Mariage.
Suzy regarda le cadran lumineux de son réveil. Elle distinguait mal l’emplacement exact des aiguilles proches l’une de l’autre.
Quelle heure pouvait-il bien être ?… Une heure dix ou deux heures cinq ? De toutes façons, minuit était largement passé ; la maison désormais bien endormie, la rue silencieuse.
Suzy se leva, se glissa jusqu’à l’interrupteur de la lampe électrique ; le cœur battant — parce que tout commençait pour elle en cet instant de la grande aventure dans laquelle elle avait choisi de se lancer — elle alluma.
La lumière bien camouflée par un carré de tissu épais, se répandit discrètement.
Suzy n’eut pas à s’habiller. Elle s’était couchée toute vêtue, sachant que cette précaution lui gagnerait du temps et lui éviterait des pas dangereux.
Elle n’enfila pas ses souliers dont les hauts talons fins frappaient comme deux marteaux bavards sur le bois du plancher.
« Si seulement j’avais pu préparer mes bagages, songea-t-elle : mais maman n’a fait qu’aller et venir par toute la maison durant la soirée… comme si elle redoutait quelque chose. »
La jeune fille, à contre-cœur, avait décidé de renoncer à prendre sa valise. L’objet était entreposé dans un placard penderie où chacun avait accès. Elle se contenterait de son sac de montagne plus discrètement accessible et d’un vaste carton qui, depuis longtemps déjà, dormait plus ou moins inutile sur la plus haute étagère de son armoire.
« J’aurais dû le descendre avant la nuit, regretta Suzy, il me faut monter sur une chaise pour l’atteindre. Pourvu que je ne fasse rien tomber ».
Elle décida de découvrir un instant la lampe afin d’assurer une meilleure visibilité durant cette démarche acrobatique. Mais à peine le camouflage retiré, elle le remit en place avec précipitation, un bruit suspect lui étant parvenu du couloir proche.
Un peu de honte gagnait maintenant la jeune fille en même temps qu’une peur irraisonnée. C’était bien la première fois de sa vie qu’elle agissait chez ses parents — chez elle, somme toute — avec des gestes de voleur.
Ce serait la dernière fois aussi puisqu’elle partait à jamais ; cette pensée pourtant la rassura mal.
— Papa ! Maman Quelque chose s’attendrissait en son cœur parce que chacun ici l’avait toujours très tendrement aimée.
Elle repoussa avec une énergie presque désespérée cette « tentation » de fidélité aux siens. Le bruit suspect s’était précisé dans le couloir : Suzy avait reconnu le grignotement familier des souris.
Elle découvrit de nouveau la lampe. Un pâle rayon rose tomba sur la photographie de Daniel, de Daniel qu’elle aimait, de Daniel qu’elle allait rejoindre.
« Je l’aime, songea la jeune fille, je l’aime plus que tout et plus que tous. Rien, ni personne, ne m’empêchera de l’épouser ».
* * *
C’était là le drame qui, depuis quelque temps déjà, agitait douloureusement les Bassiot. Suzy avait fait connaissance d’un garçon, sympathique d’ailleurs : Daniel, avec qui elle avait lié une amitié chaque jour plus tendre. Elle n’avait pas présenté le jeune homme tout de suite à ses parents, n’avait pas pris conseil de ceux-ci pour décider de sa vie, s’était fiancée secrètement.
Ce n’est qu’après — bien tard, hélas ! — qu’elle avait annoncé la visite du garçon et seulement à ce moment-là qu’ils avaient découvert, tous ensemble et en même temps que Daniel avait été marié, qu’il était divorcé.
L’Église ne bénirait pas un mariage entre Suzy et Daniel. Les jeunes gens ne seraient donc pas mariés aux yeux de Dieu, même s’ils passaient par la mairie et que Suzy prit légalement le nom de Pernon qui était celui de son « fiancé ».
Ah ! pourquoi la jeune fille avait-elle tenu ses parents si longtemps en dehors de la recherche personnelle de son bonheur ? Ils auraient pris des renseignements avant de la laisser engager son cœur et ses projets. Suzy aurait souffert, bien sûr, tout d’abord. Mais elle aurait évité le pire : cet affreux cas de conscience qui maintenant la précipitait dans un mauvais choix et allait la conduire à bâtir sa vie sur le péché.
— Papa ! Maman ! Eux qui se sont toujours montrés si compréhensifs, si bons ! Comment peuvent-ils en cette grave circonstance être si intransigeants, si nets ?
Rompre avec Daniel ! Il n’y avait pas, d’après eux, d’autre solution. Ils faisaient confiance à Suzy pour dire ou écrire les paroles qui mettraient fin à cet impossible projet de mariage.
Faire confiance à Suzy !
— Eh bien ! ils se sont trompés. Je partirai.
La jeune fille se défendit de reconsidérer le problème. Elle filerait cette nuit même sans explication et sans « au revoir ». Elle retrouverait Daniel à l’angle du jardin public comme convenu. Il la conduirait avec ses modestes bagages chez une vieille cousine à lui qui, incroyante et serviable, approuvait que les fiancés passent outre aux conseils impératifs des parents Bassiot.
« Le temps de publier nos bancs à la Mairie, dans moins d’un mois je serai mariée, heureuse ! Oh ! si heureuse avec Daniel… »
Suzy se remit avec fièvre aux préparatifs de sa fuite mystérieuse. Elle était pressée maintenant que le geste — dans son esprit irréparable — fût fait. Tant de bons, de beaux, de nobles souvenirs s’attaquaient par moment à sa résolution désespérée ! N’allait-elle pas trahir, elle, la chic fille, la fille loyale, propre, fidèle ?
Trahir Dieu, le Dieu de son baptême et de sa première communion ?
Trahir ses parents — les meilleurs des parents ?
Suzy repoussa rageusement la grande angoisse qui l’assaillait.
« Daniel ! J’aime Daniel ! Je serai la femme de Daniel ! »
Elle souleva une chaise, la porta sans bruit jusqu’à l’armoire, la posa avec mille précautions sur le plancher.
Sur le carton vide qu’elle convoitait, une boite se trouvait qui la gêna. Elle fut obligé de la prendre en premier puis, ne pouvant la lancer à terre pour s’en débarrasser parce qu’elle était tenue au silence, elle descendit de son piédestal, marcha jusqu’à son lit, y renversa le contenu de la boîte.
Des mousselines blanches, vaporeuses et pures s’étalèrent sur le couvre-pieds.
Suzy allait ramasser le tout hâtivement, prête déjà à chiffonner pour aller plus vite ce qui l’instant d’avant était si bien rangé, quand un objet roula à terre.
Il y tomba sans bruit.
La jeune fille qui avait craint le pire, se pencha pour le ramasser. C’était une aumônière de linon fin. Une croix brillante dans l’ombre en sortait : celle d’un chapelet.
Suzy maintenant redressée, était immobile debout près de ces souvenirs réapparus de façon si inattendue : ceux de sa Communion solennelle, de cette fête unique en sa vie que les prêtres appelaient plus volontiers : « le renouvellement des Promesses du Baptême ».
Les aiguilles lumineuses continuaient de trotter sur le cadran du réveil. Trois coups sonnèrent à une lointaine horloge tombant sur la ville endormie.
Trois heures !
L’heure du rendez-vous avec Daniel !
Suzy n’entendit pas cette sonnerie. Immobile, le chapelet de son enfance chrétienne dans les mains, elle menait silencieusement en son cœur, la plus grande bataille de sa vie.
Tout à coup, elle ramassa sur le lit le voile de mousseline, elle reforma les plis de la robe blanche, remit dans le précieux carton les objets témoins de ses premiers serments.
Puis, laissant le chapelet sur le drap de son lit entrouvert, elle commença à se déshabiller. Et il y avait tant de larmes dans ses yeux, mais ces larmes avaient le bon goût, sans amertume, du sacrifice.
Claude Falaise
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