La terre est un miracle de beauté en ce jour d’automne. On ne peut la décrire. Les mots ne suffisent pas. Il faut regarder et sentir. Les grands châtaigniers sont légers, légers, la moitié de leurs feuilles sont à terre, toutes dorées, comme dans le jardin du Paradis. À travers les arbres on voit le ciel bleu. Quelques feuillages rouges se détachent sur les autres.
Madeleine qui a repris sa robe de fillette, mange sa part de tarte avec un plaisir si évident que Marcel le taquin ne peut manquer de le remarquer.
MARCEL
Pour un martyr, tu as l’air rudement gourmande !
MADELEINE (malicieuse)
Tu ne me feras pas mettre en colère ce soir ! Vois-tu, je suis affamée. C’est fatigant tous ces rôles où on pleure.
MARCEL (gentiment)
C’est ce que j’ai pensé. Tiens ! voilà encore de la tarte, j’en ai pris deux morceaux pour toi.
MADELEINE (ravie)
Oh merci ! (Elle saisit le morceau.)
MARCEL (après un silence)
Papa était là pour la fin de la pièce.
MADELEINE
Je l’ai vu. Il pleurait.
MARCEL
Comme tout le monde.
MADELEINE
J’aime autant qu’André ne soit pas venu. Être malade c’est déjà triste. Mieux vaut l’égayer.
MARCEL
Maman viendra à la Bénédiction.
UNE VOIX LOINTAINE DANS LE BOIS
Madeleine, Marcel ! venez vite !
MADELEINE
C’est Sabine.

(Ils s’élancent.)
Les enfants se sont précipités sur les haies et coupent des branches de toutes sortes. On entend des cris, quelques disputes.
« C’est moi qui veux cette branche-là ! » — « La mienne est trop petite ! » — « J’en veux une grosse ! »
La voix pointue de Sabine explique avec volubilité qu’il faut faire un bouquet de feuillages pour porter au Christ-Roi au Tabernacle. C’est encore plus beau que des fleurs.
Bruno est là et Madeleine a vite fait de lui remplir les bras de branches de chêne vertes et or. Elle a obtenu de M. le Curé que ce soit Bruno qui lise la prière d’André à la fin de la Bénédiction, celui-ci en est très fier, mais cet honneur lui coûte cher, sa cousine l’a harcelé de répétitions.
MADELEINE
Dis donc, Bruno, qu’est-ce qu’il t’a dit André quand tu es allé vers lui ?
BRUNO
Rien, son papa m’a empêché d’entrer.
MADELEINE
Oui, la seconde fois. Mais la première fois quand tu es allé lui dire de venir pour sa pièce ?
BRUNO
Je ne sais plus.
MADELEINE (impatientée)
Mais si, voyons ! quand tu lui as dit : « Tout le monde te demande, viens ! »
BRUNO
Ah ! je sais ! Il a dit comme vous dites sur la scène tout le temps : Vive le Christ-Roi !
Juste à ce moment-là voilà que les cloches sonnent. Les enfants accourent chargés de feuillages. On dirait un bois qui marche. Près de l’église ils se mettent à chanter. Écoutons :
« Que les peuples sauvés par ton amour suprême
Te reconnaissent Roi
T’offrent riches et fiers l’unique diadème
Qui n’appartient qu’à toi[1]. »
« Le Christ vit »
« Le Christ règne »
« Le Christ commande ! »
Les voici près de l’église. Tout le monde est revenu. M. le Curé les attend. Il voit les bouquets et sourit.
M. LE CURÉ
Déposez vos branches, au pied de l’autel, de chaque côté.
Un instant plus tard les chantres entonnent les chants de la Bénédiction. Avant d’élever l’Ostensoir, M. le Curé s’est retourné vers les fidèles. Entre les gerbes de feuillages qui resplendissent aux lumières dans leurs ors rouges et verts, un enfant se tient debout, c’est Bruno, un papier à la main. Madeleine n’est pas loin. Il se retourne vers elle, elle lui fait signe que c’est le moment.
Alors dans un grand silence, on entend monter une petite voix claire, un peu pointue, par instant trop rapide, mais cependant chacun peut suivre la prière composée par André et qui va clore la Fête des enfants au Christ-Roi.
Prière
« O Christ-Roi, voici l’hommage des petits enfants. Vous nous aimez plus que les grandes personnes, puisque vous voulez que les grandes personnes deviennent semblables aux petits enfants. Devant Vous, tout est toujours petit. Vous seul êtes grand. Alors voilà notre prière : aujourd’hui nos petits cœurs vous aiment ; faites qu’en grandissant l’orgueil n’étouffe pas cet amour, que toujours nous restions devant Vous tout petits, dociles et humbles.
Nous Vous avons apporté de belles branches. Il faudrait pouvoir apporter devant l’Hostie où Vous Vous faites tout petit, toutes les merveilles de la terre. Votre Père les a faites pour Vous. Et même à votre naissance Il a fait signe à une de ses étoiles d’aller sur votre berceau, comme un beau jouet qu’un père donne à son petit.
Votre Père nous a aussi donnés à Vous comme les étoiles. Vous êtes notre Roi, notre Roi bien-aimé caché dans l’Hostie, notre Roi qui apparaîtra un jour dans la splendeur terrible de sa puissance et de sa justice.
Mais nous n’aurons pas peur de Vous, je crois, parce que pendant notre vie nous mettrons à votre service le mieux que nous le pourrons, notre travail, nos peines, notre amour. »
La petite voix de Bruno a faibli sur la fin, et c’est la voix ferme de Madeleine qui, de sa place lance l’Ainsi-soit-il.

La foule sort de l’église. Le crépuscule d’automne est tombé brusquement. Un peu excités par la fête, les enfants partent en joyeuse farandole le long de la route qui s’assombrit. On entend quelques cris, des appels de mamans, puis peu à peu le bruit décroît et s’éteint.
La nuit est venue. Un grand silence enveloppe la terre. Les petites lumières des hommes se sont éteintes, mais dans le firmament les étoiles miroitent et la lune resplendit.
Tous les petits acteurs de la journée dorment profondément. Une paix divine s’étend sur les maisons closes.
Dans la maison rose cependant on veille. André semble dormir. On dirait qu’il sourit.
Les heures de la nuit s’égrènent. Comme la clarté de la lune est brillante ! elle pénètre dans la maison rose, elle scintille sur le lit d’André, sur son mince visage, sur ses cheveux noirs, sur son front pur, sur ses yeux clos. Il est beau comme un lis dont les pétales rigides seraient argentés par la lune.
Mais pourquoi est-il ainsi immobile ? pourquoi sa bouche reste-t-elle entr’ouverte comme si la prière s’était arrêtée entre ses lèvres ? pourquoi les paupières ne battent-elles pas et la poitrine de l’enfant n’est-elle plus soulevée par le rythme régulier du souffle ?
Chut ! chut ! Quelqu’un a passé dans la chambre. Quelqu’un d’invisible. C’est l’Envoyé du Roi, de Celui qui a dit : « Mon Royaume n’est pas de ce monde. »
Et l’Ange de la Mort, obéissant, est descendu pour cueillir l’âme de l’enfant ; il avait reçu l’ordre d’attendre la fin de la fête, afin qu’il n’y ait pas de larmes sur les joies enfantines.
Et personne n’a vu passer le Messager du Roi lorsqu’il emportait l’âme d’André dans la Lumière et la Joie sans fin du Royaume du Christ-Roi.
Mai 1935.

- [1] L. Boulet, curé de N.-D. du Chemin à Québec.↩



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