Peu après la mort de sa femme, monsieur Martin liquida son commerce et, pour se rapprocher de son beau-frère, il vint habiter une propriété aux portes de Lisieux, « Les Buissonnets ».
« Les enfants aiment le changement ». Cette remarque de sainte Thérèse expliquera le bon souvenir qu’elle garda, ainsi que ses sœurs, de l’arrivée dans un Lisieux que ses usines rendaient pourtant bien terne au lendemain d’un Alençon égayé par les toujours coquettes demeures de cette ville si caractéristiquement normande.
Monsieur Guérin, l’oncle qui accueillit la famille Martin, était pharmacien. Avec sa femme, il formait un couple affectueux qui sut s’attacher immédiatement le cœur des cinq jeunes orphelines.
Puis c’est l’installation des Martin aux depuis célèbres « Buissonnets ». Non loin de la ville, un raidillon sortant de la route de Pont-Lévêque escalade une colline, pour mener aujourd’hui la foule des pèlerins aux « Buissonnets ». Au milieu d’un jardin abrité par des sapins et des frênes, c’était, à l’époque, la maison alors déjà très vieille, rustique, mais sympathique, que nous voyons, bâtisse ample, solide, colorée par ses briques rouges qui la rendaient attrayante.
La chambre que devaient se partager Céline et Thérèse, donnait de plain-pied dans le jardin de derrière.
Aux « Buissonnets », Pauline fut chargée de l’éducation de Thérèse. Cette dernière n’avait-elle pas choisi sa nouvelle petite maman ? La maladie, puis la disparition de madame Martin, avaient évidemment fait perdre plusieurs mois à l’instruction de l’enfant. Adroitement dirigée par son aînée, Thérèse délaissera ses jeux pour l’apprentissage de la lecture. C’est le mot « cieux » qu’elle sut le premier lire.
En peu de mois, la petite Thérèse a bien changé. L’espiègle s’est transformée : « Aussitôt après la mort de maman, mon heureux caractère changea complètement. Moi, si vive, si expansive, je devins timide et douce, sensible à l’excès, un regard suffisait pour me faire fondre en larmes ; il fallait que personne ne s’occupât de moi, je ne pouvais souffrir la compagnie des étrangers et ne retrouvais ma gaîté que dans l’intimité de ma famille ».
Cet adoucissement du caractère contribue à faciliter la tâche de Pauline. Celle-ci, au lieu de rechercher pour sa sœurette l’occasion de satisfactions susceptibles de lui rendre son sourire perdu, ne craint pas au contraire de lui rappeler les saintes « pratiques », mais parfois elle doit cependant freiner l’ardeur pénitente de sa cadette.
Un exemple. Après ce jeu, il fait chaud, très chaud. Pauline et Thérèse sont devant une carafe d’une boisson rafraîchissante, Pauline s’en verse un verre, en tend un à sa jeune sœur. Thérèse refuse. « Oui, j’ai très soif, mais je vais offrir ce sacrifice à Jésus ! » Pauline, qui a exactement la même soif, peut certes apprécier ce sacrifice de Thérèse, aussi a‑t-elle pitié de l’enfant qui ne détache pas ses yeux de ce verre embué de fraîcheur. « Prends, Thérèse, prends cette boisson ! Jésus a recueilli ton sacrifice, fais-en un autre, d’obéissance celui-là, en acceptant de boire ! »
Et la vie se poursuivait aux « Buissonnets », vie normale, mais vie normale qui, dans l’âme de Thérèse avait des retentissements inattendus. Repassons quelques images de cette existence d’une enfant de cinq ans.
Le papa a fait cadeau à sa fillette d’une petite ligne pour pêcher. Thérèse lance dans la Touque sa petite ligne, quand monsieur Martin y va lancer sa grande ligne. Le paysage est gracieux, les poissons ne se font pas trop prier pour mordre aux deux lignes. Ce jeu devrait la passionner. Tiens, papa vient de prendre un poisson ! Peut-être va-t-elle en sortir un elle aussi ! Mais oui, elle en attrape justement un ! Dieu, que ce doit être amusant ! C’est amusant pour toutes les petites filles, ce n’est pas amusant pour Thérèse, dont l’esprit a déjà d’autres préoccupations, des préoccupations si belles mais si graves que bientôt elle abandonne sa ligne, s’assied sur l’herbe et, « là, écrira-t-elle plus tard, mes pensées devenaient bien profondes et, sans savoir ce que c’était de méditer, mon âme se plongeait dans une réelle oraison. J’écoutais les bruits lointains, le murmure du vent. Parfois la musique militaire m’envoyait de la ville quelques notes indécises, et « mélancolisaient » doucement mon cœur. La terre me semblait un lieu d’exil et je rêvais du Ciel. »
Cette pensée du Ciel est toujours la pensée dominante de Thérèse, elle l’obsède sans cesse et sous les formes les plus diverses, dont quelques-unes ne manquent pas de naïveté. Elle-même notera : « Je me souviens que je regardais les étoiles avec un ravissement inexprimable. Il y avait surtout, au firmament profond, un groupe de perles d’or, (le Baudrier d’Orion) que je remarquais avec délice, lui trouvant la forme d’un T, et je disais en chemin à mon père chéri : « Regarde, papa, mon nom est écrit dans le Ciel ! » Puis, ne voulant plus rien voir de la vilaine terre, je lui demandais de me conduire, et, sans regarder où je posais mes pieds, je mettais ma petite tête bien en l’air, ne me lassant pas de contempler l’azur étoilé ».
« La certitude d’aller un jour loin de mon pays ténébreux, m’avait été donnée dès mon enfance. Non seulement je croyais d’après ce que j’entendais dire, mais encore, je sentais dans mon cœur, par des inspirations intimes et profondes, qu’une autre terre, une région plus belle, me servirait un jour de demeure stable, de même que le génie de Christophe Colomb lui faisait pressentir un Nouveau Monde ».
Ce soir-là, le temps très sombre se zèbre soudain d’une série d’éclairs. Une fillette ordinaire aurait peur. Thérèse nous gardera le souvenir de ce qu’elle ressentait alors. « Je me tournais à droite à gauche, pour ne rien perdre de ce majestueux spectacle. Je vis la foudre tomber dans un pré voisin, et, loin d’en éprouver la moindre frayeur, je fus ravie ; il me sembla que le bon Dieu était tout près de moi ».
Et la Sainte fera elle-même le point de cette existence de petite fille prédestinée : « En grandissant, j’aimais le bon Dieu de plus en plus, et je lui donnais bien souvent mon cœur, me servant de la formule que maman m’avait apprise (Mon Dieu, je vous donne mon cœur, prenez-le s’il vous plaît afin qu’aucune créature ne puisse le posséder, mais vous seul, mon bon Jésus !) Je m’efforçais de plaire à Jésus dans toutes mes actions, et je faisais grande attention à ne l’offenser jamais ».
Surtout ne pas offenser Dieu, même en jouant, sans faire exprès ! La domestique Victoire, qui mentit pour amuser cette enfant de six ans, s’attirera cette réprimande : « Vous savez bien, Victoire, que cela offense le bon Dieu ! »
La soirée aux « Buissonnets », on se distrayait autour de quelques jeux de société. Tactiques, on déplore le vilain hasard qui attribue une série de cartes faibles, on remercie le bon hasard qui permet d’échapper de très peu à la prison du jeu de l’Oye, on applaudit au succès, on est toujours heureux, on a du mal à contenir sa joie, tous s’amusent franchement.
Et, le jeu fini, c’est le retour au calme. Les aînées lisent à haute voix une page d’un auteur sérieux, peut-être trop sérieux pour alimenter la nuit durant l’esprit d’un enfant de six ou sept ans, aussi le papa fait-il toujours terminer la lecture par un conte, une bonne histoire qui fera rire. Lorsque la lectrice ferme son livre, monsieur Martin, sa petite Thérèse sur les genoux, chante les mélodies qu’aiment ses enfants, mélodies qui parfois s’éloignent de la douce mélopée lorsque, pour amuser la douce Thérèse, monsieur Martin chante d’une grosse voix la ritournelle cruelle de Barbe-Bleue.
Puis, c’est finalement la prière en commun et Thérèse, agenouillée à côté de son père, « n’a qu’à le regarder pour savoir comment priaient les saints ». Et, dans son petit lit, Thérèse demande à Pauline de lui faire la critique de sa journée : « Est-ce que j’ai été mignonne aujourd’hui ? Est-ce que le bon Dieu est content de moi ? Est-ce que les petits anges vont voler autour de moi ?» Si Pauline répond « non », Thérèse pleurera la nuit entière ».
La Fête-Dieu donne à l’enfant une première occasion de cette joie qu’elle aura plus tard à passer son Ciel à répandre des roses sur la terre. Oui, quelle joie de semer des fleurs sous les pas du bon Dieu ! « Mais, avant de les y laisser tomber, je les lançais bien haut, et je n’étais jamais aussi heureuse qu’en voyant mes roses effeuillées toucher l’ostensoir sacré ! »
Mais arrive un jour où on peut craindre que toute la bonne volonté de Pauline ne suffira pas à instruire et éduquer convenablement sa petite sœur. Et, en octobre 1881, Thérèse entre à son tour aux Bénédictines, en qualité de demi-pensionnaire.
Sainte Thérèse résume elle-même sa vie d’écolière de neuf ans, que son travail et son intelligence avaient mise à la tête d’élèves beaucoup plus âgées qu’elle. « Une élève de quatorze ans était peu intelligente mais savait cependant en imposer aux pensionnaires. Me voyant, si jeune, presque toujours la première aux compositions, et chérie de toutes les religieuses, elle en éprouva de la jalousie, et me fit payer de mille manières mes petits succès. Avec ma nature timide et délicate, je ne savais pas me défendre et me contentais de pleurer sans rien dire ».
Une maîtresse nous a conservé un portrait de cette Thérèse de neuf ans : « Un sourire fin, délicieux, était son expression habituelle aussitôt que ses larmes, trop faciles et fréquentes, il faut bien le dire, étaient taries. Manières douces et aimables, piété tendre, obéissance aux moindres devoirs, éloignement des réunions ou jeux bruyants, telles furent les notes caractéristiques de sa vie de pensionnaire ; tout cela bien voilé, cependant, par l’excès de sensibilité et de timidité ».
Piété, obéissance, recueillement, sont tellement ancrés chez cette enfant, que le départ de Pauline pour le Carmel va inciter la fillette à solliciter sa propre entrée dans cet asile du renoncement. Et surtout ne croyons pas que Thérèse peut ignorer la rigueur incomparable de ce Carmel, puisque la vie du cloître a toujours été un des sujets de la conversation de cette famille dont les cinq filles allaient mourir religieuses ! Oui, en pleine connaissance de cause, l’enfant propose de fuir le jeu, la douceur du foyer paternel, pour embrasser la pénitence sous toutes ses formes. Mais, mais, on n’accepte pas d’enfants dans ce Carmel qui lui prend sa « petite mère… » !
À dix ans, ce fut la grande joie d’une première communion préparée par une longue série de sacrifices et d’aspirations vers Dieu. En trois mois de temps, le carnet confectionné par Pauline pour sa jeune sœur attestait l’inscription de huit cent dix-huit sacrifices et de deux mille sept cent soixante quatorze actes d’amour !
La Sainte ne pouvait manquer d’écrire sur ce « beau jour entre tous les jours de sa vie » : « Quels ineffables souvenirs laissèrent dans son âme les moindres détails de ces heures du Ciel… Ah ! qu’il fut doux le premier baiser de Jésus à mon âme ! Oui, ce fut un baiser d’amour ! Je me sentais aimée, et je disais aussi : « Je vous aime, je me donne à vous pour toujours ! »
Onze ans, douze ans, treize ans, quatorze ans, Thérèse demeure au pensionnat cette écolière dont la maîtresse nous a dit le souvenir, et à la maison, cette fillette que sa sœur Léonie nous rappelle : « Elle était la joie de la famille. » Les domestiques l’aimaient beaucoup parce que tout, dans sa personne, respirait la joie, la bonté, la condescendance. Elle s”« oubliait toujours pour faire plaisir à tous. Son égalité d’humeur était si simple et semblait si naturelle qu’on aurait pu croire que rien ne lui coûtait de ses renoncements perpétuels ».
Pour ces domestiques, Thérèse avait un point de vue personnel bien intéressant, point de vue qu’au Carmel elle confiera à l’une de ses sœurs : « J’avais grande pitié des personnes qui servaient. En constatant la différence qui existe entre les maîtres et les serviteurs, je me disais : « Comme cela prouve bien qu’il y a un Ciel, où chacun sera placé selon son mérite intérieur ! Comme les pauvres et les petits seront bien dédommagés des humiliations qu’ils ont subies sur terre ! »
Il ne pouvait évidemment être question d’humiliations pour les domestiques des familles Martin et Guérin.
Une servante, devenue bénédictine, révélera, au cours du procès apostolique, une des principales occupations d’une Thérèse de quatorze ans : « Elle visitait et catéchisait des petites filles pauvres. Je l’ai conduite plusieurs fois dans ces familles. J’étais alors témoin de sa joie et de la reconnaissance que ces enfants avaient pour elle ».
Thérèse a quatorze ans, lorsque son aînée Marie, devenue sa confidente depuis le départ pour le Carmel de sa « petite mère » Pauline, va rejoindre cette dernière au cloître.
Quatorze ans, la fin d’une enfance que nous ne pouvons quitter sans en lire ce gracieux résumé laissé par la Sainte :
CE QUE J’AIMAIS
Oh que j’aime la souvenance
Des jours bénits de mon enfance !
Pour garder la fleur de mon innocence,
Le Seigneur m’entoura toujours
D’Amour.J’aimais les champs de blé, la plaine,
J’aimais la colline lointaine,
Dans mon bonheur, je respirais à peine,
En moissonnant avec mes sœurs,
Les fleurs.J’aimais la pâquerette blanche,
Les promenades du dimanche,
L’oiseau léger gazouillant sur la branche,
Et le bel azur radieux,
Des cieux.Ô souvenir, tu me reposes…
Tu me rappelles des choses…
Les repas du soir, de parfum des roses,
Les Buissonnets pleins de gaîté,
L’été.
Lorsqu’à quatorze ans, Thérèse quitta le pensionnat, ce fut avec la ferme intention d’entrer au Carmel. Au cours de sa déposition au Procès de l’Ordinaire, Céline indiquera les raisons qui avaient poussé sa jeune sœur à choisir le Carmel pour servir Dieu : « Thérèse me confia elle-même le pourquoi de cette préférence. C’était pour souffrir davantage et, par là, gagner plus d’âmes à Jésus. Elle estimait qu’il est plus dur pour la nature de travailler sans voir jamais le prix de ses labeurs, de travailler sans encouragement, sans distraction d’aucune sorte ; que le travail pénible entre tous est celui que l’on entreprend sur soi-même, pour arriver à se vaincre. Aussi cette vie de mort, plus lucrative que toutes les autres pour le salut des âmes, c’était celle-là qu’elle voulait embrasser, souhaitant, comme elle le disait elle-même, « de devenir au plus tôt prisonnière afin de donner aux âmes les beautés du Ciel ».
Et, chaque jour, Thérèse demandait à Dieu de permettre son admission au Carmel. Chaque jour pieusement commencé par l’assistance à la messe, qu’elle entendait dans la chapelle formant le chevet de la cathédrale de Lisieux, chapelle du XVe siècle que, d’après la tradition, l’évêque Cauchon aurait élevée pour se faire pardonner son rôle méprisable lors du procès de Jeanne d’Arc.
Quinze ans. Dieu fait penser à Thérèse que l’heure est arrivée pour elle de demander à son cher papa la permission tant désirée. Dans le jardin des Buissonnets, un groupe de marbre blanc évoque cette scène, sur les lieux mêmes où ces deux belles âmes l’ont vécue.
Monsieur Martin peut mettre en valeur deux arguments pour opposer un refus juste à sa fillette. Avec le départ de la petite Reine, ses soixante-quatre ans vont perdre un de leurs derniers soutiens. Il en a déjà vu tant de ces départs, M Martin !
Et puis, Thérèse n’a que quinze ans !…
Mais le chrétien profond prend immédiatement le pas sur l’homme, et la requête de Thérèse est non seulement acceptée par monsieur Martin, mais elle sera bientôt encouragée et soutenue.
Monsieur Guérin, tuteur de l’enfant, oppose, lui, un refus formel. Pas de découragement chez Thérèse qui prie Dieu. Et monsieur Guérin donne son consentement.
Allons au Carmel maintenant. La mère prieure se déclare prête à combattre les préjugés pour accepter cette fois une si jeune postulante, dont elle a rejeté la demande six années plus tôt. Mais elle doit cependant s’en référer au supérieur ecclésiastique de la communauté. Il prononce un non très catégorique. Pour tourner ce « non », monsieur Martin accompagne chez l’évêque de Bayeux la petite Thérèse qui, surmontant sa timidité, plaide sa propre cause, du fond d’un grand fauteuil. Le prélat embrasse longuement l’enfant, mais ajourne sa réponse.
Sur ces entrefaites, monsieur Martin offre à Thérèse et à Céline le voyage de Rome, à la suite des pèlerins du diocèse de Coutances. Pour avoir goûté les mêmes plaisirs de ce voyage, nous comprenons l’admiration de Thérèse pour des panoramas, des monuments inoubliables : les masses blanches du Pilatus et du Righi contrastant avec le bleu, aussi très pur, du lac des Quatre-Cantons qui baigne Lucerne ; Milan, son « Dôme » dont le sommet, ourlé de fines dentelles, est peuplé de statues, le campo-santo milanais, cimetière dont chaque tombeau est, bien souvent, un chef-d’œuvre de sculpture ; Venise nous a procuré la même impression de tristesse. Et c’est Roma ! Roma, son colisée où moururent des générations de martyrs, les catacombes de Sainte-Cécile (Thérèse tint même à se coucher dans le sarcophage où fut découvert le corps de Sainte-Cécile). Les basiliques eurent évidemment les faveurs des pèlerins : Saint-Pierre, l’immense Saint-Pierre, la Scala-Santa que Thérèse monta à genoux, Sainte-Croix de Jérusalem, où elle vénérera plusieurs fragments de la vraie Croix, ainsi que deux épines et l’un des clous, clous qu’elle obtint la permission de toucher.
Et, le 20 novembre, c’est le jour tant attendu de l’audience accordée par Léon XIII. Les pèlerins s’agenouillent devant le Saint-Père, qui les bénit l’un après l’autre. Arrive le tour de Thérèse. On vient tout justement d’interdire de parler au Pape. Mais, le visage plein de larmes, la fillette expose cependant son désir :
— Très Saint-Père, j’ai une grande grâce à vous demandes.
Léon XIII daigne faire un signe d’encouragement :
— Très Saint-Père, en l’honneur de votre Jubilé, permettez-moi d’entrer au Carmel à quinze ans !
La voix du prêtre qui, redoutant la démarche de Thérèse, venait d’imposer le silence aux pèlerins, s’élève à nouveau :
— Très Saint-Père, c’est une enfant qui désire la vie du Carmel, mais les supérieurs examinent la question en ce moment.
Le Pape ne peut dès lors que donner cette réponse :
— Eh bien, mon enfant, faites ce que les supérieurs décideront !
Thérèse appuie ses mains jointes sur les genoux du Pape pour lui crier son dernier espoir :
— Oh ! Très Saint-Père, si vous disiez oui, tout le monde voudrait bien !
Et la réponse définitive du Pontife n’est pas celle tant espérée :
— Allons ! Allons Vous entrerez au Carmel si le bon Dieu le veut !
Le choc est trop cruel. Thérèse va insister, lorsque deux gardes la soulèvent par les bras pour la détacher des genoux du Pape. C’était fini !…
Inutile de dire que Naples, sa baie unique, son Vésuve menaçant, ses hôtels au luxe accueillant, tout ce grandiose tempéré de ciel bleu, que le voyageur descend rechercher jusque là, ne retinrent pas même l’attention de Thérèse. Elle avait offert à Jésus d’être son jouet, sa petite balle, mais la première partie du jeu divin paraissait vraiment difficile pour son jeune cœur pourtant déjà tellement habitué à la pénitence.
Au retour, Thérèse apprécia davantage Florence, qui offrit, à cette enfant éprise d’art, les richesses de ses collections de peintures réunies autour des Galeries des Uffizi. Le long de la côte génoise, elle admira cette nature si pratiquement et si heureusement modifiée par la main de l’homme : un tunnel de plusieurs dizaines de kilomètres, percé de multiples fenêtres sur une Méditerranée qui, par endroits, lèche le remblai du chemin de fer.
Aussitôt le retour à Lisieux, monsieur Martin, voulant distraire Thérèse de sa terrible déconvenue, lui offrit le voyage le plus tentant : Jérusalem !
Mais, le premier janvier 1888, Thérèse était informée par la Mère prieure que l’évêque de Bayeux lui ouvrirait les portes du Carmel, sitôt le rude Carême terminé.
La visite du Carmel de Lisieux attire aujourd’hui les foules du monde entier. C’était, à l’époque de Thérèse, c’est encore, agrémenté d’un petit jardin, un groupement régulier de bâtiments aux briques rouges, attristés par une coiffure d’ardoises noires.
Le jour de la séparation est arrivé. Thérèse n’a-t-elle point trop présumé de ses forces morales et physiques pour hâter ainsi de plusieurs années cette séparation ? La veille, monsieur Martin présidait la dernière réunion de famille à laquelle sa petite Reine assistera. Est-elle insensible, cette petite Reine ? Oh ! non, oh ! non. Cette séparation du lendemain lui brise déjà le cœur. Elle avouera d’ailleurs : « Alors que l’on voudrait se voir oubliée, les paroles les plus tendres s’échappent de toutes les lèvres, comme pour faire sentir davantage le sacrifice de la séparation ».
Et, après une nuit sans grand sommeil, le voici ce dernier matin aux Buissonnets : « Après avoir jeté un dernier regard sur les Buissonnets, ce nid gracieux de mon enfance, je partis pour le Carmel. J’assistai à la sainte Messe, entourée comme la veille de mes parents chéris. Au moment de la Communion, quand Jésus fut descendu dans leur cœur, je n’entendis que des sanglots. Pour moi, je ne versai pas de larmes ; mais, en marchant la première pour me rendre à la porte de clôture, mon cœur battait si violemment que je me demandai si je n’allais pas mourir. Ah ! quel instant ! Quelle agonie ! Il faut l’avoir éprouvée pour la comprendre ! »
« J’embrassai tous les miens, et je me mis à genoux devant mon père pour recevoir sa bénédiction. Il s’agenouilla lui-même et me bénit en pleurant. Enfin les portes du Carmel se fermèrent sur moi, et là je reçus les embrassements des sœurs aimées qui m’avaient servi de mères, et d’une nouvelle famille dont on ne soupçonne pas, dans le monde, le dévouement et la tendresse ».
C’était le 9 avril 1888. Neuf années plus tard, la petite Thérèse montait au Ciel. Pourquoi donc Dieu avait-il permis une aussi rapide sanctification ? Peut-être parce que l’enfance de Thérèse avait été volontairement crucifiée par ses pratiques, peut-être parce que le corps fragile de la fillette, de la jeune fille, endura neuf années, pour le seul Amour de Dieu, les privations de la vie religieuse la plus dure qui soit : jeûne de six mois, abstinence perpétuelle, silence de vingt-quatre heures uniquement coupé par les deux heures de récréation, vêtements de bure, lit de planches à peine adouci par une maigre paillasse, voici pour le corps. Obéissance immédiate, actes d’humilité continuels, renoncement définitif aux joies si normales et pures de l’affection familiale, c’est pour l’âme et le cœur.
Le balai de Thérèse a oublié cette toile d’araignée : reproche de la Mère prieuré : « On voit bien que nos cloîtres sont balayés par une enfant de quinze ans, c’est une pitié ! Allez donc ôter cette toile d’araignée, et devenez plus soigneuse à l’avenir ! » Thérèse désirerait utiliser pour la prière les loisirs que lui laisse la règle. Ses supérieures refusent de lui donner cette satisfaction, elle devra travailler. Si Thérèse fait part à son confesseur de son idéal : devenir une sainte ; elle s’entend répondre : « Quel orgueil et quelle prétention ! Bornez-vous à corriger vos défauts, à ne plus offenser le bon Dieu, à faire chaque jour des petits progrès, et modérez vos désirs téméraires ».
Ses sœurs sont-elles alitées. Elle s’inflige la pénitence de ne point leur rendre visite. Malgré sa santé délicate, l’hiver, elle s’offre pour laver à l’eau froide, et l’été, elle ne quitte guère la lingerie surchauffée.
Le 10 janvier 1889, la petite Reine revêt une dernière fois les parures de ce monde. Pensez ! C’est aujourd’hui qu’elle se présente à son fiancé divin ! Son papa, son Roi, lui a apporté une robe de velours blanc, garnie de point d’Alençon. Dans ses petites mains, elle presse une gerbe de lis que cachent en partie ses longues belles boucles blondes. « Papa m’attendait à la porte de clôture. S’avançant vers moi, les yeux pleins de larmes, et me posant sur son cœur, il s’écria : « Ah ! la voilà donc, ma petite Reine ! » Puis, m’offrant son bras, nous fîmes solennellement notre entrée dans la chapelle. Ce fut son triomphe, sa dernière fête ici-bas ! Toutes ses offrandes étaient faites, sa famille appartenait à Dieu ! »
La dernière fête du pauvre papa fut suivie d’une souffrance longue de trois années et bien terrible pour lui-même et son entourage : la paralysie lui ôta une partie de ses facultés mentales. Le calvaire du papa résonne si douloureusement dans le cœur de Thérèse qu’elle peut écrire, en janvier 1889 : « Maintenant nous n’avons plus rien à espérer sur la terre, les fraîches matinées sont passées, il ne nous reste plus que de la souffrance ! Oh ! quel sort digne d’envie ! Les séraphins, dans les Cieux, sont jaloux de notre bonheur ! »
Le 8 septembre 1890, sœur Thérèse prononce ses vœux. « Avant de partir, mon fiancé m’a demandé dans quel pays je voulais voyager, quelle route je désirais suivre. Je lui répondis que je n’avais qu’un seul désir, celui de me rendre au sommet de la montagne de l’Amour ».
Le 24 septembre, sœur Thérèse prend le voile. La veille de ce jour désiré, elle découvre son cœur à sa sœur Céline. « Tout était prêt pour mes noces. Cependant, ne trouves-tu pas qu’il manquait quelque chose à la fête ? Il est vrai que Jésus avait déjà mis bien des joyaux dans ma corbeille. Mais, il en fallait un, sans doute d’une beauté incomparable, et ce diamant précieux, Jésus me l’a donné aujourd’hui… Papa ne viendra pas demain ! Oh ! je te l’avoue, mes larmes ont coulé, elles coulent encore pendant que je t’écris, je puis à peine tenir ma plume. Tu sais à quel point je désirais revoir notre père chéri, eh bien ! maintenant, je sens que c’est la volonté du bon Dieu qu’il ne soit pas de ma fête ».
Et, la fête une fois passée, la vie religieuse continue pour sœur Thérèse de l’Enfant-Jésus. La vie religieuse avec chaque jour cette pénitence renouvelée dont saint Bernard a dit : « Ma principale pénitence, c’est la communauté de vie ». Les compagnes remplacent votre cruche à eau par une cruche cassée. Les petites jalousies viennent parfois, avec la permission de Dieu, estomper la grande sainteté de cette vie privilégiée.
À l’âge de vingt-quatre ans, Thérèse tomba malade. Sa sainte clairvoyance aurait pu l’entraîner à négliger les soins pour gagner plus immédiatement le bonheur qui lui était réservé. Non, elle voulut rester jusqu’au bout dans cette règle qu’elle s’était choisie. Elle respecta les ordres du médecin, elle sut gré à ses compagnes de leurs soins affectueusement dévoués. Elle demeura sœur Thérèse, laissant à la seule Providence le choix de l’heure exacte de ce bonheur.
Une aggravation survient. Le praticien avoue son impuissance. La malade ne demande pas le miracle de la guérison rapide, la malade ne demande pas le miracle de la mort immédiate. Elle attend. N’est-elle pas le jouet de Jésus, sa petite balle ?
Elle souffre. Elle souffre même si terriblement que, avec grande simplicité, elle en arrive à confesser à sa supérieure :
— Ma Mère, je n’aurais jamais cru qu’il fût possible de tant souffrir ! Jamais ! Jamais ! Je ne puis expliquer cela que par le désir que j’ai eu de sauver des âmes.
Elle tourne vers sa supérieure ses beaux yeux pleins des larmes de la souffrance :
— Ma Mère, n’est-ce pas encore l’agonie ? Ne vais-je pas mourir ?
— Oui, mon enfant, c’est l’agonie, mais le bon Dieu veut peut-être la prolonger de quelques heures.
La perspective de la poursuite de cette agonie réjouit soudain la petite sœur.
— Oh ! je ne voudrais pas moins souffrir !…
Et pourtant, ce va être la mort. Thérèse le sait sans doute car son dernier regard va à son crucifix.
— Oh ! je l’aime !… Ses dernières paroles vont à ce Dieu qu’elle a passé sa vie à aimer :
— Mon Dieu !… je… vous… aime !
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