Conte pour l’Épiphanie
DE son palais aux multiples colonnes de porphyre, aux vastes toits plats qui formaient des terrasses, aux salles à fresques ornées de personnages, Gaspard, le Roi Mage, venait de partir.
Monté sur un chameau richement caparaçonné, escorté des esclaves aux torses de bronze, Gaspard s’en allait, de compagnie avec Melchior et Balthasar [1], offrir ses hommages au nouveau Roi dont une merveilleuse étoile leur avait révélé la venue…
Mais voici que, à quelque distance de l’imposant cortège, une forme gracile se glisse… C’est Ninus, le fils de Gaspard ; il vient d’échapper à la surveillance de la reine Makéri, sa mère, toute troublée par les récents adieux de son époux.
Il marche, l’enfant royal, bien décidé à suivre son père, car il a surpris le motif du voyage des trois Mages et il a fermement résolu d’aller adorer, lui aussi, ce nouveau prince… ce prince pour lequel une étoile vient de s’allumer au ciel !…
Mais, avant de se mettre en route, Ninus s’était demandé quel présent il pourrait apporter au futur Maître du monde… Ses jouets de terre cuite ou d’ivoire eussent été trop lourds… son arc et ses flèches trop encombrants… puis, de tout ceci, il possédait une abondance et, par suite, n’y tenait guère… Par contre, il aimait tant la mignonne hirondelle qu’il avait élevée : or, à se priver de ce que l’on aime, le mérite est grand ; Ninus le comprenait déjà, aussi emportait-il son hirondelle pour l’offrir au Roi Jésus. Une hirondelle, quel léger fardeau ! Son petit maître ne sentait pas même son poids lorsqu’elle se posait sur son épaule.
Il marchait toujours, le roitelet ; le soir était venu ; il marchait maintenant à travers la nuit limpide, accrochant parfois sa longue tunique aux buissons de nopals et de jujubiers, frôlant au passage les tiges desséchées des asphodèles ; il marchait, ses yeux fixés vers le sable pour y chercher là trace des pas de la caravane, et ses petits pieds, déjà bien las, s’enfonçaient dans ce sable que les rayons de la lune rendaient rose.
Au jour, la caravane fit halte, et lorsque l’enfant la rejoignit, il se terra, se dissimula afin de passer inaperçu.
— Encore, pensait-il, je ne puis me montrer. Nous ne sommes pas assez éloignés du palais : mon père m’y ferait reconduire.
Et Ninus, après avoir offert à son hirondelle des grains de sénevé dont il avait eu le soin d’emporter une petite provision, se contenta pour lui de quelques figues sèches.

Cependant, après plusieurs heures de repos, les chameaux se remirent en marche ; l’enfant dut repartir aussi, mais, exténué, il laissait grandir la distance entre lui et la caravane ; il se traînait, le roitelet, entre les troncs rugueux des palmiers dont les feuilles, secouées par un simoun aigre, s’agitaient, tels de gigantesques éventails. Malgré cela, un brillant soleil jetait des flèches d’or sur l’herbe rase de l’oasis que les rois et leur suite venaient de quitter…
Puis, plus loin encore, les jambes rompues, le gosier desséché, l’enfant pleura en pensant que ses forces ne lui permettraient pas d’atteindre le lieu de la deuxième étape.
Cette étape, Ninus l’atteignit cependant, mais bien des heures après la caravane, et il était si épuisé qu’il n’eut pas la force de faire les cinq cents pas qui le séparaient de son père ; il avisa près de lui une source, il s’y désaltéra avec son hirondelle et mangea quelques fruits.
— Je vais dormir une heure, pensa-t-il, en s’étendant avec délices sur l’herbe fraiche qui entourait la source et lorsque je serai reposé, j’oserai me présenter devant mon père.
Ninus s’endormit, s’endormit si bien qu’il laissa les chameaux s’éloigner sans se douter de leur fuite.
Ninus dormait… et un lion, sans doute, rôdait alentour ; il allait flairer l’odeur de chair fraîche et faire son repas de ce fils de Mage…
Ninus dormait ; le simoun agitait les sables mouvants, telles les eaux de la mer, et sous ce vent d’orage, les traces de la caravane s’effaçaient… L’enfant imprudent serait bien perdu…
Mais non, il n’était pas perdu ! L’hirondelle veillait : messagère inconsciente de la Providence, elle ouvrit les ailes, prit son essor et rejoignit bien vite les trois rois et leur escorte ; autour des chameaux, elle voleta, effleurant de son aile sombre la flottante tunique de Gaspard et jusqu’au bandeau de pierreries qui ceignait son front altier.
Avec étonnement, le monarque considéra cette hirondelle si familière, et le fil d’argent enroulé à sa patte lui fit reconnaitre la favorite de Ninus.

Puis, comme l’intelligent animal, avec des pépiements de détresse, revenait sans cesse en arrière, des soupçons naquirent dans l’esprit du roi ; il donna des ordres : deux hommes se détachèrent de la caravane et revinrent sur leurs pas. Guidés par l’hirondelle, ils atteignirent la source près de laquelle l’enfant royal dormait toujours.
Doucement, les esclaves saisirent Ninus dans leurs bras et l’emportèrent pour le déposer sur le palanquin de leur maitre.
Quand le petit garçon s’éveilla, il fut d’abord effrayé par la colère qui se peignait sur le visage de son père, mais, s’étant laissé glisser à ses genoux, il demanda si gentiment pardon que le monarque se laissa toucher.
— Je voulais, moi aussi, adorer le Roi Jésus, ce Roi Jésus dont vous m’avez montré l’étoile, dit Ninus lorsque son père l’eut absous… mais je ne croyais pas qu’il habitât si loin, et maintenant, j’ai du chagrin à penser que la reine, ma mère, s’inquiète.
— S’il plaît à Dieu, répondit le Mage, votre mère sera rassurée sans trop tarder par les émissaires que je viens de lui envoyer, car… je vous emmène : le fait que vous ayez pu nous suivre me parait miraculeux… Le Roi enfant que nous allons adorer a sans doute désiré recevoir vos hommages !…
Ayant ainsi parlé, Gaspard ordonna qu’on fît boire et manger son fils avant de l’installer près de lui, sur son palanquin.
Puis, comme l’étoile se remettait en marche, la caravane la suivit.
Et pendant des nuits et des jours, Ninus et son hirondelle voyagèrent, traversant des espaces et des espaces immenses comme la mer.
Parfois, pour tromper la monotonie des heures, le jeune prince égrenait une de ces mélopées orientales que redisent probablement encore aujourd’hui les riverains de l’Euphrate. Et toute l’escorte répétait ce chant monotone qu’accompagnaient les sonnailles des chameaux.
On arriva ainsi jusqu’à Jérusalem, et, après un arrêt à la cour du cruel Hérode, les savants Mages, toujours guidés par l’étoile, parvinrent enfin à la grotte de Bethléem.
Sans hésiter, la foi des Mages reconnut un Maître et un Roi dans le frêle enfant de la crèche.
Ayant déposé leurs couronnes devant cet enfant, ils s’agenouillèrent et, de leurs fronts accoutumés à se lever vers le ciel pour y étudier les astres, s’inclinèrent jusqu’à toucher le sol de l’étable, tout jonché de paille ; puis, ouvrant leurs trésors, ils offrirent à Jésus de l’or, de l’encens et de la myrrhe.
Tandis que Gaspard, Melchior et Balthasar conversaient ensuite avec la Vierge et saint Joseph, Ninus s’avança à son tour vers la crèche. Il fit son adoration ; puis il se releva et, ses lèvres tout près de l’oreille rose de l’Enfant-Dieu, il murmura :
— Petit Roi, je ne possède encore ni pouvoir ni richesses mais j’ai une hirondelle que j’aime tendrement ; elle m’aime aussi, la pauvre petite, et m’a sauvé la vie, il y a quelques jours… Eh bien ! Cher petit Roi, cette hirondelle, si chère à mon cœur, je te l’offre… La veux-tu ?
Jésus souleva les paupières, ses lèvres se plissèrent pour sourire, sa main mignonne effleura le front du fils de Gaspard en un geste bénisseur.
Et aussitôt l’hirondelle docile quitta l’épaule de son jeune maitre et vint se poser sur celle de la Vierge : le présent de Ninus était accepté.
Plus de trente années avaient passé ; depuis plusieurs mois déjà, le Christ était mort sur la croix pour racheter les hommes. Et, en Chaldée, Ninus régnait.
Ce Ninus, qui, durant son enfance, s’était montré doux et bon, n’avait point su résister aux adulations de ses courtisans et à la griserie d’une puissance absolue : il se révélait, après quelques années de règne, le plus dur des tyrans, à tel point que ses ordonnances iniques venaient de susciter une révolte.
Et, à ces prisonniers fort nombreux, Ninus, par esprit de vengeance, venait d’ordonner qu’on tranchât la tête.
Maintenant, le jour fixé pour l’exécution se levait. Dans un ciel sans nuage, le soleil, semblable à un globe de feu, embrasa l’horizon, jeta sa poussière d’or sur les frises des temples, les chapiteaux des colonnes et les pointes des obélisques, puis inonda à leur tour les palmeraies qui formaient une verte ceinture à la capitale de Ninus.
— Nous aurons une belle fête ! s’exclama le tyran qui, de la plus haute de ses terrasses, regardait le soleil se lever.
Et un sourire cruel entr’ouvrit les lèvres du fils de Gaspard. Ce sourire cruel, Ninus l’avait encore quand, dans l’après-midi de ce même jour, il s’assit sur son trône d’or, à l’ombre du parasol de pourpre que les esclaves élevaient au-dessus de sa tête.
— Dans un instant, dit-il de sa voix incisive, une lueur mauvaise au fond de ses yeux verts, lorsque, au couchant, les montagnes prendront des teintes de corail sous les caresses du soleil, les bourreaux commenceront leur œuvre.
Après ces paroles, un silence de mort plana sur la grande place, entourée d’un quadruple rang de colonnes et pavée de larges dalles de marbre, des dalles sur lesquelles, tout à l’heure, giclerait du sang, un silence si complet que beaucoup entendirent le pépiement, peut-être même le vol léger d’une hirondelle qui, après une large courbe gracieuse, vint se poser sur l’épaule de Ninus, une hirondelle qui, au grand étonnement des assistants, se prit à becqueter le bandeau royal orné de cabochons.
… Mais… cette hirondelle, le monarque la reconnaît : c’est son hirondelle privée, la chère petite amie qu’il offrit jadis à Jésus, le Roi de la crèche…
Ce retour, l’évocation du passé troublent Ninus jusqu’au fond de l’âme ; il relève, après un moment de songeries, son visage subitement pâli, et, dans la foule, va chercher le regard d’un homme qui n’a cessé de le fixer, d’un homme par lequel il a connu les miracles, la mort et la résurrection glorieuse du Christ… aussi la doctrine de ce Dieu faite, lui a‑t-il semblé, de justice, d’amour et de pardon.
Cette religion, Ninus l’a rejetée… Elle condamnerait ses passions mauvaises… mais il n’a pu dominer le malaise… le remords éveillés en son âme par les reproches de l’apôtre…
Et encore l’hirondelle voltige ; elle se pose sur l’épaule de Ninus comme jadis sur celle de Gaspard, mais au lieu de se diriger vers le désert, elle feint de monter vers le ciel.
— Serait-ce la messagère du Christ Jésus ? murmure une deuxième fois le prince, la sueur aux tempes, en regardant encore l’apôtre.
Et les yeux de l’apôtre… et les envolées de l’oiseau semblent dire :
— Aimez-vous les uns les autres… Jésus ne vous a‑t-il pas aimés ?… Bienheureux les miséricordeux, ils obtiendront miséricorde…
Maintenant, le soleil allume des lueurs roses aux sommets des montagnes lointaines… L’heure du carnage va sonner… Déjà les bourreaux agitent leurs sabres, tandis que des sanglots éclatent de toutes parts.
Mais… que se passe-t-il ?…
Ninus s’est levé ; en signe de pardon, il abaisse son sceptre.

— Retirez-vous, bourreaux, dit-il, et vous, soldats, déliez les prisonniers, je rends liberté !
Puis, d’un geste, le roi appelle l’apôtre et avec lui pénètre dans le palais.
Ninus se fit instruire dans la religion du Christ et en fit instruire son peuple. Il se montra depuis lors un monarque juste, bon et généreux, et mourut comblé d’années et de bonnes œuvres.
Ninus avait offert à l’Enfant Jésus ce qu’il aimait le mieux.. une hirondelle ! Et le Christ, par l’entremise de cette même petite hirondelle, octroya au fils du Mage la grâce du repentir en ce monde… et une place en paradis dans l’autre.
Serait-ce en souvenir de l’hirondelle du fils de Gaspard, le Mage, que chez tous les peuples chrétiens on a toujours aimé et respecté les gentilles messagères du printemps qu’on nomme, en France, les « poules du bon Dieu » ?… La chose me parait probable… mais je n’oserais l’affirmer.
Jean de Belcayre.

- [1] Noms des deux autres Rois Mages.↩
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