Les parents de Jean étant morts, il avait été adopté par les parents de Jeanne. Les deux enfants avaient grandi ensemble. Avec le temps, l’un était devenu un robuste jeune homme, agile et musculeux, l’autre une svelte jeune fille dont les joues avaient la couleur des roses et les yeux la couleur du ciel. Les premières violettes du printemps, Jean les offrait à Jeanne. Les jours de fête, Jeanne ne dansait qu’avec Jean. Et les parents regardaient avec joie les deux adolescents, en qui refleurissait leur jeunesse. Et tout le village les admirait, tant ils étaient beaux. « Bientôt, disait-on, les cloches sonneront pour leurs noces. »
Or cela se passait il y a bien longtemps, lorsque les rois de France faisaient la guerre aux Infidèles. Un matin, le seigneur du pays fut mandé à Paris. Il en revint pour annoncer qu’il partirait dans un mois, avec ses hommes d’armes et quelques paysans capables de combattre à ses côtés. Jean fut naturellement choisi.
Jean fut choisi, et il fut un peu fier d’être ainsi distingué. Pendant cinq semaines, il fut exercé à manier la hache et le coutelas, à faire de longues marches sous le vêtement de cuir et le casque lourd. Les écuyers du seigneur le complimentaient sur sa force. Le soir, il retournait à sa chaumière et, tout heureux, racontait ses prouesses de la journée. Le père l’écoutait avec mélancolie. La mère soupirait en filant sa quenouille. Jeanne, les mains jointes, oubliant sur ses genoux la tâche commencée, le contemplait comme si elle eût voulu s’emplir l’âme de son image. Elle le contemplait jusqu’au moment où une buée venait ternir ses prunelles. Alors elle sortait pour pleurer.
La veille du départ, elle s’en fut à sa rencontre, jusqu’au pont-levis du château. Lui, en la voyant de loin, sentit soudain qu’il l’aimait et une angoisse mortelle serra son cœur. Il lui dit :
— Jeanne, ma mie, je pars demain. Est-ce que vous m’attendrez ?
Elle lui répondit :
— Je vous attendrai et n’aurai point d’autre époux que vous.
Alors, tirant de son doigt un simple anneau d’argent, son unique bijou, elle le lui tendit avec un triste sourire :
— Portez-le en souvenir de moi.
— C’est ma bague de fiançailles, dit-il ; elle ne me quittera plus.
Le lendemain, ce fut le départ. Le seigneur traversa le village, caracolant, parmi les sonneries des trompettes, le piétinement des chevaux, le cliquetis des armes, par un radieux soleil qui faisait étinceler le fer des lances et les broderies des bannières. Lentement le cortège s’éloigna. Il s’éloigna et, tant qu’il fut perceptible, Jeanne resta debout sur une colline, au pied d’un calvaire qui dominait le pays. Elle vit décroître peu à peu piétons et cavaliers. Puis elle n’aperçut plus qu’un nuage de poussière où scintillait par instants l’éclair de l’acier. Enfin le nuage lui-même disparut là-bas, dans le couchant vermeil…
Parmi les hommes d’armes, Jean fit la guerre. Il fit la guerre sous des cieux torrides, sur un sol brûlant. Il frappa les Sarrasins avec la hache et le coutelas. Il connut les coups d’épée qui percent, les coups de masse qui assomment. Son sang coula. Chose plus cruelle, autour de lui, ses compagnons périrent, les uns dans la mêlée hurlante, les autres, plus à plaindre, tués par la fièvre ou la peste. En ce temps-là, le roi de France fut malheureux : il fut vaincu. Et Jean, après avoir vu expirer son seigneur, après s’être courageusement défendu, fut fait prisonnier.
Il fut fait prisonnier et jeté dans un cachot profond où on l’oublia pendant des années. Pendant des années, il ne connut plus la lumière du ciel, ni les parfums du crépuscule, ni la caresse des nuits étoilées. Il eut pour nourriture du pain grossier, pour boisson de l’eau nauséabonde, pour couche de la paille pourrie, pour horizon des moellons noirs que l’humidité couvrait de salpêtre. Un jour cependant une révolution renversa le prince. Un autre Sarrasin le remplaça, qui ouvrit les prisons ; et, comme Jean était grand et robuste, il le mit dans son armée.
Sous ses ordres, Jean guerroya, pendant bien des années, dans le fond de l’Orient, et devint un glorieux capitaine. Il vit des pays fabuleux, des villes couleur d’or et de pourpre comme on en voit en songe, des géants dont la voix grondait comme le tonnerre, des nains qui grouillaient dans les plaines comme des fourmis, des nègres qui se repaissaient de chair humaine, des animaux monstrueux comme il y en a sur les murs des cathédrales. Il fit d’immenses chevauchées dans des déserts infinis. Il passa dans des forêts si épaisses, qu’il fallait s’y frayer un sentier avec l’épée. Il franchit des fleuves si larges qu’une rive était invisible à l’autre. Il gravit des montagnes si hautes qu’elles semblaient atteindre le firmament. Et toujours des combats après des combats ! Tous l’honoraient pour sa vaillance, quoiqu’il fût chrétien. Mais, si son bras demeurait vigoureux, son corps était sillonné de cicatrices, sa figure était balafrée, ses cheveux, clairsemés à présent, avaient blanchi.
Cependant son âme n’avait pas changé. Dans le tumulte des batailles, dans le silence des marches interminables, comme jadis dans les ténèbres de son cachot, il avait présente à sa mémoire la fiancée qu’il avait laissée dans la douce France. Jamais l’anneau d’argent n’avait quitté son doigt. Et cet anneau y brillait seul, quoique, mille fois, il eût pu prendre à son gré dans des monceaux de bagues somptueuses ornées de rares pierreries. Aussi quand les conquêtes furent finies, quand le roi sarrasin lui proposa d’être son premier ministre, le général de toutes ses troupes, son gendre même et son fils d’adoption, Jean ne demanda qu’une chose : la permission de s’en aller.
Il s’embarqua donc sur une grande galère, chargée d’étoffes splendides, d’aromates, de bois précieux, de bijoux et d’armes d’une inestimable valeur. Mais, comme il approchait d’une côte, une tempête brisa le vaisseau, engloutit équipage et cargaison. Seul Jean échappa, en nageant. Il aborda, presque nu. Sans se retourner même du côté des richesses perdues, il se mit en route. Il marcha des mois entiers, mendiant son pain. Grelottant sous ses haillons, il dormit sur la terre dure. Et il rencontra des hommes plus durs encore que la terre. Parfois on le maltraita et on lança des chiens à sa poursuite. Souvent au lieu d’aumône il reçut des injures. Mais souvent aussi on fut pour lui pitoyable. Il eut parfois l’abri d’une étable, près des bœufs au corps tiède. Souvent des pauvres gens partagèrent avec lui leur misérable pitance et leur grabat.
Un matin, tout au bout du chemin, se dressa devant lui, lointain encore mais reconnaissable, le clocher de son village. À cette vue, son cœur battit si vite et si fort qu’il crut s’évanouir. Un peu remis, il avança. Les maisons, d’où montaient des fumées légères, devenaient plus nettes. Il avança encore. Il arriva au pied de la colline que surmontait le calvaire. Mais quoi ? Du calvaire descendait à sa rencontre une petite vieille à la démarche mal assurée, aux cheveux tout gris. Et quand la petite vieille fut près de lui, il reconnut les yeux tendres, les yeux azurés comme le ciel, les yeux restés jeunes de sa fiancée. Elle avait tenu sa promesse : elle l’attendait.
Ils se marièrent. Les cloches sonnèrent. Mais quand, à l’autel, le prêtre bénit ces deux vieillards, les larmes coulèrent de ses yeux et l’émotion le fit balbutier. Et la foule qui remplissait l’église pleurait. Et l’orgue qui chantait semblait pleurer aussi.
Soyez le premier à commenter