Le Fils du Mage

Auteur : Belcayre, Jean de | Ouvrage : L'Étoile noëliste .

Temps de lec­ture : 12 minutes

Conte pour l’Épiphanie

DE son palais aux mul­tiples colonnes de por­phyre, aux vastes toits plats qui for­maient des ter­rasses, aux salles à fresques ornées de per­son­nages, Gas­pard, le Roi Mage, venait de partir. 

Mon­té sur un cha­meau riche­ment capa­ra­çon­né, escor­té des esclaves aux torses de bronze, Gas­pard s’en allait, de com­pa­gnie avec Mel­chior et Bal­tha­sar [1], offrir ses hom­mages au nou­veau Roi dont une mer­veilleuse étoile leur avait révé­lé la venue… 

Mais voi­ci que, à quelque dis­tance de l’im­po­sant cor­tège, une forme gra­cile se glisse… C’est Ninus, le fils de Gas­pard ; il vient d’é­chap­per à la sur­veillance de la reine Maké­ri, sa mère, toute trou­blée par les récents adieux de son époux. 

Il marche, l’en­fant royal, bien déci­dé à suivre son père, car il a sur­pris le motif du voyage des trois Mages et il a fer­me­ment réso­lu d’al­ler ado­rer, lui aus­si, ce nou­veau prince… ce prince pour lequel une étoile vient de s’al­lu­mer au ciel !… 

Mais, avant de se mettre en route, Ninus s’é­tait deman­dé quel pré­sent il pour­rait appor­ter au futur Maître du monde… Ses jouets de terre cuite ou d’i­voire eussent été trop lourds… son arc et ses flèches trop encom­brants… puis, de tout ceci, il pos­sé­dait une abon­dance et, par suite, n’y tenait guère… Par contre, il aimait tant la mignonne hiron­delle qu’il avait éle­vée : or, à se pri­ver de ce que l’on aime, le mérite est grand ; Ninus le com­pre­nait déjà, aus­si empor­tait-il son hiron­delle pour l’of­frir au Roi Jésus. Une hiron­delle, quel léger far­deau ! Son petit maître ne sen­tait pas même son poids lors­qu’elle se posait sur son épaule. 

Il mar­chait tou­jours, le roi­te­let ; le soir était venu ; il mar­chait main­te­nant à tra­vers la nuit lim­pide, accro­chant par­fois sa longue tunique aux buis­sons de nopals et de juju­biers, frô­lant au pas­sage les tiges des­sé­chées des aspho­dèles ; il mar­chait, ses yeux fixés vers le sable pour y cher­cher là trace des pas de la cara­vane, et ses petits pieds, déjà bien las, s’en­fon­çaient dans ce sable que les rayons de la lune ren­daient rose. 

Au jour, la cara­vane fit halte, et lorsque l’en­fant la rejoi­gnit, il se ter­ra, se dis­si­mu­la afin de pas­ser inaperçu. 

— Encore, pen­sait-il, je ne puis me mon­trer. Nous ne sommes pas assez éloi­gnés du palais : mon père m’y ferait reconduire. 

Et Ninus, après avoir offert à son hiron­delle des grains de séne­vé dont il avait eu le soin d’emporter une petite pro­vi­sion, se conten­ta pour lui de quelques figues sèches. 

L'enfant se met à la suite des rois mages avec son cadeau pour Jésus.
Le roi­te­let s’a­van­çait der­rière la caravane.

Cepen­dant, après plu­sieurs heures de repos, les cha­meaux se remirent en marche ; l’en­fant dut repar­tir aus­si, mais, exté­nué, il lais­sait gran­dir la dis­tance entre lui et la cara­vane ; il se traî­nait, le roi­te­let, entre les troncs rugueux des pal­miers dont les feuilles, secouées par un simoun aigre, s’a­gi­taient, tels de gigan­tesques éven­tails. Mal­gré cela, un brillant soleil jetait des flèches d’or sur l’herbe rase de l’oa­sis que les rois et leur suite venaient de quitter… 

Puis, plus loin encore, les jambes rom­pues, le gosier des­sé­ché, l’en­fant pleu­ra en pen­sant que ses forces ne lui per­met­traient pas d’at­teindre le lieu de la deuxième étape. 

Cette étape, Ninus l’at­tei­gnit cepen­dant, mais bien des heures après la cara­vane, et il était si épui­sé qu’il n’eut pas la force de faire les cinq cents pas qui le sépa­raient de son père ; il avi­sa près de lui une source, il s’y désal­té­ra avec son hiron­delle et man­gea quelques fruits. 

— Je vais dor­mir une heure, pen­sa-t-il, en s’é­ten­dant avec délices sur l’herbe fraiche qui entou­rait la source et lorsque je serai repo­sé, j’o­se­rai me pré­sen­ter devant mon père. 

Ninus s’en­dor­mit, s’en­dor­mit si bien qu’il lais­sa les cha­meaux s’é­loi­gner sans se dou­ter de leur fuite. 

Ninus dor­mait… et un lion, sans doute, rôdait alen­tour ; il allait flai­rer l’o­deur de chair fraîche et faire son repas de ce fils de Mage… 

Ninus dor­mait ; le simoun agi­tait les sables mou­vants, telles les eaux de la mer, et sous ce vent d’o­rage, les traces de la cara­vane s’ef­fa­çaient… L’en­fant impru­dent serait bien perdu… 

Mais non, il n’é­tait pas per­du ! L’hi­ron­delle veillait : mes­sa­gère incons­ciente de la Pro­vi­dence, elle ouvrit les ailes, prit son essor et rejoi­gnit bien vite les trois rois et leur escorte ; autour des cha­meaux, elle vole­ta, effleu­rant de son aile sombre la flot­tante tunique de Gas­pard et jus­qu’au ban­deau de pier­re­ries qui cei­gnait son front altier. 

Avec éton­ne­ment, le monarque consi­dé­ra cette hiron­delle si fami­lière, et le fil d’argent enrou­lé à sa patte lui fit recon­naitre la favo­rite de Ninus. 

L'hirondelle part chercher du secours auprès de la caravane des rois mages
L’hi­ron­delle reve­nait sans cesse en arrière.

Puis, comme l’in­tel­li­gent ani­mal, avec des pépie­ments de détresse, reve­nait sans cesse en arrière, des soup­çons naquirent dans l’es­prit du roi ; il don­na des ordres : deux hommes se déta­chèrent de la cara­vane et revinrent sur leurs pas. Gui­dés par l’hi­ron­delle, ils attei­gnirent la source près de laquelle l’en­fant royal dor­mait toujours. 

Dou­ce­ment, les esclaves sai­sirent Ninus dans leurs bras et l’emportèrent pour le dépo­ser sur le palan­quin de leur maitre. 

Quand le petit gar­çon s’é­veilla, il fut d’a­bord effrayé par la colère qui se pei­gnait sur le visage de son père, mais, s’é­tant lais­sé glis­ser à ses genoux, il deman­da si gen­ti­ment par­don que le monarque se lais­sa toucher. 

— Je vou­lais, moi aus­si, ado­rer le Roi Jésus, ce Roi Jésus dont vous m’a­vez mon­tré l’é­toile, dit Ninus lorsque son père l’eut absous… mais je ne croyais pas qu’il habi­tât si loin, et main­te­nant, j’ai du cha­grin à pen­ser que la reine, ma mère, s’inquiète. 

— S’il plaît à Dieu, répon­dit le Mage, votre mère sera ras­su­rée sans trop tar­der par les émis­saires que je viens de lui envoyer, car… je vous emmène : le fait que vous ayez pu nous suivre me parait mira­cu­leux… Le Roi enfant que nous allons ado­rer a sans doute dési­ré rece­voir vos hommages !… 

Ayant ain­si par­lé, Gas­pard ordon­na qu’on fît boire et man­ger son fils avant de l’ins­tal­ler près de lui, sur son palanquin. 

Puis, comme l’é­toile se remet­tait en marche, la cara­vane la suivit. 

Et pen­dant des nuits et des jours, Ninus et son hiron­delle voya­gèrent, tra­ver­sant des espaces et des espaces immenses comme la mer. 

Par­fois, pour trom­per la mono­to­nie des heures, le jeune prince égre­nait une de ces mélo­pées orien­tales que redisent pro­ba­ble­ment encore aujourd’­hui les rive­rains de l’Eu­phrate. Et toute l’es­corte répé­tait ce chant mono­tone qu’ac­com­pa­gnaient les son­nailles des chameaux. 

On arri­va ain­si jus­qu’à Jéru­sa­lem, et, après un arrêt à la cour du cruel Hérode, les savants Mages, tou­jours gui­dés par l’é­toile, par­vinrent enfin à la grotte de Bethléem. 

Sans hési­ter, la foi des Mages recon­nut un Maître et un Roi dans le frêle enfant de la crèche. 

Ayant dépo­sé leurs cou­ronnes devant cet enfant, ils s’a­ge­nouillèrent et, de leurs fronts accou­tu­més à se lever vers le ciel pour y étu­dier les astres, s’in­cli­nèrent jus­qu’à tou­cher le sol de l’é­table, tout jon­ché de paille ; puis, ouvrant leurs tré­sors, ils offrirent à Jésus de l’or, de l’en­cens et de la myrrhe. 

Tan­dis que Gas­pard, Mel­chior et Bal­tha­sar conver­saient ensuite avec la Vierge et saint Joseph, Ninus s’a­van­ça à son tour vers la crèche. Il fit son ado­ra­tion ; puis il se rele­va et, ses lèvres tout près de l’o­reille rose de l’En­fant-Dieu, il murmura : 

— Petit Roi, je ne pos­sède encore ni pou­voir ni richesses mais j’ai une hiron­delle que j’aime ten­dre­ment ; elle m’aime aus­si, la pauvre petite, et m’a sau­vé la vie, il y a quelques jours… Eh bien ! Cher petit Roi, cette hiron­delle, si chère à mon cœur, je te l’offre… La veux-tu ? 

Jésus sou­le­va les pau­pières, ses lèvres se plis­sèrent pour sou­rire, sa main mignonne effleu­ra le front du fils de Gas­pard en un geste bénisseur. 

Et aus­si­tôt l’hi­ron­delle docile quit­ta l’é­paule de son jeune maitre et vint se poser sur celle de la Vierge : le pré­sent de Ninus était accepté.



Plus de trente années avaient pas­sé ; depuis plu­sieurs mois déjà, le Christ était mort sur la croix pour rache­ter les hommes. Et, en Chal­dée, Ninus régnait. 

Ce Ninus, qui, durant son enfance, s’é­tait mon­tré doux et bon, n’a­vait point su résis­ter aux adu­la­tions de ses cour­ti­sans et à la gri­se­rie d’une puis­sance abso­lue : il se révé­lait, après quelques années de règne, le plus dur des tyrans, à tel point que ses ordon­nances iniques venaient de sus­ci­ter une révolte.

Et, à ces pri­son­niers fort nom­breux, Ninus, par esprit de ven­geance, venait d’or­don­ner qu’on tran­chât la tête.

Main­te­nant, le jour fixé pour l’exé­cu­tion se levait. Dans un ciel sans nuage, le soleil, sem­blable à un globe de feu, embra­sa l’ho­ri­zon, jeta sa pous­sière d’or sur les frises des temples, les cha­pi­teaux des colonnes et les pointes des obé­lisques, puis inon­da à leur tour les pal­me­raies qui for­maient une verte cein­ture à la capi­tale de Ninus.

— Nous aurons une belle fête ! s’ex­cla­ma le tyran qui, de la plus haute de ses ter­rasses, regar­dait le soleil se lever. 

Et un sou­rire cruel entr’ou­vrit les lèvres du fils de Gas­pard. Ce sou­rire cruel, Ninus l’a­vait encore quand, dans l’a­près-midi de ce même jour, il s’as­sit sur son trône d’or, à l’ombre du para­sol de pourpre que les esclaves éle­vaient au-des­sus de sa tête. 

— Dans un ins­tant, dit-il de sa voix inci­sive, une lueur mau­vaise au fond de ses yeux verts, lorsque, au cou­chant, les mon­tagnes pren­dront des teintes de corail sous les caresses du soleil, les bour­reaux com­men­ce­ront leur œuvre. 

Après ces paroles, un silence de mort pla­na sur la grande place, entou­rée d’un qua­druple rang de colonnes et pavée de larges dalles de marbre, des dalles sur les­quelles, tout à l’heure, gicle­rait du sang, un silence si com­plet que beau­coup enten­dirent le pépie­ment, peut-être même le vol léger d’une hiron­delle qui, après une large courbe gra­cieuse, vint se poser sur l’é­paule de Ninus, une hiron­delle qui, au grand éton­ne­ment des assis­tants, se prit à bec­que­ter le ban­deau royal orné de cabochons. 

… Mais… cette hiron­delle, le monarque la recon­naît : c’est son hiron­delle pri­vée, la chère petite amie qu’il offrit jadis à Jésus, le Roi de la crèche… 

Ce retour, l’é­vo­ca­tion du pas­sé troublent Ninus jus­qu’au fond de l’âme ; il relève, après un moment de son­ge­ries, son visage subi­te­ment pâli, et, dans la foule, va cher­cher le regard d’un homme qui n’a ces­sé de le fixer, d’un homme par lequel il a connu les miracles, la mort et la résur­rec­tion glo­rieuse du Christ… aus­si la doc­trine de ce Dieu faite, lui a‑t-il sem­blé, de jus­tice, d’a­mour et de pardon. 

Cette reli­gion, Ninus l’a reje­tée… Elle condam­ne­rait ses pas­sions mau­vaises… mais il n’a pu domi­ner le malaise… le remords éveillés en son âme par les reproches de l’apôtre… 

Et encore l’hi­ron­delle vol­tige ; elle se pose sur l’é­paule de Ninus comme jadis sur celle de Gas­pard, mais au lieu de se diri­ger vers le désert, elle feint de mon­ter vers le ciel. 

— Serait-ce la mes­sa­gère du Christ Jésus ? mur­mure une deuxième fois le prince, la sueur aux tempes, en regar­dant encore l’apôtre. 

Et les yeux de l’a­pôtre… et les envo­lées de l’oi­seau semblent dire : 

— Aimez-vous les uns les autres… Jésus ne vous a‑t-il pas aimés ?… Bien­heu­reux les misé­ri­cor­deux, ils obtien­dront miséricorde…

Main­te­nant, le soleil allume des lueurs roses aux som­mets des mon­tagnes loin­taines… L’heure du car­nage va son­ner… Déjà les bour­reaux agitent leurs sabres, tan­dis que des san­glots éclatent de toutes parts. 

Mais… que se passe-t-il ?… 

Ninus s’est levé ; en signe de par­don, il abaisse son sceptre. 

L'hirondelle rappel au roi Ninus son cadeau et son amour à l'Enfant-Jésus de la crèche.
— Serait-ce le mes­sa­ger du Christ Jésus ?

— Reti­rez-vous, bour­reaux, dit-il, et vous, sol­dats, déliez les pri­son­niers, je rends liberté ! 

Puis, d’un geste, le roi appelle l’a­pôtre et avec lui pénètre dans le palais. 

Ninus se fit ins­truire dans la reli­gion du Christ et en fit ins­truire son peuple. Il se mon­tra depuis lors un monarque juste, bon et géné­reux, et mou­rut com­blé d’an­nées et de bonnes œuvres. 

Ninus avait offert à l’En­fant Jésus ce qu’il aimait le mieux.. une hiron­delle ! Et le Christ, par l’en­tre­mise de cette même petite hiron­delle, octroya au fils du Mage la grâce du repen­tir en ce monde… et une place en para­dis dans l’autre. 


Serait-ce en sou­ve­nir de l’hi­ron­delle du fils de Gas­pard, le Mage, que chez tous les peuples chré­tiens on a tou­jours aimé et res­pec­té les gen­tilles mes­sa­gères du prin­temps qu’on nomme, en France, les « poules du bon Dieu » ?… La chose me parait pro­bable… mais je n’o­se­rais l’affirmer. 

Jean de Belcayre.

  1. [1] Noms des deux autres Rois Mages.

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