DEUXIÈME TABLEAU
Tout le monde s’est rassis, et même il y a quelques auditeurs de plus : une auto s’est arrêtée devant ce théâtre en plein air, et les occupants ont gentiment demandé la permission de rester. M. le Curé a dit Oui, et les jeunes acteurs sont fiers de ce succès.
M. LE CURÉ, debout à droite du rideau fermé.
Nous sommes au Mexique le 11 novembre 1920. Au fond de l’horizon on voit une montagne abrupte, haute de 2600 m. Il fait encore un peu nuit. Des feux sont allumés sur toutes les cimes d’alentours. L’aube se lève peu à peu. La montagne est noire de monde, une foule arrive de partout. Maintenant on distingue sur le sommet la statue du Christ-Roi, haute de 3 mètres, placée sur une pyramide octogonale de 6 m. de hauteur.
Tout à coup le soleil jaillit derrière la chaîne du Guanajuato. L’Évêque de Léon s’avance. Il bénit la montagne et la proclame Montagne du Christ-Roi. Il bénit le monument et le déclare Monument National. On entend les chants de la Bénédiction du Saint Sacrement. L’Évêque bénit avec l’Ostensoir les quatre points cardinaux, puis il lance l’acclamation :
Vive le Christ-Roi
mille fois répétée par la foule.
Mais ce monument était insuffisant. Les Mexicains voulurent en élever un autre plus beau, beaucoup plus beau. Ils taillèrent une route dans la montagne, ils bâtirent trois ponts de fer. La plate-forme était déjà bâtie. Avant l’inauguration, pendant six jours et six nuits d’innombrables pèlerins gravirent la montagne. De partout montaient des prières et des cantiques au Christ-Roi.

Alors les méchants, aussi méchants que le roi Hérode, envoyèrent une armée pour empêcher qu’on place là-haut la statue du Christ-Roi. Et le 30 juin 1928, une détonation formidable se répercuta dans les montagnes et les vallées : le Monument au Christ-Roi volait en éclats.
Et on ferme les églises, on exile les moines, on chasse les prêtres. On veut détruire la religion au Mexique. Quelques prêtres sont restés, ils se cachent. Ils administrent les Sacrements dans des lieux inconnus.
Le Père Miguel Pro, Jésuite, est de ceux-là. Le voici.
(Le rideau se tire lentement.)
PREMIÈRE SCÈNE
M. LE CURÉ continue
La scène représente un côté d’église, un autel, un confessionnal. Le Père Pro vient de confesser une centaine de personnes venues en grand mystère, quelques-unes de très loin. Il est tard, maintenant, l’église s’est vidée.
(M. le Curé s’est rassi.)
LE PÈRE PRO (c’est Marcel. Il a son costume de tous les jours, mais il n’a pas son visage ordinaire, si gai. Il est triste de l’absence d’André et puis il s’est mis vraiment dans ce rôle avec tout son cœur et toute sa foi. Il sort lentement la tête du confessionnal.)
C’est fini, il n’y a plus personne. Tant mieux, je n’en puis plus. Je confesse depuis ce matin. Quelles courbatures ! Tiens ! j’ai fait des progrès, je suis fourbu mais debout. Quand je pense qu’hier je me suis évanoui comme une femme, on a dû me sortir du confessionnal, me faire respirer des sels ! C’est honteux ! (Il va vers le Tabernacle.)
Après-demain, Seigneur, vous quitterez votre maison. On Vous chasse, Vous, le Maître, le Roi ! Les cloches se tairont, le Mexique doit être vidé de Dieu. Ils sont fous !… Mais nous, nous allons entrer dans le désolant abîme de la persécution. Peu importe !
« Je consens à n’avoir nul bonheur sur la terre.
Mais donnez-moi, Seigneur, des âmes à sauver ! Des âmes à sauver, Vous m’en donnerez. J’irai les chercher partout, à travers les ronces, pieds nus sur le roc tranchant. Je me donne tout entier. Votre amour, mon Dieu, Vous seul, je suis votre Victime. »
(Il va sortir de l’église et hésite.)
Je crois que je ferai bien d’attendre encore un peu avant de traverser les rues. En attendant, je vais dormir dans un coin. (Il s’installe.)
(Un silence. La porte de l’église s’ouvre avec précautions.)
HUMBERTO PRO (c’est Maxime qui tient le rôle, un gentil garçonnet d’un hameau)
(À voix basse)
Miguel ! Miguel ! êtes-vous là ? (Pas de réponse.) Mon Dieu, pourvu que je n’arrive pas trop tard. Des policiers le guettent partout. Où est-il ? C’est sombre. (Il appelle plus fort.)
Miguel ! Miguel !
LE P. PRO, (mal réveillé, se dresse)
Voilà ! Voilà ! Est-ce pour un mourant ?
HUMBERTO

Ah ! vous êtes là ! Non, on ne vous appelle pas. Au contraire je vous cherchais pour vous dire d’être prudent. Les policiers sont postés pour vous arrêter.
LE P. PRO
Ce n’est pas d’aujourd’hui.
HUMBERTO
Non, mais notre père a vu aujourd’hui Luis Segura qui arrive de Durango. Il raconte des histoires effrayantes. Le voilà !
(La porte s’est ouverte de nouveau, un beau jeune homme entre avec hésitation. Il aperçoit le P. Pro.)
LUIS SEGURA, un ingénieur, figuré par le plus grand et le plus sage des enfants de chœur.
Ah ! P. Pro, je vous cherche. Il faut être plus prudent que jamais.
LE P. PRO
C’est impossible. Je passe mon temps à me cacher.
SEGURA
Vous cacher, mon Père ! Mais on vous voit partout. Vous traversez les rues à toutes les heures.
LE P. PRO
Déguisé ! Tantôt en facteur, tantôt en chauffeur, en ouvrier, et même en ministre. (On rit.)
SEGURA
Oui, je sais. Dimanche les policiers avaient cru vous reconnaître dans un monsieur élégant. Vous avez flairé le danger et vous avez offert le bras à Mme Juarez qui passait et qui vous a heureusement reconnu ; elle vous a aidé à dépister les policiers.
LE P. PRO
Tu vois bien que je suis prudent.
SEGURA
Le danger augmente, les prêtres sont traqués. À Durango, don Batis a été arrêté avec quelques jeunes gens de la Jeunesse Catholique. Sans jugement, sans enquête, on l’a fusillé avec trois jeunes gens[1].
LE P. PRO
Ah ! l’heureux Don Batis !
SEGURA
À Nayarit, le député Moreno a fait fusiller le curé qui disait la Messe. La foule a voulu le venger et dans la lutte a tué le député. En représailles on a pendu neuf paysans aux gros arbres en face de l’église. Ils y sont encore.
LE P. PRO
Cela devient plus grave en effet.
HUMBERTO
Et Bonilla que j’ai vu hier m’a assuré que dans Jalisco, le long du chemin de fer, à chaque poteau du télégraphe, un catholique est pendu.
LE P. PRO
Eh bien, tu vois, Segura, si les catholiques subissent le martyre, ce n’est pas à nous, prêtres, à nous dérober.
SEGURA (vivement)
La vie des prêtres est plus précieuse. Qui donnera les Sacrements ? Peu à peu leur nombre diminue. Écoutez, Père Pro : l’abbé Vera a été il y a trois jours arrêté au moment où il allait dire sa Messe. On l’a poussé sur le chemin revêtu des habits sacerdotaux. Devant les fusils braqués sur lui, il a commencé les premiers versets de la Messe : « Introibo ad altare Dei. »
LE P. PRO
L’heureux abbé Vera ! Il a achevé sa Messe au ciel.
SEGURA
Mais le pire de tous ces faits, c’est le martyre de l’abbé Reyes à Tototlan. Il était le vicaire de la paroisse. Le curé avait pu se cacher, et on voulait que le vicaire le dénonce. Il a refusé. Alors pendant trois jours, vous entendez, Père Pro, pendant trois jours on l’a martyrisé sans arrêt. Suspendu devant l’église les soldats s’amusaient à le larder de coups. Je vous passe les horribles détails des supplices inventés par les bourreaux. À la fin ils imbibèrent ses pieds de gazoline et y mirent le feu. Puis ils abandonnèrent son corps. Des femmes l’ont recueilli[2].

LE P. PRO
Lardé de coups pendant trois jours ! Le supplice de saint Sébastien. Mes amis, réfléchissez un instant. Ce martyre de saint Sébastien qui nous paraissait quelque chose de si lointain, presque perdu dans les siècles écoulés, le voici qui ressuscite aujourd’hui ! Heureux abbé Reyes ! Quand s’est passé ce fait, Segura ?
SEGURA
Le mois dernier. Le 14 avril.
LE P. PRO
14 avril 1927. 1927 ! je crois que ce sera aussi l’année du martyre du P. Pro.
HUMBERTO (vivement)
Non, non.
SEGURA
Peut-être aussi du mien.
LE P. PRO
Nous appartenons au Christ. À Lui de commander. Pour l’instant, cachons-nous. Partez devant moi, tous les deux. Soyons prudents comme le serpent et simples comme la colombe.
(Le rideau se ferme pendant qu’on applaudit.)
On applaudit les acteurs. Madeleine assise au premier rang se dresse et saisit par le bras Bruno qui soulevait le rideau pour voir ce qui se passait derrière.
MADELEINE
Va dire à André que tout le monde applaudit.
BRUNO
Oui.
(Il s’élance, mais tout près de la maison rose, le papa d’André l’arrête au passage.)
BRUNO
Je veux dire à André que tout le monde est content.
LE PÈRE
Je le lui dirai, mon petit. Il se repose.
BRUNO
Alors il ne pourra pas venir ?
LE PÈRE
Non, pas ce soir.
BRUNO
…parce que Madeleine a dit que maintenant c’est la scène où tout le monde pleure.
LE PÈRE
Il n’y a pas besoin d’être là-bas pour pleurer.
BRUNO qui voit des larmes dans les yeux du père d’André.
Non.
(Il s’en va sans comprendre.)



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