Huitième commandement[1]
Décidément, ce soir ça n’allait plus… Depuis longtemps déjà, Francelyn s’apercevait que le duc de Mâle-Bouche, dont il était le premier page, lui faisait mauvaise figure. Et Francelyn savait bien que c’était là une affaire de jalousie. Mirouet, le second page, ne pouvait supporter de le voir avant lui, et depuis longtemps il essayait de lui faire perdre l’estime du seigneur de Mâle-Bouche. Or, aujourd’hui, le duc avait été plus dur que d’habitude et si, tout à l’heure, il s’était enfermé dans sa chambre avec Mirouet, ce ne devait pas être pour chanter les louanges de Francelyn. Et Francelyn, accoudé à une étroite fenêtre du château, songeait.
Francelyn ? Le plus joli, le plus charmant page que l’on pût rêver. C’était la jeunesse en fleur dans toute sa joliesse de seize ans : de grands cheveux blonds qui retombaient en boucles d’or sur ses épaules, des yeux couleur de rayon de lune, de fines lèvres incarnat toujours prêtes à sourire ou à chanter, un teint qui faisait penser aux fleurs des pommiers d’avril. Et une âme aussi belle que le visage : ni fausseté, ni égoïsme en lui, ni orgueil, mais une grande et vraie charité et un profond amour pour Notre Seigneur Jésus-Christ et Notre Dame, sa sainte Mère.
La moindre injustice, le moindre mensonge faisaient horreur à Francelyn, et c’est pourquoi, ce soir, il était triste, très triste, parce qu’il sentait de la jalousie et de la calomnie autour de lui.
Francelyn laissait ses yeux errer au loin. Il contemplait du château, fièrement perché sur une haute falaise de rochers à pic, la plaine où le soleil couchant dorait les blés mûrs, et il lui semblait, le pauvret, que c’était la dernière fois qu’il voyait le soleil disparaître à l’horizon.
Et Francelyn pleura.
* * *
« Oui, Monseigneur, ainsi fit-il, je l’ai vu de mes yeux…
– Me dis-tu la vérité, Mirouet ? Dois-je te croire ?
– Ai-je jamais menti à mon seigneur ? Des preuves, je n’en ai pas ; mais, encore une fois, mon serment ne vaut-il pas toutes les preuves ? »
Le seigneur de Mâle-Bouche restait silencieux. Si c’était vrai ? Si Francelyn avait commis le crime dont l’accusait Mirouet ?
Mirouet devait dire vrai : il avait juré, il avait affirmé avec serment avoir vu Francelyn…
Ainsi, tandis que Francelyn, tourmenté de sombres pressentiments, priait et pleurait, le seigneur de Mâle-Bouche, silencieux, inquiet, cherchait de quel châtiment il pourrait punir Francelyn accusé d’un crime que l’histoire ne nous dit pas.
Longtemps il resta silencieux, le front barré d’un pli, les yeux fixés sur le plancher ; puis ses traits se détendirent :
« C’est bien, Mirouet. Demain Francelyn mourra. Ce soir même je vais prévenir mes forgerons, dans la forêt, et, dès le matin, Francelyn sera brûlé dans le grand feu de la forge et tu seras, Mirouet, mon premier page. »
Or, Mirouet avait menti…
Il y avait derrière le château une épaisse forêt, la forêt de Sombre-Terre, où personne n’osait s’aventurer et où le seigneur de Mâle-Bouche avait installé les forges où l’on fabriquait ses armes de guerre et les fers de ses chevaux.
Et ce soir, dans la forêt, en pleine nuit, on pouvait voir des ombres sinistres se détacher sur les flammes et les lueurs des brasiers. C’était le seigneur ordonnant à ses forgerons de se saisir de la première personne qui, le lendemain, viendrait leur demander « si le travail était fait » et de brûler son corps au grand foyer de la forge.
* * *
Le soleil a reparu. Un beau soleil d’été qui fait paraître les choses plus belles qu’elles ne le sont.
De bonne heure, le duc a mandé Francelyn auprès de lui :
« Tu vas aller à ma forge de la forêt, lui dit-il, et tu demanderas simplement « si le travail commandé est fait…» Tu n’as pas besoin de te presser », ajouta-t-il à voix basse.
Francelyn aussitôt sortit.
Or, devant le château, il rencontra la duchesse qui, par hasard levée tôt, cueillait des roses ; elle ignorait tout, d’ailleurs.
« Où vas-tu, Francelyn, de si bonne heure ?
– A la forge, Madame.
– Si tu as le temps, mon beau page, n’oublie pas d’aller ouïr la messe au village et de prier la Vierge. »
Aussi Francelyn s’arrêta au village, entendit la messe et, puisqu’il avait le temps, récita encore un grand chapelet ; puis, tout réconforté, dans le soleil radieux, il reprit sa route avec l’espérance au cœur.
Pauvre, pauvre Francelyn… si tu savais ce qui t’attend !
* * *
Midi. Le seigneur de Mâle-Bouche goûte à peine aux viandes qui lui sont servies. A sa femme qui lui demande où sont Francelyn et Mirouet, il ne répond rien.
Au fait, où donc est Mirouet ?
Quant à Francelyn… Le duc se demande s’il n’a pas été trop dur… Car, Francelyn, on ne le reverra jamais. Pourtant c’était un bon page, le meilleur des pages. Et si Mirouet avait menti ? Ah ! bah!…
D’un bond le duc se lève, tout pâle :
« Non ? »
Si ! C’est bien lui… C’est bien Francelyn qui paraît devant lui.
« Messire, à la forge on m’a simplement dit que tout était fait… »
Mâle-Bouche croit rêver ! Que s’est-il donc passé ?
Il le sut bientôt : pressé d’apprendre la mort de son rival, Mirouet était allé de bonne heure demander à la forge « si le travail était fait », et tandis que Francelyn écoutait dévotement la messe et disait son chapelet, c’était lui, Mirouet, le jaloux, le menteur, le calomniateur, que les forgerons avaient jeté au feu.
Ainsi fut reconnue la justice de Dieu ; et Francelyn, maintenant, a retrouvé l’estime et la confiance de son seigneur.
Jean d’Acre.
Vous aimerez aussi :
- [1] Huitième commandement : La médisance banniras et le mensonge également.↩
Soyez le premier à commenter