DEUXIÈME SCÈNE
M. LE CURÉ
Depuis le 1er août 1926, toutes les églises sont fermées au Mexique. Alors le P. Pro organisa à Mexico les stations eucharistiques, les lieux où se disait la Messe : tantôt un atelier de couture, un bureau, ou une salle à manger. Rien ne doit être changé dans la pièce, parce qu’à toute heure la police peut surgir.
(Le rideau est tiré.)
M. LE CURÉ reprend
Ici la scène représente un bureau. Tout ce monde que vous voyez réuni vient d’entendre la Messe, les femmes ont un voile sur la tête, le P. Pro vient de donner la Communion.
LE P. PRO
Mes amis, il faudrait que je me centuple. La ville est pleine de malades et de moribonds. Le Viatique, l’Extrême-Onction, je ne fais plus autre chose. Je ne puis plus suffire. Les prisons sont pleines de catholiques, je leur porte de la nourriture, des couvertures, de l’argent, des cigarettes… Ah ! si les geôliers savaient qui je suis !… Je voudrais bien qu’ils le sachent et me gardent en prison au moins quelques jours. Priez pour moi. Depuis le début de novembre les policiers me cherchent.
UNE SERVANTE (se précipite)
Les policiers ! les policiers !
LE P. PRO
Vite, Mesdames, cachez vos voiles et ne vous effrayez pas. Répartissons-nous dans les chambres.
(Il s’agenouille devant le Saint Sacrement et le dissimule sur sa poitrine, tire un cigare et va ouvrir la porte.)
1er POLICIER (durement)
On dit la Messe ici.
LE P. PRO
Vraiment ! Allons donc !
2me POLICIER
Oui, Monsieur, il y a ici office public.
LE P. PRO
Vous êtes fous !
1er POLICIER
Je vous le dis, c’est sûr, et nous avons l’ordre de perquisitionner.
LE P. PRO
Ordre de qui ?
LE POLICIER
Du gouvernement.
LE P. PRO
C’est bien. Visitez la maison, et lorsque vous aurez trouvé où se tient le culte public, venez me le dire pour que j’aille aussi entendre la Messe. Je vous accompagne. (Ils sortent.)
UNE FEMME (elle fait semblant d’épousseter)
J’en ai la sueur froide ! Le P. Pro est perdu… Nous aussi. Nous, tant pis. Mais lui !… il y a si peu de prêtres… et tant de mourants !…
UNE AUTRE FEMME
Ayons l’air de rire.
LA 1re FEMME
Oui. (Fort) Il faut aller au marché chercher du poisson. Bien frais. (Elle tremble, à voix basse.) Ils entrent dans ma chambre, je les entends. J’ai peur.
LA 2me FEMME (fort)
Si tu es malade, il ne faut pas sortir, j’irai seule aux commissions.
LA 1re FEMME (à voix basse)
Maintenant ils sont au salon, on dirait qu’ils rient.
(On entend rire en effet. Le P. Pro rentre avec les deux policiers.)
1er POLICIER (nerveux)
Cependant on nous a assuré qu’un prêtre est entré là.
LE P. PRO
Eh bien, attendez-le à la porte. Il faudra bien qu’il sorte !
2me POLICIER
Oui, naturellement.
LE P. PRO
Je vous tiendrais volontiers compagnie un moment. Mais j’ai affaire au dehors. Au revoir, Messieurs.
(Ils sortent. Au passage du P. Pro qui porte l’Hostie, une des femmes s’incline, l’autre l’arrête vivement.)
(Le rideau se ferme.)
TROISIÈME SCÈNE
M. LE CURÉ
La scène représente maintenant une chambre de la maison de la famille Pro.
(On a mis sur la scène deux fauteuils et un canapé de la cure, et sur une table une horloge et un crucifix.)
M. PRO, le père
Mes enfants, la pauvreté est maintenant entrée chez nous. Heureusement Humberto gagne encore un peu d’argent dans son bureau.
HUMBERTO
Père, justement, je voulais vous l’apprendre. Mais si vous le voulez bien, je vais quitter mon bureau.
LE PÈRE
Comment ?
HUMBERTO
Oui, Miguel a besoin de moi. Vous savez qu’il est chef des conférenciers.
LE PÈRE
Quels conférenciers ?
HUMBERTO
Mais de ceux qu’on forme pour aider et remplacer les prêtres. Le P. Pro en a 150. Il a besoin de moi pour les avertir des réunions dont le lieu change tous les jours. Avec mon vélo, je suis son messager.
LE PÈRE (perplexe)
Je comprends. Mais ne pourrait-on pas en trouver un autre ?
HUMBERTO
Qui ? J’avais pensé à Juan Tirado, mais il est malade.
LE PÈRE (inquiet)
Tu n’en vois pas un autre ?
HUMBERTO
Non. Et puis je dois aussi m’occuper de l’œuvre des secours.
LE PÈRE
Ah oui ! On nous confisque nos biens. Et il y a les amendes, les cautions. Les catholiques sont pauvres.
HUMBERTO
Oui. Alors, père, vous comprenez. Je dois quêter, acheter, distribuer. Mais il ne faut pas avoir peur. Nous travaillons pour le Christ-Roi. Il est tout-puissant. Il ne nous laissera pas avoir faim.
LE PÈRE
Je comprends. Ah ! voici l’ami Segura.
SEGURA
Bonjour à tous.
LE PÈRE
Alors, Luis, il parait que mon fils Miguel a besoin de son frère Humberto. C’est un peu gênant. Il travaillait au bureau et gagnait quelque argent. Nous sommes ruinés, vous savez.
SEGURA
Je sais. Moi je gagne encore à mon bureau The Mexican-Light and Power C°. Alors mon argent, il est aussi pour vous, bien sûr.
LE PÈRE
Comment ?
SEGURA
Mais oui, tout est en commun, comme au temps des premiers chrétiens. C’est tout naturel.
LE PÈRE (ému)
Mon ami !… C’est vrai que sans le travail d’Humberto je ne sais pas comment nous pourrions vivre.
SEGURA (tend son portefeuille)
Prenez. Quand un fils comme votre Miguel s’expose tous les jours au martyre pour nos âmes, les questions d’argent n’existent pas.
HUMBERTO
Il a raison. Père, prenez l’argent de Segura. Moi je donnerai toutes les heures de mes journées et de mes nuits.
LE PÈRE
Mes enfants ! (Il embrasse Segura et Humberto.) Sois prudent quand même, Humberto.
HUMBERTO (crâne)
Notre Dame de Guadelupe me protège, je le sens. Je vous assure que je sens sur moi son manteau. Elle est ma force. Voici l’heure du Rosaire.
ANNE-MARIE PRO (ouvre la porte et entre avec un groupe)
Nos amis viennent réciter le Rosaire. Il ne faut pas attendre Miguel, Dieu sait où il est ! Voici son crucifix de profession. Il ne peut plus l’emporter, il cache sur lui une toute petite croix.
(Tout le monde s’agenouille, on commence le Rosaire. La porte s’ouvre, le P. Pro paraît, tout le monde se lève.)
LE P. PRO
Non, non, mes amis, continuez à prier, Il n’y a rien de mieux à faire. Ah ! si vous saviez ce qui se passe ! (Il se laisse tomber sur une chaise.)
ANNE-MARIE PRO
Mais Miguel, comme tu es pâle, tu as faim !
LE P. PRO
Oui, rien depuis trois jours, quelques biscuits.
LE PÈRE
Vite, vite, du vin.
UNE FEMME
Voilà du pain.
LE P. PRO (se jette dessus)
Ah ! le bon pain !
LE PÈRE
Attends. Donnez-lui de la viande.
ANNE-MARIE PRO
Il n’y en a pas. Mais voici du café.
LE P. PRO
Ce n’est rien.
LE PÈRE
Que se passe-t-il ? Ici nous ne savons rien.
HUMBERTO
Non, quand je sors, je suis pressé et je n’ose pas parler avec les gens.
ANNE-MARIE PRO
Raconte-nous, Miguel.
LE PÈRE
Et d’abord dis-nous d’où tu viens ?
SEGURA
Laissez-le manger, je vais vous dire, moi, d’où il vient. Il y a trois heures, Miguel était dans une remise du faubourg, 150 hommes y étaient entassés, chauffeurs, mécaniciens, maçons. J’y étais. Je l’ai vu entrer. (Il s’adresse au P. Pro.) On vous attendait depuis longtemps inquiets. Vous étiez habillé en mécanicien avec une salopette passée au cambouis. Vous avez jeté votre cigarette, posé votre casquette et commencé à prêcher. (Aux autres) Il donne une retraite aux ouvriers.
LE P. PRO
Oui. Et ils sont assidus !
SEGURA
Et ce matin, ma mère vous a vu. Vous prêchiez une retraite aux femmes, professeurs dans les écoles officielles. Il paraît que beaucoup d’entre elles sont incroyantes.
LE P. PRO
Oui. Mais ce matin nous avons pu chanter un Te Deum. Il y a eu 12 conversions.
ANNE-MARIE PRO (inquiète)
Vous n’avez pas chanté trop fort ?
LE P. PRO (riant)
Non, les femmes ont la voix faible. Mais la retraite des mécaniciens se passe en face du Palais du Gouvernement. Hier ils chantaient le Credo à tue-tête. Je les ai laissés faire. On a bien le droit de chanter.
ANNE-MARIE PRO
Oui, mais quand ils crient Vive le Christ-Roi ! c’est plus dangereux.
LE P. PRO
Dangereux, Anne-Marie ? Mais le Christ-Roi régnera. Qu’avons-nous à craindre ?
SEGURA
Qu’avons-nous à craindre ?
LES ASSISTANTS
Vive le Christ-Roi ! (Plus bas, avec ferveur) Vive le Christ-Roi !
(Le rideau se ferme.)
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