Étiquette : <span>Chinon</span>

Auteur : Maguelonne Toussaint-Samat | Ouvrage : Récits des châteaux de la Loire .

Temps de lec­ture : 18 minutes

Château de Chinon

Ce sont les tout pre­miers jours de mars de cet an de dis­grâce 1429. Dans la cam­pagne inculte gor­gée de pluie, un mince duvet d’herbe couvre les champs que l’on n’a pu ense­men­cer. Entre deux bour­rasques de gibou­lées, les cor­beaux noirs tour­noient, comme ivres, sous le ciel noir, prêt à écla­ter de pluie. 

Pas une fumée ne sort des chau­mines, dont bien peu ont leur toit de paille, quand elles sont encore debout. Une char­rue de bois aban­don­née contre une haie retourne à la pour­ri­ture et si quelques saules ont, çà et là, mis leur per­ruque verte, c’est pour mieux faire res­sor­tir le tra­gique de ces champs vides, de ces vil­lages aban­don­nés, de ces cadavres de vilains, morts de faim, de pen­dai­son ou des suites de quelque mas­sacre. Les armées vont et viennent dans ces lieux de déso­la­tion, armées qui n’en ont que le nom, anglaises ou fran­çaises, mais pour la plu­part bandes de brigands.

Les Anglais ont déci­dé de frap­per un coup mor­tel. Le temps, qui rede­vient clé­ment, va-t-il favo­ri­ser cette offen­sive qu’ils pré­parent avec un achar­ne­ment redou­blé ? La France, sai­gnée aux quatre veines, s’obs­tine dans la lutte. Le pays tout entier lutte à la fois contre l’en­va­his­seur et contre le décou­ra­ge­ment. La tris­tesse qui para­lyse le roi Charles VII a gagné le pays. 

— Ah ! ma bonne mère, dit le sou­ve­rain à Yolande d’A­ra­gon [1]. Ah ! de toutes parts, je vois que tout se réa­lise contrai­re­ment à mes vœux. Je per­sé­vère et cela va de mal en pis. 

Mal armées, exté­nuées, les troupes royales n’ont même plus le cou­rage d’en­tendre le cri de guerre des enne­mis, ce « hour­ra » si ter­rible qui les para­lyse d’effroi. 

Dunois, le fier et beau Dunois, ne peut que le consta­ter. Il vient de le dire à la belle-mère du roi. Celle-ci est au fond le seul chef res­pec­té, redou­té, de ce royaume en quenouille. 

— Deux cents Anglais, consta­ta-t-il avec navrance, met­traient en fuite mille de nos soldats. 

Chaque jour, le dan­ger devient plus pres­sant, la fatigue plus écra­sante, la tris­tesse plus amère. Et pour­tant, les der­niers gen­tils­hommes res­tés fran­çais, offrent encore leur bras ! 

Les voyages sont de vraies expé­di­tions, à tra­vers ce pays aux mains des « Godons » [2], des Bour­gui­gnons ou des hordes de pay­sans fous de détresse. Pour­tant, on voit chaque jour des gens arri­ver vers où le misé­reux Charles VII, pour échap­per au déses­poir, donne des fêtes en son châ­teau, des fêtes qu’il ne peut payer. Madame Yolande a, depuis long­temps, ven­du ses bijoux. La Hire, le célèbre et valeu­reux che­va­lier, ne cache pas sa désapprobation. 

— Par Dieu, Sire, je n’ai jamais ouï qu’un roi ait si gaie­ment per­du son royaume. 

Guy de Laval, jeune homme de bonne mine, a quit­té lui aus­si sa famille, une noble mai­son du Maine et il vient offrir au roi, son épée, son cœur et sa jeu­nesse, toutes choses qui manquent un peu plus chaque jour dans le royaume de France. 

À Chi­non, où il vient d’ar­ri­ver en ce 5e jour de mars 1429, il apprend qu’on ne pour­ra même pas le payer pour ses services ! 

Maison de la ville de Chinon

Madame de Bou­le­gny, chez qui il loge, le met au cou­rant dès le matin de son arrivée. 

  1. [1] En réa­li­té, sa belle-mère, qui l’a éle­vé. Com­tesse d’An­jou, reine de Sicile et de Pro­vence, elle était éga­le­ment la mère du Roy René.
  2. [2] Sur­nom don­né aux Anglais pour railler leur expres­sion favo­rite « God­dam ! », c’est-à-dire à peu près : Dieu me damne !