À l’ombre des monts Atlas, juste à l’endroit où ils se rencontrent avec les flots bleus, Salsa naquit. Certes, l’événement passa bien inaperçu dans la grande ville ; la tribu berbère elle-même n’y prêta pas grande attention ; seule la maman, penchée sur le petit être qui venait d’ouvrir ses yeux sur le monde, cherchait à percer le mystère de cette vie commençante : que deviendrait Salsa ? que ferait-elle ?
* * *
Nous sommes aux premiers siècles du christianisme. Après de nombreuses persécutions, une ère de paix règne enfin ; les apôtres du Christ parcourent le pays en tous sens, prêchant et enseignant à tous la douceur de la loi de charité. Peu à peu, les temples ont été délaissés, les faux dieux abandonnés, et maintenant tout cela s’amoncelle en un immense tas de ruines ; le culte de l’Empereur lui-même a été abandonné. À de rares exceptions près, la population ne voulait rendre hommage qu’au seul vrai Roi du monde le Christ Jésus.
Mais si les yeux se portaient sur les monts qui entouraient la cité, ils pouvaient encore y voir un temple élevé à la gloire d’un dragon d’or qui comptait, au sein des tribus berbères de la ville, de nombreux serviteurs, parmi lesquels se plaçaient les parents de la petite Salsa.
Fred jeta un coup d’œil à la pendulette du tableau de bord. La grande aiguille allait passer sur la petite, à la verticale.
— Minuit, dans un instant ! Je ne suis pas en avance !
Le jeune homme appuya sur l’accélérateur, la voiture fit un bond en avant, cependant que les aiguilles dansaient follement sur le cadran du compteur.
140 kilomètres/heure, 142… 145…
Il n’y eut pas de 146… Seulement une embardée terrible, un choc, une masse inerte sur la route.
Les freins avaient à peine fini de crisser que, de nouveau, Fred écrasait du pied la pédale qui à nouveau le propulsait à toute vitesse.
Un instant, il avait senti avec force qu’il lui fallait s’arrêter ; que rien d’autre n’était à faire ; que celui qu’il avait renversé — un vieillard autant qu’il avait pu en juger — n’était peut-être que blessé ; qu’un secours immédiat pourrait en ce cas le sauver…
Mais Fred, en même temps que la silhouette du passant accidenté, avait maintenant devant l’esprit cet autre drame qui l’attendait, lui :
— J’ai eu tort d’emprunter la voiture de grand-mère sans son autorisation. Elle devait renouveler son assurance ces jours-ci. L’avait-elle fait ? Ou bien, ne sortait-elle plus parce qu’elle n’était pas en règle ? S’il en est ainsi, je suis perdu.
140… 145… 146…
Fred n’ira jamais assez vite, pense-t-il, pour fuir cette terrible responsabilité qu’il laisse derrière lui, sur la Nationale où gît un homme blessé, ensanglanté.
Sainte Marguerite-Marie vint au monde le 22 juillet 1647, dans le village de Vérosvres, au hameau de Lhautecour, diocèse d’Autun. Elle fut baptisée en l’église de Vérosvres dont son oncle Antoine Alacoque, qui fut son parrain, était alors curé. Son père, Claude Alacoque, « notaire royal », y habitait une propriété composée d’une ferme et d’un grand pavillon. C’est là que se passa l’enfance de Marguerite, à part, vers l’âge de quatre ans, un long séjour chez sa marraine, au château de Corcheval.
Sa marraine la laissait libre de jouer, de courir dans les allées et les charmilles du parc. Mais, sur la terrasse du château, s’élevait une chapelle, et Marguerite se faisait une joie d’y entrer à chaque instant. Les personnes chargées de sa surveillance ne la trouvaient-elles ni dans les jardins, ni dans la maison ? Elles n’avaient qu’à pousser la porte de la chapelle. Elles apercevaient l’enfant, à genoux sur les dalles, ses petites mains jointes, immobile, les yeux fixés sur le tabernacle où elle savait que Jésus habitait dans la sainte Hostie. Marguerite quittait la chapelle à regret quand on l’appelait, car elle serait restée là des heures entières sans s’ennuyer.
A Lhautecourt, près de la maison de ses parents, se creuse un petit vallon abrité de chênes. Marguerite s’y plaisait plus que partout ailleurs. De loin, assise sur une roche, elle apercevait l’église du village, et même, à travers les vitraux, le reflet de la lampe du sanctuaire. Elle pensait à Jésus et lui disait qu’elle l’aimait. C’est chose extraordinaire qu’une petite fille prie si longtemps ! D’habitude, les enfants, après un « Notre Père » ou un « Je vous salue » se sauvent bien vite jouer. Mais le bon Dieu attirait le cœur de Marguerite comme avec un aimant et la voulait tout à lui, parce qu’il lui réservait une grande mission.
Aussi, toute petite, lui fit-il comprendre la laideur du péché et l’horreur de la moindre tache sur la blancheur de son âme. Très vive, très remuante, devant un caprice, une dispute, « l’on n’avait qu’à me dire, raconte Marguerite, que c’était offenser Dieu, cela m’arrêtait tout court ».
Un jour de carnaval, alors que Marguerite avait cinq ans et son frère Chrysostome, sept, celui-ci dénicha une épée et vint proposer à sa petite sœur de changer d’habits avec lui et de courir après les fermiers du voisinage pour leur faire grand-peur. Mais Marguerite refusa, craignant de commettre un péché. A l’âge de huit ans, Marguerite perdit son père. Sa mère, accablée par le chagrin, absorbée par ses affaires à démêler, ses terres à surveiller, dut se décider à mettre sa petite fille en pension chez les Clarisses de Charolles.
Marguerite, si pieuse, se plut au milieu des religieuses. Celles-ci, de leur côté, admiraient cette charmante enfant, docile, appliquée à l’étude du catéchisme. Elles virent que cette petite âme pure désirait ardemment recevoir Notre-Seigneur dans la sainte Eucharistie. Aussi, malgré tous les usages de ce temps, la préparèrent-elles à faire, dès l’âge de neuf ans, sa première Communion. Cette rencontre avec Jésus alluma dans le cœur de Marguerite une flamme d’amour qui devait toujours grandir. A partir de ce moment, on la vit changer. Elle, si joyeuse, si remuante dans les récréations, ne sut plus s’amuser. A peine commençait-elle à courir, à jouer avec les autres élèves qu’il lui semblait qu’au fond de son cœur Notre-Seigneur lui rappelait qu’Il était là et l’incitait à le prier. Il lui fallait quitter les jeux, aller se cacher dans un coin des bâtiments et s’y mettre à genoux.
« Voulez-vous m’annoncer à Monseigneur… s’il vous plaît, » ajouta après coup Basile.
Le secrétaire de Monseigneur demeura un instant muet de stupéfaction en face du jeune garçon aux allures athlétiques et désinvoltes qui lui demandait de l’introduire dans le bureau de son Évêque.
« J’en ai déjà vu pas mal de drôles, songea l’abbé Charpente ; mais des petits gars aussi sûrs d’eux que celui-ci… jamais, bien sûr ! »
— C’est à quel sujet ? interrogea le prêtre, désireux d’éviter à son supérieur toute visite susceptible d’être reçue aussi efficacement par l’un des services de l’évêché.
L’abbé Charpente resta sans voix. Décidément ce jeune solliciteur savait ce qu’il voulait, et le voulait avec force.
La manière persuasive, la droiture de son regard, sa prestance en imposaient.
« Voici que je me laisse intimider par un gamin ! » se gronda l’abbé ; mais il frappa quand même à la porte de Monseigneur et introduisit l’étonnant visiteur.
Basile entra sans hésitation, traversant avec aisance la vaste pièce aux meubles vieillots.
L’évêque s’était levé. Il ne le faisait pas pour tous les visiteurs, étant presque impotent ; mais l’entrée de ce moins de quinze ans en ce salon où défilaient surtout des gens âgés et importants apportait une telle bouffée de fraîcheur et de jeunesse que le vieil homme s’avança vers l’arrivant avec une tendre joie.
— Et pourquoi avez-vous besoin de votre Évêque, mon fils ?
— C’est pour une confirmation, dit Basile avec assurance. Vous pouvez y aller : je suis à jeun, ajouta-t-il, trahissant du premier coup par ce détail son ignorance, et le côté absolument anormal de sa démarche !
J’étais à peine arrivé depuis trois semaines en mission que mon Supérieur m’envoya baptiser un vieux dans le village d’Adéane, situé à douze kilomètres. J’étais heureux, je vous l’avoue. Une difficulté surgit soudain : comment instruirai-je cet homme ?
« Il est bien disposé, me dit le Père ; je l’ai instruit des vérités nécessaires ; d’ailleurs, Célestin pourra les lui rappeler. Quant au chemin, suivez la ligne du télégraphe. »
Croirait-on qu’une ligne télégraphique traversât la brousse ? Mais sans aucun avantage pour le broussard, car elle faisait cent kilomètres sans laisser tomber le moindre écho du monde civilisé.
Je me mis en route sous la conduite de Célestin, mon guide. Pour provisions, un misérable poisson et quelques biscuits. Il était sept heures. Quelle marche pénible à la queue leu leu dans ces sentiers de brousse aux mille détours, sous un soleil accablant, et avec le souci de ne pas poser un pied sans regarder auparavant, car il est facile de trébucher.
* * *
Nous marchâmes longtemps sans incident. La brousse, les champs de riz, les espaces incultes que traversaient les biches, les coins de forêt où piaillaient et sifflaient des milliers d’oiseaux aux plumages les plus variés, tout me fascinait, moi, jeune broussard, au point que j’en oubliai la route…
« La ligne ! dis-je à Célestin.
— Nous la retrouverons là-bas, mon Père. »
Et l’on marcha longtemps encore. Le soleil devenait bien chaud, quoiqu’on fût au mois de décembre.
« Onze heures. Voyons, Célestin, nous avons dépassé le village ?
— Non, mon Père. », me répondit-il avec l’air tranquille de quelqu’un qui ne s’en fait pas pour quelques kilomètres de plus ou de moins. Les Noirs sont d’endiablés marcheurs.