Cette histoire commence quarante-sept ans après l’arrivée de saint François-Xavier au Japon. L’apôtre des Indes n’y a passé que deux ans et cela lui a suffi pour fonder une Église florissante. Vers 1595, on y compte 300.000 chrétiens ; ce n’est pas pour plaire à l’Empereur, très fanatique de ses idoles. Ordre est donné aux missionnaires de quitter le pays.
Voyez ce que dit l’Évangile du berger qui s’enfuit devant le loup, et du Bon Pasteur qui donne sa vie pour ses brebis. Bref ! Tous les missionnaires restent à leur poste. Qu’arrive-t-il ? — Neuf d’entre eux sont arrêtés ; des Franciscains, des Jésuites, dont un prêtre japonais.
Quinze chrétiens sont arrêtés aussi. Parmi eux, trois enfants de chœur : Louis, 11 ans, Antoine, 14, Thomas, 15. Les prisonniers sont amenés sur la grande place de Miyado ; d’un coup de couteau, on leur coupe le bout de l’oreille ; le sang coule sur leurs joues, sur leur cou et sur leurs vêtements : les voici marqués comme vous avez pu voir les animaux destinés à l’abattoir.
La foule s’apitoie devant les trois enfants, et aussi les bourreaux : « Voyons Vous n’allez pas vous faire tuer ! Renoncez à votre Dieu Nous vous relâcherons aussitôt »
Les trois garçons, pour toute réponse, chantent à tue-tête le Notre Père.
Bravo !
Maintenant, voilà tous les détenus sur des chariots. On les promène à travers la ville, puis dans toutes les cités du sud, comme pour dire aux chrétiens : « Voyez ce qui vous attend ! »
Les enfants chantent toujours !
« Toi du moins, dit le bourreau à Louis, le plus jeune, va-t-en ! Tu es trop petit ! Nous ne voulons pas de toi ; » mais Louis reste.
Bien sûr, il pourrait partir sans renier son Dieu, puisque, cette fois, la liberté lui est offerte sans condition, mais il se doute que les païens diront ensuite bien haut qu’il a renié sa foi. Et puis, quel scandale pour les chrétiens qui pourraient s’y tromper ! Lui, un renégat ?… Trois fois non !!! Il préfère rester avec ses camarades.
Maintenant, c’est au trio que l’on propose la liberté. La nuit, leurs liens sont desserrés ; la porte de leur prison reste ouverte, Dehors, c’est la vie sauve, le pain… et les trois garçons ne bougent pas. Ils mourront plutôt que de laisser croire aux païens et aux chrétiens qu’ils ont trahi le Christ ! Quels cœurs vaillants n’est-ce pas !
La promenade à travers le sud continue. Il fait froid, il pleut… rien à manger… Défense aux chrétiens massés sur le parcours, d’offrir aux condamnés quoi que ce soit. Imitant Véronique au chemin de la croix, quelques intrépides brisent le cordon des soldats et donnent aux malheureux des vêtements, des vivres. Deux sont pris. Désormais, ils seront vingt-six au lieu de vingt-quatre, sur les charrettes.
Après un mois de voyage, les candidats au martyre atteignent Nagazaki. Ils gravissent les pentes d’une colline située hors des murs de la ville : « Vous allez être crucifiés, dit-on aux enfants. Soyez raisonnables ! Faites semblant de renoncer au Christ ! » Nos petits chanteurs répondent en chantant.
Parmi les vingt-six croix couchées sur la colline, Louis a reconnu la sienne ; la plus petite. Il court d’un trait vers elle, tombe à genoux, l’embrasse. Déjà les prêtres se sont étendus sur leurs croix… les bourreaux les y attachent avec des cordes. Les trois enfants sont cordés à leur tour et les croix se dressent une à une.
Les enfants de chœur qui si souvent ont servi la messe de ces prêtres, s’offrent avec eux pour le grand sacrifice. Les prêtres prient, les enfants chantent … — Vrais petits chanteurs à la croix de bois… — On dit que chanter, c’est prier deux fois. — Ils chantent maintenant le Je vous salue Marie : Pour bien mourir, un enfant a besoin de sa mère : Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous ; — pour nous tous : — Pour nos bourreaux. — Pour nos Pères et nos frères martyrs. — Pour tous les chrétiens qui sont là. — Pour tous ceux du Japon, de la Chine et du monde… — Priez pour nous trois, vos enfants, afin que nous ayons la grâce de « tenir » jusqu’au bout… »
La foule prie et chante avec eux. Le gouverneur Pazambura, très admirateur des chrétiens, surtout du prêtre japonais, mais qui, à l’exemple de Pilate, n’a pas eu le courage de sauver les victimes, pleure à chaudes larmes. Pour abréger du moins leur supplice, il ordonne de les achever. Quatre soldats s’approchent de chaque martyr et, de leur épée en forme de lance, les frappent aux côtés, de sorte que les lances se rejoignent dans le cœur. C’est alors l’entrée triomphale dans la maison de Dieu.
« Heureuses mamans qui ont des fils martyrs » disent les Japonaises. Ajoutons : « Heureux petits chanteurs à la croix de bois qui, depuis cinq cents ans, chantent magnifiquement dans le ciel, les louanges de Dieu !
Dix-sept ans plus tard, cinq autres enfants meurent pour la foi ; des petits de trois à sept ans, non moins vaillants que leurs aînés. Pères Franciscains, Dominicains, Jésuites, sont arrêtés et parqués avec leurs catéchistes, sur une sinistre roche. Leur prison est une cage de bambou qui ne les préserve ni du soleil, ni de la pluie, ni du froid. Ils meurent de faim. Deux ans se passent dans cette horrible cage.
Sur ce, des ennemis des chrétiens dénoncent d’autres personnes qui, avant l’arrestation des missionnaires, leur ont rendu service de quelque façon. Enfants compris, cela fait trente deux personnes à ajouter à celles déjà prisonnières ! Ignace, 7 ans, avait comme le pressentiment qu’il serait martyr : « Maman, a‑t-il dit souvent, je mourrai martyr comme papa.
— Offre-toi à la volonté de Dieu, » lui répondait sa courageuse mère.
Une seconde fois, des condamnés gravissent « la sainte colline » comme l’ont nommée les chrétiens depuis le premier drame.
Une foule de près de trente mille catholiques est accourue de tout le Japon.
Pas de croix, mais des colonnes dressées. À quelques mètres en avant de chaque poteau, un bûcher : Ils seront rôtis à petit feu.
Quand les missionnaires sont attachés, les cinq petits s’avancent dans l’herbe haute, pleine de fleurs et de papillons. À genoux, les mains jointes, ils demandent aux Pères leur bénédiction. C’est le Père Spinola qui a baptisé Ignace, aussi aime-t-il tout particulièrement ce petit enfant. De sa colonne, il ne peut l’apercevoir derrière les fagots, et le réclame : Où est notre petit Ignace ?
— Le voici ! dit sa mère, en le soulevant.
— Cher petit, dans quelques instants, nous nous retrouverons au ciel.
« Allons ! Allons ! crie le capitaine. Tous les condamnés qui ne sont pas aux colonnes, à genoux ! »
Les chrétiens se placent en ligne, les bourreaux font sauter les têtes. Au tour des benjamins ! Un… deux… trois… quatre…
Ignace embrasse tendrement sa mère : « Courage ! chéri. Ton papa te regarde et t’attend ! » Et l’enfant voit rouler dans l’herbe la tête de l’héroïque femme. Lui-même écarte le col de son petit costume, rouge du sang de sa mère. Tous ont mis leurs habits de fêle où dominent le blanc et le jaune… les couleurs du pape !
Les couleurs de l’Église une, sainte, catholique, apostolique et romaine. Ignace joint ses mains sur sa poitrine… il tend le cou… De sa colonne, le Père Spinola entonne d’une voix forte :
Laudate Dominum omnes Gentes :
Louez le Seigneur, toutes les nations
Pendant trois nuits, de grandes lumières célestes passent au-dessus de la colline ; du large, les pêcheurs voient les martyrs s’acheminer vers le ciel, resplendissants de gloire. Les cinq petits, brillants comme des étoiles, font partie du cortège.
Quinze jours passent… troisième drame : D’autres missionnaires, d’autres chrétiens sont arrêtés ; parmi eux, encore deux enfants : François Fagnea, 12 ans ; Pierre Xeki, 7 ans. Comme l’étaient Louis, Antoine et Thomas, ils sont enfants de chœur, et cœurs vaillants, non en titre, mais en fait. Pendant la messe, ils se sont offerts avec l’hostie et le calice ; ils ont demandé à être martyrs comme leurs pères, tous deux morts pour la foi. Sans doute étaient-ils catéchistes, car leurs fils sont d’un zèle magnifique pour enseigner le catéchisme à leurs jeunes camarades.
L’apostolat des enfants ne date pas d’aujourd’hui : Ne pouvant suffire à toutes les tâches, saint François-Xavier se faisait aider par les petits. Il commençait par leur apprendre à fond catéchisme, Évangile, chants du Pater et de l’Ave, cantiques exposant toute la doctrine chrétienne et catholique. Alors, sur la tunique blanche des petits Indous, François-Xavier fixait une petite croix rouge ; puis il bénissait les enfants et les envoyait par groupes vers les villages, comme Jésus en Galilée envoyait ses disciples.
Les jeunes apôtres s’arrêtaient sur la place du village, jouaient du fifre, frappaient à cœur joie sur le gong et les tambourins, —c’est très amusant n’est-ce pas, de faire du bruit ? — Les populations accouraient voir ce qui se passait. Alors les enfants chantaient le Pater et l’Ave ; après quoi, ils expliquaient que Dieu est créateur du Père, qu’il a tant aimé les hommes que, pour nous sauver, il nous a donné son Fils, le Dieu fait homme, né de la Vierge Marie, mort sur la croix, ressuscité, monté au ciel où il nous attend dans la gloire.
Saint-François-Xavier envoyait aussi les enfants visiter les malades, les instruire, leur porter sa croix et son chapelet qui, plus d’une fois les guérissait. Et ces petits baptisés baptisaient à leur tour les petits enfants qui allaient mourir, et, en cas de nécessité, ils baptisaient aussi les grandes personnes.
Ce que l’Apôtre des Indes demandait aux petits Indous, il le demanda aussi, plus que probablement, aux petits Japonais ; François et Pierre étaient bien dans la ligne… Les voilà enchaînés, promenés, avec au dos un écriteau rouge portant ces mots : « Ils vont être décapités pour avoir enseigné le Christ. »
Ils suivent les soldats en chantant comme chantaient avant eux les trois enfants dans la fournaise, et, plus près d’eux, les trois petits chanteurs à la croix de bois.
« Halte ! »
Dans l’herbe, un billot.
« C’est là ? demande François.
— Oui ; c’est là.
— Là que nos pères sont morts. Nous allons les rejoindre. »
François embrasse Pierre : « Bon courage, Pierrot ! À tout à l’heure, en Paradis ! »
À genoux dans l’herbe, le brave petit François pose sa tête sur la bille de bois… puis c’est au tour de Pierre. L’autel de nos églises contient des ossements des martyrs ; l’autel du petit Japonais, lui est tout rouge du sang de François.
François et Pierre sont allés tout droit à la Maison de Dieu.
L’Église fête tous ces vaillants garçons :
Louis, Antoine et Thomas, le 5 février ;
Ignace et les quatre tout-petits, le 11 septembre ;
Pierre et François, le 24 septembre.
Espérons que la petite Anne Young, cette petite martyre chinoise dont je vous ai déjà raconté l’histoire, sera elle aussi donnée comme modèle de vaillance à toute la Sainte Église… à toutes les âmes vaillantes..
Cette grâce de force, il faut la demander. Dans une famille nombreuse, les enfants disent chaque jour après la prière : Sainte Jeanne d’Arc, donnez-nous du courage ! » Demandons aux petits martyrs japonais de nous obtenir leur vaillance. Croyez-vous que ces enfants de trois à quinze ans auraient été aussi vaillants s’ils n’avaient eu la grâce de Dieu ? Pour l’avoir, ils l’ont demandée, ils ont prié : vous savez comment ils chantaient le Pater et l’Ave ; ces Pater, ces Ave, mêlés au sang des martyrs, ont comme arrosé cette belle terre du Japon. Les conversions s’y multiplient.
Agnès Goldie
Imprimatur
Verdun, le 10 juin 1951 Max. Huard, vic. gén.
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