséparables compagnons. Pour éviter les confusions on les appela Jacques le blanc et Jacques le noir et ainsi tout rentra dans l’ordre !
* * *
La belle fête de Noël approchant, l’oncle Henri interrompit sa tournée de propagande pour passer les fêtes auprès de sa sœur. Ainsi le petit village, qui était rattaché à la paroisse voisine faute de curé, connaîtrait de nouveau les belles cérémonies de la Messe de minuit. Gilberte et sa maman furent chargées de la décoration de l’église et de la crèche. Jacques le blanc de son côté s’efforça de faire comprendre à Jacques le noir la beauté du mystère de Noël. Bethléem et l’étable… Le bœuf et l’âne… Le bon saint Joseph, la Vierge surtout qui n’était pas seulement la maman du Petit Jésus mais celle de tous les hommes. Jacques le noir écoutait ces merveilles d’une oreille attentive mais ne paraissait guère convaincu… Fixant de ses grands yeux blancs son jeune catéchiste, il lui dit, en poussant un profond soupir :
« Toi, y en avoir de la chance, pitit Français !
— Pourquoi ? demanda Jacques le blanc tout surpris.
— Toi, y en avoir maman ici et puis encore maman au ciel !
— Mais, répliqua Jacques le blanc, la Sainte Vierge est la maman de tous les enfants ! Surtout de ceux qui n’ont pas de mère, comme toi ! »
Mais le petit pahouin ne parut pas convaincu ! Montrant d’un geste désolé la jolie statue de N.-D. de Lourdes qui ornait la chambre de son ami Jacques il dit tristement :
« La Sainte Vierge toute blanche… et moi y en avoir figure toute noire !
— Mais ça ne fait rien ! répliqua Jacques le blanc. La Sainte Vierge ne regarde pas la couleur de la peau ! »
Secouant sa tête laineuse d’un air désespéré Jacques le noir répéta en pesant ses mots :
« Non, la Belle Dame blanche y en a pas avoir petit enfant noir ! »
Devant ce désespoir Jacques le blanc ne sut que dire. Puisque les paroles lui manquaient peut-être trouverait-il quelque chose qui convaincrait son filleul… mais quoi ? Il réfléchit, réfléchit comme jamais cela ne lui était arrivé puis, soudain, pensa avoir trouvé !
* * *
Le lendemain, 24 décembre, il remontait de la cave l’air préoccupé, portant soigneusement dans la main une boîte de fer blanc. Il se dirigea vers l’église puis s’approcha de la crèche que Gilberte venait de terminer aidée de sa maman. Là Jacques le blanc entreprit ni plus ni moins que de transformer l’Enfant-Jésus de cire rose en un bébé pahouin du plus beau noir ! Oh ! pas d’un affreux noir cirage… mais d’une teinte de châtaigne un peu brûlée telle qu’il la voyait sur le visage de son frère jumeau ! Satisfait de son idée et de son œuvre, notre artiste en herbe s’apprêtait à quitter l’église lorsque l’oncle Henri arriva, appelé pour des confessions. Voyant son neveu près de la crèche, il s’approcha… Découvrant alors l’Enfant-Jésus et il poussa un cri d’horreur :
« Petit misérable, dit-il, à son neveu tout tremblant, c’est toi qui te permets de tels amusements ? Sais-tu que c’est un sacrilège ce que tu viens de faire ? »
Mais devant le regard si droit de son neveu, le missionnaire, habitué à lire au fond des cœurs, comprit qu’il faisait fausse route. Adoucissant alors le ton, il prit le garçon par les épaules et lui dit, le yeux dans les yeux :
« Mon petit Jacques, pourquoi as-tu fait ça ? »
L’explication étant un peu trop longue à donner Jacques le blanc entraîna son oncle à la sacristie et lui raconta tout ! Quelques instants plus tard le Père Henri sortit portant devinez quoi ? un sceau d’eau ? Une éponge ? Non, mais bien de reste de la peinture ! Muni d’un pinceau de fortune il allait retoucher et compléter le chef-d’œuvre de son filleul !
Et c’est ainsi qu’à la surprise des deux cents habitants du hameau la crèche offrit cette année-là, à la vénération des fidèles, un Enfant-Jésus du plus beau noir… Et Jacques, le petit pahouin à l’âme farouche et tendre, souriait auprès de Lui de toutes ses dents blanches, à la pensée qu’il avait, enfin, lui aussi, une maman dans le ciel !
D’après Geneviève de Corbie
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