Château de Chinon
Ce sont les tout premiers jours de mars de cet an de disgrâce 1429. Dans la campagne inculte gorgée de pluie, un mince duvet d’herbe couvre les champs que l’on n’a pu ensemencer. Entre deux bourrasques de giboulées, les corbeaux noirs tournoient, comme ivres, sous le ciel noir, prêt à éclater de pluie.
Pas une fumée ne sort des chaumines, dont bien peu ont leur toit de paille, quand elles sont encore debout. Une charrue de bois abandonnée contre une haie retourne à la pourriture et si quelques saules ont, çà et là, mis leur perruque verte, c’est pour mieux faire ressortir le tragique de ces champs vides, de ces villages abandonnés, de ces cadavres de vilains, morts de faim, de pendaison ou des suites de quelque massacre. Les armées vont et viennent dans ces lieux de désolation, armées qui n’en ont que le nom, anglaises ou françaises, mais pour la plupart bandes de brigands.
Les Anglais ont décidé de frapper un coup mortel. Le temps, qui redevient clément, va-t-il favoriser cette offensive qu’ils préparent avec un acharnement redoublé ? La France, saignée aux quatre veines, s’obstine dans la lutte. Le pays tout entier lutte à la fois contre l’envahisseur et contre le découragement. La tristesse qui paralyse le roi Charles VII a gagné le pays.
— Ah ! ma bonne mère, dit le souverain à Yolande d’Aragon [1]. Ah ! de toutes parts, je vois que tout se réalise contrairement à mes vœux. Je persévère et cela va de mal en pis.
Mal armées, exténuées, les troupes royales n’ont même plus le courage d’entendre le cri de guerre des ennemis, ce « hourra » si terrible qui les paralyse d’effroi.
Dunois, le fier et beau Dunois, ne peut que le constater. Il vient de le dire à la belle-mère du roi. Celle-ci est au fond le seul chef respecté, redouté, de ce royaume en quenouille.
— Deux cents Anglais, constata-t-il avec navrance, mettraient en fuite mille de nos soldats.
Chaque jour, le danger devient plus pressant, la fatigue plus écrasante, la tristesse plus amère. Et pourtant, les derniers gentilshommes restés français, offrent encore leur bras !
Les voyages sont de vraies expéditions, à travers ce pays aux mains des « Godons » [2], des Bourguignons ou des hordes de paysans fous de détresse. Pourtant, on voit chaque jour des gens arriver vers Chinon où le miséreux Charles VII, pour échapper au désespoir, donne des fêtes en son château, des fêtes qu’il ne peut payer. Madame Yolande a, depuis longtemps, vendu ses bijoux. La Hire, le célèbre et valeureux chevalier, ne cache pas sa désapprobation.
— Par Dieu, Sire, je n’ai jamais ouï qu’un roi ait si gaiement perdu son royaume.
Guy de Laval, jeune homme de bonne mine, a quitté lui aussi sa famille, une noble maison du Maine et il vient offrir au roi, son épée, son cœur et sa jeunesse, toutes choses qui manquent un peu plus chaque jour dans le royaume de France.
À Chinon, où il vient d’arriver en ce 5e jour de mars 1429, il apprend qu’on ne pourra même pas le payer pour ses services !
Madame de Boulegny, chez qui il loge, le met au courant dès le matin de son arrivée.
— Mon mari, lui dit-elle, qui est le Receveur général du royaume, n’a pas, appartenant au roi ou à nous-mêmes, plus de quatre écus… Nous sommes tous dans le désespoir.
Le jeune chevalier hoche la tête.
— Que va-t-on faire ?
La bonne dame a un sourire navré :
— Il n’y a plus qu’à espérer en Dieu.
— Ma nourrice dit que c’est la fin du monde, ajoute sombrement Guy. Mais je pensais, que c’était là conte de nourrice. Il est certain que le royaume, qui a été perdu par la faute de madame la reine Isabeau, a bien mérité le courroux de notre Seigneur.
Madame de Boulegny s’essuie les yeux.
— Madame Isabeau, peut-être… mais pas le royaume ! Pas les villes ! Pas les enfants !
— Ma nourrice disait aussi que ce royaume, perdu par une femme mauvaise, serait sauvé par une jeune fille pure.
— Oui, on le raconte aussi.
Madame de Boulegny baisse la voix. Elle va sur la pointe des pieds regarder derrière la porte si quelque servante n’y a pas l’oreille collée. Elle revient vers son hôte et, d’un geste du doigt, l’invite à se rapprocher.
— Vous m’avez l’air si découragé, mon gracieux chevalier, que je vais vous confier quelque chose. Vous me jurez le secret ?
Guy de Laval promet.
— Eh bien, dit la dame, il paraît qu’« Elle » est venue.
Les yeux de Guy s’arrondissent.
— Qui ?
— La jeune fille ! Mon mari m’a confié, mais je vous demande de le taire, que demain, une petite pastourelle du pays de Bar, ce pays de Lorraine qui est à la famille de madame Yolande, eh bien…
La bonne dame cherche sa respiration, toute bouleversée par cette révélation. Elle reprend :
— Eh bien, cette jeune fille sera demain à la cour.
Guy de Laval joint les mains.
— Une fille qui vient sauver la France ? En est-on là ?
— On est dans une situation pire que vous ne pouvez l’imaginer. Mon mari en sait quelque chose. Madame Yolande s’est renseignée depuis longtemps sur cette pastourelle qui se dit envoyée par Dieu ; elle est arrivée à l’hôtellerie du Grand Carroy, il y a deux jours. Le vieux Pierre, l’astrologue de la reine de Sicile, a attesté avoir lu dans les étoiles sa mission et monseigneur de Vendôme, qui l’a interrogée, a garanti à madame Yolande la véracité de ses visions.
— C’est extraordinaire ! Ah ! j’aimerais tant la voir !
— Eh bien, demain mon mari vous accompagnera au château. Vous y êtes bien connu, du reste, puisque de la famille de messire Duguesclin, si ces lieux ne vous sont pas familiers. Il paraît que monseigneur de Vendôme y mènera la fillette vers la nuit tombée. Il veut qu’elle désigne le roi, elle-même, comme preuve de sa mission.
— J’y serai. Et dès que je le puis, j’écris à ma mère pour lui demander de m’envoyer des subsides. Lorsque le roi se sera entendu avec la bergère, je serai le premier à m’enrôler sous sa bannière.
« De pécune[3], il n’en est point ici, écrit-il quelques instants plus tard à sa mère. Ou si peu que pour le temps présent je n’espère aucune rescousse et nul soutien. Pour ce, vous madame ma Mère, qui avez mon sceau, n’épargnez donc point ma terre en vente, mise en gage ou plus convenable moyen auquel vous aviserez… »
Sa lettré terminée, Guy la remet à son valet d’armes qui se chargera de la porter à la noble dame de Laval puis, il sort visiter la ville et faire ses dévotions à l’église Saint-Maxime où l’on conservait les reliques de ce saint rapportées après une croisade à laquelle participa un de ses aïeux.
Ses prières terminées, avant de sortir il fait le tour de l’édifice, pour en admirer les vitraux. L’heure tardive a chassé les fidèles, mais dans une chapelle obscure, le dernier rayon du soleil a frappé une silhouette agenouillée, d’un nimbe de pourpre et d’or. Intrigué par cette auréole étrange, Guy s’approche doucement. Le personnage en prières semble aussi immobile qu’une statue lumineuse.
Habillé comme un homme d’armes, son fin profil est celui d’un très jeune et beau garçon, trop beau même. Il porte une « gippon », ou pourpoint, noir, rattaché aux chausses par de nombreuses aiguillettes. Une « lingue » descend aux genoux comme une courte jupe. Des « housseaux » cachent ses jambes robustes. Un chaperon, posé un peu en arrière, laisse voir des cheveux châtains, dorés par la lumière, coupés ras à l’écuelle, c’est-à-dire en rond tout autour de la tête. Une cuirasse légère couvre sa poitrine et il est armé d’une dague et d’une épée.
Deux soldats, modestement vêtus et à l’allure campagnarde, se tiennent derrière et paraissent manifester un peu d’impatience. Finalement, l’un d’eux s’avance et pose sa grosse patte sur l’épaule du jouvenceau qui tressaille :
— Allons, Jehanne. Il se fait tard, nous devons rentrer à l’auberge avant le couvre-feu.
Une femme ! Guy de Laval porte la main à sa bouche pour étouffer un cri d’étonnement, peu décent en de tels lieux.
La jeune fille paraît revenir de très loin, comme s’éveillant d’un songe. Elle tourne vers ses compagnons un charmant sourire.
— Comme vous voudrez, messire. Il me tarde tant de faire ce pourquoi je suis née, que je ne sais plus que le temps passe…
L’autre compagnon tire la jeune fille par la manche.
— Ah ! ma mie, il me tarde à moi de vous savoir en sûreté dans votre chambre, car malgré l’heure, il y a quelqu’un en cette église et l’on m’a bien recommandé — vous savez qui — de ne vous laisser rencontrer d’étranger. Que ferons-nous s’il vous arrive du mal ?
Bien qu’elle n’ait pas jeté un regard sur le jeune Guy pétrifié, Jehanne répond de sa voix chantante de Lorraine :
— Point, point, messire de Metz, je vous le dis au nom de Dieu, celui-là sera avec nous sur le chemin de la bataille, comme il y fut dans le lieu de prière.
Tandis que tous s’en vont en grande hâte, messire de Metz, puisque tel est son nom, hoche la tête cependant. Au salut courtois de Guy, le vieux soldat répond par un bref coup d’œil scrutateur.
— Il me reconnaîtra désormais, se dit le jeune homme et il verra que cette Jehanne a raison. Ah ! quelle rencontre extraordinaire ! Quel dommage que j’aie promis le secret à la dame de Boulegny.
Guy a promis le secret, mais dès le lendemain, à la vesprée, alors qu’il se hâte vers le château en compagnie du Receveur général, il n’est bruit en ville que de la présence de cette bergère de Domrémy, en costume masculin, venue libérer le royaume.
Feignant de n’être pas au courant, il prie le seigneur de Boulegny de le placer en un endroit où il pourrait la voir passer.
— Quelle coïncidence, admire-t-il. Je bénis le ciel qui me permet de venir voir le roi en même temps qu’elle.
Le vieux conseiller est pris d’une crise d’hilarité.
— Ah ! ah ! mon garçon, fait-il. Je parie que cette « coïncidence » est due à mon épouse. Mon père disait que le meilleur moyen de répandre une nouvelle était d’en confier le secret à sa femme
Tout en riant de bon cœur, ils arrivent aux trois forteresses qui s’étirent sur la crête rocheuse dominant la ville.
— Le château a été construit par un comte de Blois vers l’an mil, explique Boulegny. Le roi Henri IV Plantagenêt d’Angleterre y a résidé souvent et il y est mort fort horriblement.
— Ah ! murmure Guy. Quelle tristesse d’être un roi vaincu ! Fasse le ciel que cette bergère conduise à la victoire notre gentil roi Charles !
— Fasse le ciel ! répète gravement Boulegny.
Il s’arrête brusquement, tirant son compagnon par la manche. Un seigneur en riche accoutrement, sortant du château, vient vers eux et leur adresse en passant un bref mouvement de tête.
— Qui est-ce ? chuchote Guy. Voilà un bien beau sire et point miséreux à ce qu’il paraît.
— Le sire de la Trémoïlle, répond le Conseiller d’un air dégoûté.
Le digne silence qu’il garde dit assez que les louanges ne conviennent guère à ce favori du roi. Pour rompre ce silence un peu pesant, Guy de Laval tente alors de changer de conversation :
— Ne verrons-nous pas madame la Reine ?
— Je ne pense pas. J’ai ouï dire qu’elle fera exprès de se retirer en son oratoire avec madame Yolande, la reine de Sicile. Ce sont elles qui ont tout arrangé pour qu’il semble bon au roi de recevoir Jehanne, la Pucelle de Domrémy. Elles ont eu du bel ouvrage à ce faire, car les seigneurs du Conseil, dont le sire de la Trémoïlle, ne le voulaient point, disant que la vue d’une paysanne n’était pas l’accoutumée d’un prince. Qu’on n’était pas sûr que le diable ne la possédât point et que tout ceci semblait conte de grand’mère.
La Trémoïlle vient de repasser dans la galerie précédant la salle d’audience et, le nez en l’air, il s’entretient avec des amis de la visite attendue. Chacun, à ce qu’il paraît, fait assaut d’esprit.
— Peuh ! ricane un des blancs-becs de la suite. Il s’agit de quelque ribaude qui cherche fortune dans le pays.
Un des gardes alignés le long du mur et qui tient une torche a entendu cette « fine » plaisanterie. Il réfléchit un instant, et ayant enfin compris, éclate d’un rire grossier. D’un air imbécile, il tend alors la main et, désignant quelqu’un qui arrive derrière Guy de Laval et le Trésorier de Boulegny :
— Si c’est ça la ribaude, ben ! j’renie Dieu ! s’écrie-t-il.
Guy se retourne, car une voix douce et musicale a répondu du tac au tac :
— Las ! Tu peux le renier, car il ne se passera pas longtemps avant que tu ne paraisses devant lui.
La jeune fille de l’église Saint-Maxime ! Ainsi c’est bien elle, Jehanne de Domrémy. Le comte de Vendôme la conduit. Elle avance, l’air modeste et tranquille, toujours habillée en soldat, dans la foule qui se presse autour d’elle. Les dames aux hautes coiffures à cornes ou à hennin, aux robes bordées de fourrure, chuchotent avec des mines sucrées.
Les deux amis ont pénétré dans la salle d’audience, avec le flot des courtisans. De cette salle, il ne restera au XXe siècle, qu’un pan de mur sur lequel s’accroche la vaste cheminée où brûle ce jour-là un tronc entier de mélèze, venant des épaisses forêts entourant Chinon.
— Tiens ! Le roi n’occupe pas sa chaire à bras sous le dais, chuchote Boulegny. C’est un autre qui a pris sa place.
Mais Jehanne ne s’en dirige pas moins tout droit vers un gros jeune homme au long nez, à la jaquette festonnée sur des hauts-de-chausses bicolores, une jambe bleue, l’autre rouge — les couleurs de Paris qu’arbore par défi, celui qu’on appelle le roi de Bourges. Devant ce seigneur, la Pucelle se prosterne en une parfaite révérence.
— Pas mal pour une bergère, murmure le Trésorier ébahi. On dirait qu’elle a été nourrie à la cour !
— Dieu vous donne longue vie, gentil dauphin.
Le roi Charles — c’est donc bien lui ! — rougit violemment. Il balbutie d’un air soupçonneux :
— Quel est votre nom ? Que me voulez-vous ?
Le visage de la jeune fille rayonne. Elle lui sourit en hochant la tête. On dirait que Charles n’ose soutenir la pureté de ces yeux, la bonté infinie de ce regard.
— J’ai nom Jehanne la Pucelle, dit-elle avec simplicité, d’une voix limpide. Le Roi des Cieux vous mande, par moi, que vous serez sacré et couronné à Reims. Par grâce divine et force d’armes, je ferai lever le siège d’Orléans et bouterai les Anglais hors de France.
Des murmures, des exclamations couvrent maintenant la voix de la petite Lorraine. Charles, agacé, mène la jeune fille hors de la foule. Main dans la main, le roi et la bergère se dirigent vers une embrasure. La Trémoïlle les observe de loin, d’un air qui en dit long. Au bout d’un moment, la figure du roi change. Son air buté devient de la surprise, puis un véritable émerveillement.
— Je te dis de la part de Messire[4] que tu es vrai héritier de la France et fils de roi.
La Trémoïlle tressaille. Le roi d’Angleterre, qui le paye si bien, se prétend le vrai souverain de France ! Il avait obtenu de la reine Isabeau qu’elle le fasse désigner comme successeur par le roi fou, qui déshéritait ainsi son fils et le reniait.
Le pauvre Charles sent ses gros genoux cagneux trembler sous lui, le bonheur lui tourne la tête, mais il craint encore d’être le jouet d’un subterfuge monté par sa bonne mère, Madame Yolande. Il demanda à Jehanne une preuve, un « signe » de Dieu.
Alors Jehanne, lui prenant la main, lui murmure à l’oreille la prière qu’il fit quelques jours auparavant, prière douloureuse qu’il avait inventée et que lui seul au monde connaît. Plus tard, lors du procès, Jehanne dira qu’elle eut ce soir-là, à Chinon, la vision d’un ange escorté de bienheureux, remettant au roi la sainte couronne de France.
Guy de Laval, qui n’ose approcher du souverain, étouffe bientôt dans la cohue. Enfin, il parvient à se glisser vers la sortie. Dans la cour d’honneur tombe une bruine fine qui rafraîchit son cerveau enfiévré.
Soudain il entend des cris et voit des gens courir, en demandant de l’aide. Se précipitant, il arrive près des fossés du château, où l’on s’affaire : le garde qui tenait la torche devant la salle d’honneur vient de tomber, à l’eau et de se noyer ! Devant le cadavre tout engluer d’herbes et de vase, qu’on retire des eaux croupies et nauséabondes, Guy, épouvanté, se souvient des paroles de la jeune fille de Domrémy :
— Las, tu peux le renier, car il ne passera pas longtemps avant que tu ne paraisses devant lui.
Le soir, après le souper chez les Boulegny, le jeune homme en est encore tout bouleversé.
— Dire que je l’ai vue, que je l’ai ouïe. Ah ! c’est sûr, elle vient de Dieu. Je veux combattre en son ost[5] et le plus près possible de sa bannière ! Elle l’a du reste prédit à l’église ! Ah ! quelle merveille !
Les vœux de Guy de Laval furent exaucés. Il se couvrit de gloire aux côtés de Jehanne qui, après avoir délivré cette ville, prit ce surnom magnifique de Pucelle d’Orléans.
En quittant le château de Chinon, sereine, confiante, joyeuse, puis douloureuse, Jehanne aura accompli « ce pour quoi elle était née ».
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- [1] En réalité, sa belle-mère, qui l’a élevé. Comtesse d’Anjou, reine de Sicile et de Provence, elle était également la mère du Roy René.↩
- [2] Surnom donné aux Anglais pour railler leur expression favorite « Goddam ! », c’est-à-dire à peu près : Dieu me damne !↩
- [3] Pécune : argent.↩
- [4] Monseigneur, Dieu.↩
- [5] Ost : En sa maison. En sa troupe.↩
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