Le chapelet de la sentinelle

Auteur : Ambert, Joachim .

Temps de lec­ture : 8 minutes

J’é­tais à Rome avec mon régi­ment, lorsque la guerre de 1870 fut décla­rée. Ren­trés en France, nous ser­vîmes de noyau au 13e corps d’ar­mée, que for­mait le géné­ral Vinoy. Le jour de la bataille de Sedan, nous étions à Mézières et le bruit du canon arri­vait jus­qu’à nous. Après l’ad­mi­rable retraite du brave géné­ral Vinoy, notre bri­gade, for­mée des 34e et 42e, devint le noyau de l’ar­mée pour la défense de Paris.

Après de nom­breux com­bats, mon bataillon avait été envoyé à Vitry. Nous construi­sions une redoute et quelques ouvrages défen­sifs, mais la sur­veillance dé l’en­ne­mi inquié­tait nos travailleurs.

L’en­ne­mi choi­sis­sait les plus habiles tireurs prus­siens et bava­rois ; ils se glis­saient dans les moindres plis de ter­rain, homme par homme, et, s’a­bri­tant der­rière les haies ou se pla­çant dans des trous pra­ti­qués sous le sol, ils obser­vaient nos tra­vaux et nos mou­ve­ments, tirant à coup sûr et dis­pa­rais­sant ensuite.

Notre com­man­dant vou­lut oppo­ser à cette tac­tique téné­breuse ce qu’il nom­ma une contre-mine. Il fil appel aux hommes de bonne volon­té, tireurs expé­ri­men­tés et fai­sant bon mar­ché de leur vie. Je fus accep­té et pris rang par­mi ces « enfants per­dus ». Nous devions nous glis­ser en ram­pant jus­qu’à une dis­tance pres­crite, obser­ver l’en­ne­mi sans être vus, et ne faire feu que pour tuer et non pour brû­ler de la poudre. La der­nière recom­man­da­tion du com­man­dant fut d’en des­cendre le plus pos­sible, afin de les dégoû­ter du jeu. « Soyez tout yeux et tout oreilles, nous dit le com­man­dant, et n’ou­bliez pas que vous êtes entou­rés de gaillards qui ne vous ména­ge­ront pas. »

Un peu avant le jour, je m’en­fon­çai dans le lit d’un ruis­seau à peu près des­sé­ché, et j’en sui­vis les sinuo­si­tés, me traî­nant sur les genoux et sur les mains, le fusil en ban­dou­lière, un mor­ceau de bis­cuit dans ma poche. Une cein­ture main­te­nait autour de mon corps le revol­ver et la lor­gnette de mon lieu­te­nant. Une gourde pleine de café com­plé­tait mes pro­vi­sions de guerre. Il était défen­du de fumer, de se tenir debout et de faire le moindre bruit.

Arri­vé près d’un gros arbre dont le tronc était entou­ré de brous­sailles, je m’ar­rê­tai. Rasant la sur­face de la terre d’un rapide regard, je m’o­rien­tai : Choi­sy-le-Roi était devant moi, la Seine cou­lait à ma gauche, le fort d’I­vry s’é­le­vait en arrière.

Je choi­sis ce point pour mon obser­va­toire. Je creu­sai la terre avec ma baïon­nette, puis au som­met du talus je for­mai une sorte de rem­part que je cou­ron­nai d’herbes sèches, je pra­ti­quai des ouver­tures dans ce rem­part afin de voir sans être vu. Tout cela était aus­si petit que possible.

Après un quart d’heure d’im­mo­bi­li­té, je ten­tai une recon­nais­sance plus appro­fon­die. À une cin­quan­taine de mètres devant moi, je vis un che­min creux qui tra­ver­sait un champ pro­fon­dé­ment labou­ré. Ce che­min était bor­dé d’une haie en par­tie détruite ; en quelques endroits, au contraire, la haie sup­por­tait des arbres abat­tus dont les branches for­maient un fouillis impé­né­trable à la vue.

Des mottes de terre énormes, des amas de fumier, de pro­fonds sillons don­naient à ce champ un aspect sinistre. C’é­tait l’i­mage de la des­truc­tion. Il y avait même les ruines de deux chau­mières dévo­rées par les flammes.

Mal­heu­reu­se­ment, le sen­tier n’é­tait point paral­lèle au ruis­seau dans lequel je me trou­vais. Il n’é­tait donc pas impos­sible que je fusse à décou­vert sur l’un de mes flancs. Les courbes de ce ruis­seau limi­taient ma vue.

Je ne tar­dai pas à oublier que je ser­vais peut-être de cible à quelques Prus­siens, et me lais­sai dis­traire par les plus petites choses. Ces petites choses me firent oublier la mort tou­jours pré­sente. Je m’in­té­res­sais à une four­mi qui traî­nait un far­deau plus volu­mi­neux qu’elle-même ; j’ad­mi­rais un sca­ra­bée qui déployait ses ailes vertes sur l’é­corce de l’arbre et je redres­sais le plus déli­ca­te­ment pos­sible la tige d’une petite fleur bleue que le ruis­seau com­men­çait d’engloutir.

La Vierge Marie protège ceux qui prient la rosaire

Le canon gron­dait au fort d’I­vry et au fort de Cha­ren­ton, la fusillade se fai­sait entendre du côté de la Gare-aux-Bœufs et du Mou­lin-Saquet, les obus sif­flaient au-des­sus de ma tête, écla­tant de tous côtés. Mais les tem­pêtes de fer et de feu ne pou­vaient me dis­traire de la four­mi, du sca­ra­bée et de la petite fleur.

Je n’ou­bliais cepen­dant pas mon obser­va­toire et je veillais. Une heure se pas­sa, puis une autre, et je com­men­çais à déses­pé­rer de ma mis­sion, lorsque je crus voir dans le che­min creux, der­rière un arbre, une main qui parais­sait et disparaissait.

Bien­tôt, je ne pus en dou­ter, l’en­ne­mi était là, prés de moi. J’eus recours à la lor­gnette, et je vis, non sans émo­tion, la tête et les mains de l’homme tel­le­ment près, que je fis ins­tinc­ti­ve­ment ce que nous nom­mons une retraite de corps. L’homme ne me voyait pas, car il fouillait non­cha­lam­ment la terre avec un mor­ceau de bois. Assis par terre, la tête appuyée sur le bras gauche, les jambes éten­dues, il sem­blait oublier son rôle de guet­teur. Le corps et la tête dis­pa­rais­saient pen­dant quelques secondes, puis repa­rais­saient. Jeune encore, le visage imberbe, les che­veux très blonds et cou­pés courts, ce Bava­rois pos­sé­dait une hon­nête phy­sio­no­mie. Sous son uni­forme on décou­vrait sans peine le jeune pay­san, qui, sans doute, rêvait à sa chau­mière. Je regret­tai vrai­ment de me voir dans l’o­bli­ga­tion de le tuer comme un lièvre au gîte.

Je m’y pré­pa­rai cepen­dant. Lorsque j’eus le fusil dans les mains, le genou droit en terre, la crosse près de l’é­paule, j’at­ten­dis que mon jeune homme fût à décou­vert. Je vou­lais le frap­per en pleine poi­trine, pour lui évi­ter la souffrance.

J’at­ten­dais dans une immo­bi­li­té com­plète, l’œil fixe, oubliant même la four­mi, le sca­ra­bée et la fleur bleue.

Le Bava­rois avan­ça la tête, pro­me­na un long regard autour de lui, sans l’ar­rê­ter sur le point que j’oc­cu­pais. N’ayant rien décou­vert, il atti­ra sur ses genoux un petit sac de cuir et l’ou­vrit. De la main droite, il en reti­ra un objet que je ne pus dis­tin­guer. Je posai mon fusil pour avoir recours à la lorgnette.

Le chapelet d'un militaire prussien

Le Bava­rois tenait un dans ses doigts ; il se sou­le­va pour se mettre à deux genoux, fit le signe de la croix et par ses mou­ve­ments se mit entiè­re­ment à décou­vert pour moi.

L’ins­tinct de la guerre me fit reprendre mon fusil et je visai l’homme. Je le vis au bout de mon canon, immo­bile, la tête un peu incli­née et les yeux levés vers le ciel. De ses lèvres sor­tait la prière, tan­dis que les grains du cha­pe­let glis­saient sous ses doigts.

Que se pas­sa-t-il en moi ? Je ne sais. Tout mon sang de chré­tien bouillon­na dans mes veines, je crus voir des rayons lumi­neux des­cendre du ciel, sur le front de cet homme ; il me sem­bla même qu’il s’é­le­vait dans les airs enve­lop­pé de nuages d’or. Une sainte vision enva­hit tout mon être, et le fusil s’é­chap­pa de mes mains.

Il est sans doute ren­tré dans son pays sans se dou­ter que la prière lui avait sau­vé la vie.

Au moment où je me reti­rais, après le départ du Bava­rois, deux balles sif­flèrent à mes oreilles. Je me retour­nai vive­ment et ne vis pas d’où elles venaient. La prière de l’homme me pro­té­geait sans doute. Cepen­dant, en veillant, la nuit sui­vante, près du feu du bivouac, je me deman­dai si j’a­vais bien le droit d’é­par­gner ain­si un enne­mi de mon pays.

Pour cal­mer ma conscience, je me ren­dis le 20 novembre au com­bat de l’Hay, et le 30 au com­bat de Choi­sy-le-Roi. Je me fis large part et payai ma dette à la patrie. Le soir, on me rap­por­ta san­glant à l’am­bu­lance ; je reçus la médaille militaire.

Joa­chim Ambert, Autour de l’Église.

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