Le bienheureux Monseigneur de Mazenod, fondateur de la Congrégation des Oblats de Marie Immaculée et Évêque de Marseille, né le 1″ août 1782, à Aix-en-Provence, mort à Marseille le 21 mai 1851.
En entreprenant le récit de la vie du Bienheureux Mgr de Mazenod, nous décrirons surtout quelques traits de son enfance et de sa jeunesse, afin d’y découvrir l’éveil de sa vocation et les luttes qu’il dut soutenir pour y être fidèle. On pourrait illustrer son combat par ces quelques vers de Racine :
Mon Dieu, quelle guerre cruelle ! Je trouve deux hommes en moi : L’un veut que plein d’amour pour toi Mon cœur te soit toujours fidèle, L’autre, à ta volonté rebelle, Me révolte contre ta loi.
Chez lui, la sainteté n’est pas naturelle, mais elle a été conquise de haute lutte par un effort incessant : « Le Royaume de Dieu appartient à ceux qui se font violence ».
En effet, Eugène de Mazenod était d’un tempérament violent. Il avait tout du grand seigneur de l’Ancien Régime ; au physique, belle prestance, port majestueux ; au moral, noblesse des sentiments, générosité, grandeur d’âme, nullement porté sur les passions des sens, mais autoritaire et impétueux. Dès sa première communion, Dieu lui avait demandé l’absolu de son amour.
Eugène de Mazenod naquit d’une famille de magistrats. Son père était président de la Cour des Comptes à Aix-en- Provence ; sa mère, Eugénie Joannis, était d’un autre rang social, fille d’un professeur de Médecine à la faculté d’Aix, elle apportait à son mari une très grosse fortune et une grande beauté. Eugène avait la beauté physique de sa mère.
Notre Bienheureux fut le premier enfant du jeune foyer. Tout petit, on remarquera de rares qualités d’intelligence et de cœur, mais il n’avait pas que des qualités ! Sa volonté se révélait vite comme impérieuse. Quand il désirait qu’on lui rende un service, au lieu de le demander, il l’exigeait : Je le veux. Si on lui résistait, sa colère se déchaînait. Aucune punition n’avait de prise sur lui. Pour l’amener à reconnaître ses torts, il fallait expliquer le motif du reproche.
I. Le fait suivant s’est passé non loin d’Orléans, pendant la guerre franco-allemande. Le pays aux environs d’Orléans, était couvert de hordes prussiennes, et le 24 novembre 1870, un régiment de hulans[1] , avant-garde de l’armée du prince Frédéric-Charles, arrivait à B***. Le maire du bourg demanda un homme de bonne volonté : il désirait lui confier la mission de prévenir sans retard l’armée française cantonnée à Bellegarde, sur la lisière de la forêt d’Orléans. Mais les Allemands étaient aux aguets, ils avaient cerné le village et ne laissaient sortir personne.
C’est alors qu’un brave et gentil garçon de douze ans, à l’œil vif, au pied alerte, vint trouver le maire et s’offrit.
« — C’est toi, Alexandre, qui veux te charger de prévenir l’armée française ?
— Oui, Monsieur le Maire.
— Te sens-tu le cœur solide ?
— Comme un roc.
— Tu es audacieux ?
— Comme un Parisien.
— Eh bien ! dit le maire en l’embrassant, va à Bellegarde, tu demanderas le général Billot et tu lui donneras ce petit cahier de papier à cigarettes. Il contient tons les renseignements qui peuvent permettre à l’armée française de surprendre l’ennemi. Lis-le au préalable, et retiens dans ta mémoire ce qu’il contient, afin de pouvoir le redire si tu étais obligé de le faire disparaître.
— Ce sera fait, Monsieur le Maire.
— Ne te laisse pas prendre par les Prussiens, au moins, ils te tueraient.
— Je le sais, mais ne craignez rien, je mangerais ma langue plutôt que de dire, quoi que ce soit. »
Alexandre s’éloigna et gagna les dernières maisons du village. Les sentinelles ne firent pas attention à cet écolier qui s’en allait jouant. Dès qu’il se trouva un peu l’écart, l’enfant prit la fuite.
Les sentinelles l’aperçurent alors et firent feu sur le gamin qui dévalait dans la plaine. On lança contre lui une dizaine de cavaliers, mais le petit courait toujours ; il choisissait les bouquets de bois, les taillis, les terres labourées, sachant bien que les chevaux ne pouvaient l’y suivre.
« Tiens, m’avait dit mon oncle, prenons notre canne et notre chapeau et filons jusqu’à la Moutade. La chaleur est tombée et nous serons de retour pour le dîner. Viens. »
Le temps de bourrer une dernière pipe — cela, pour mon oncle qui fumait comme une locomotive — de recevoir, sans les entendre, les suprêmes recommandations de ma tante, et nous étions en route. Sur le pas de la porte, tante Amélie nous faisait le geste de l’amitié et sa voix cassée se forçait pour jeter encore :
— N’allez pas trop vite… Ne sue pas, Anatole.
— Ma parole ! ta tante s’imagine que j’ai encore quinze ans.
Pour répondre quelque chose, je disais sans réfléchir :
— Vous les avez bien, mon oncle !
— Oui, gredin ! avec soixante en plus.
Une des grandes joies de mon enfance et de ma jeunesse était les quelques jours de vacances que je passais, chaque année, chez mon oncle et ma tante : Philémon et Baucis.
Pauvres chers petits vieux ! Il y a déjà de nombreuses années que leurs yeux se sont fermés aux, beautés et aux laideurs de ce monde, mais leur souvenir est toujours dans mon cœur. Mon oncle Perrin était le meilleur des hommes : travailleur, enjoué, bon ; un seul défaut, il fumait beaucoup, comme je viens de le dire. Et il avait, épousé une demoiselle Amélie qui, jeune, avait été fort jolie, ce qui ne gâte rien, mais qui, de surcroît, était bonne, enjouée, la meilleure des femmes et, ne fumant pas, n’avait pas de défaut. Longtemps, longtemps ils avaient fait l’école, l’école primaire, dans bien des postes successifs, à une époque où le métier d’instituteur public était métier de gagne-petit que l’on accomplissait encore plus par dévouement que pour gagner sa vie. Ils ne s’étaient pas enrichis, certes, et leur modeste traitement ne leur avait guère permis d’amasser, mais ils avaient fait fortune dans la paix, dans la joie, dans leur affection mutuelle ; jamais un mot plus haut que l’autre, jamais un nuage en leur ciel… Une grande peine pourtant dans leur existence : longtemps ils avaient attendu un petit être qui serait venu chez eux se faire aimer ; depuis longtemps ils ne l’attendaient et se consolaient de leur solitude à deux dans leur tendresse si profonde et si touchante qui, à force de vieillir, avait permis à leur ribambelle de neveux et de nièces de les surnommer affectueusement, — ils n’en savaient rien — Philémon et Baucis.
Ils avaient loué à long bail, leur retraite prise, une maison vaste et solide dans ce vieux hameau de Chaptes, un tout petit coin perdu de la Limagne d’Auvergne, si petit, si caché qu’il n’avait certainement pas d’histoire.
— N’est-ce pas mon oncle, qu’il n’y a pas d’histoire ?
— C’est ce qui te trompe, me répondait le cher petit vieux, en s’arrêtant un instant de tricoter des jambes pour faire tomber les cendres de sa pipe en la frappant contre un de ses talons. C’est ce qui te trompe !
« J’ai trouvé dans les paperasses de la mairie et aussi dans celles de la cure des terriers remontant au XIII° siècle et qui prouvent qu’a cette époque existait à Chaptes une « frairie et Charitté » du Saint-Esprit, espèce de société de secours mutuel fort bien pourvue puisqu’elle avait ses livres de cens, ses revenus, par le fait, et même sa maison. Tout cela a subsisté jusqu’à la Révolution qui a supprimé, comme il convenait, au nom de la Fraternité sans doute, ces vestiges de l’obscurantisme du moyen âge. La maison du Saint-Esprit, je te la montrerai. Elle existe encore, mais vas‑y chercher une société de secours mutuel ! Tiens : il y avait également une « Charitté du Saint-Esprit » dans ce hameau de rien du tout qui se trouve entre Prompsat et Gimeaux, à Chirat. Une société de secours mutuel à Chirat ! Aujourd’hui il y a là à peine cinq feux… qui s’éteignent.
— Vous vous échauffez, mon oncle. Rappelez-vous la recommandation de Tante Amélie…
Cette année, dit maman, il n’y aura pas d’œufs de Pâques.
Les petits crurent tout d’abord avoir mal entendu. Pas d’œufs le jour de Pâques !
— Vous savez bien, poursuivit maman avec un soupir, qu’il n’y n ni sucre, ni chocolat.
— Mais, fit Sylvinette aux yeux bleus, ce sont les cloches qui les apportent et nous mangerions aussi bien des œufs de poule, tu sais.
— Ça m’étonnerait qu’elles en trouvent plus que moi. Allons, au revoir, mes chéris, soyez sages et à ce soir.
Maman s’en fut faire des ménages comme chaque jour, laissant Poupon sous la garde de Sylvinette.
— Vous en faites une tête ! chantonna Moineau-Gentil, passant la tâte par la fenêtre. Ne savez-vous pas que c’est le printemps, que les oiseaux sifflent et que dans le square il fait bien meilleur qu’ici ?
Il faut vous dire que Moineau-Gentil était très aimé des enfants. Je ne sais si vous l’avez remarqué, mais souvent, plus les gens sont pauvres, meilleurs ils sont pour les bêtes. Aussi, quand Sylvinette lui eut conté leur chagrin, l’oiseau réfléchit un instant, puis battit des ailes.
— Vous aurez des œufs de Pâques, foi de moineau ! Je vais dire un mot aux cloches : je suis au mieux avec le bourdon de Notre-Dame.
« Désiré Prodhomme, tonnelier en tout genre, fait ce qui concerne la boissellerie ; bat les tapis, sa femme aussi. »
Je revois la pancarte de bois brut, sur laquelle était peinte, du bout d’un pinceau malhabile, cette énumération des métiers de monsieur et de madame Désiré Prodhomme. Elle servait de fronton à une vieille porte, ouverte sur une cour aussi vieille, à l’extrémité d’un faubourg. La giroflée, sur l’arête du mur, rembourrée de terre et de mousse, poussait comme dans une plate-bande. Et, de l’autre côté, parmi les barriques vides, les paquets de cercles, les planches de fin châtaignier,les bottes d’osier qui trempaient clans une cuve, maître Prodhomme tournait, sifflait, cognait, varlopait, rabotait ou limait, tâchant de gagner la vie de ses huit enfants, celle de sa femme et la sienne.
Cela faisait dix, sans parler d’une chatte blanche qui mangeait presque comme une personne, et il n’était pas facile, avec la tonnellerie et même la boissellerie, de nourrir tant de monde. Aussi, lorsque le phylloxéra, l’oïdium et le reste des ennemis de la vigne, buvaient, dans leur verjus, les vendanges voisines ; lorsque de mauvaises récoltes empêchaient les fermiers d’acheter un boisseau neuf et les marchands de marrons de se fournir d’un nouveau litre, il allait battre les tapis. Il les battait sur la route en plein vent, les jetant à cheval sur une corde tendue entre deux arbres. Et comme il avait l’honneur de battre les tapis de fête de la cathédrale et le rouleau de haute laine qui traversait toute l’église, les jours de grands mariages, et les carpettes de plusieurs familles connues, sa femme l’aidait. D’où la pancarte.
Celle-ci était destinée à se modifier, puis à disparaître. Le premier qui y porta la main, ce fut Désiré, non pas le père, mais le fils unique, un petit, qui avait une sœur aînée et six sœurs cadettes, et qu’on gâtait, précisément parce qu’on ne gâtait pas les autres, et pour une autre raison encore. Il avait de la voix. Un jour, en portant un vinaigrier, un vrai bijou de tonnellerie, chez un chanoine, il avait dit : « Merci monsieur », à l’abbé qui lui donnait dix sous. Ce « merci monsieur » avait fait sa fortune. Le chanoine s’était écrié :
« Répète merci.
— Merci, monsieur.
— Répète encore. Tu as une voix d’ange ! »
L’enfant avait ri, d’un rire qui montait indéfiniment, plus clair que le tintement d’un verre de Bohême, plus perlé qu’une chanson de rouge-gorge.
L’abbé, enthousiasmé, l’avait, huit jours après, fait entrer dans la maîtrise de la cathédrale. Là, Désiré apprit à solfier, à connaître les clefs, les notes, à distinguer les dièses d’avec les bémols et à feuilleter convenablement, pour y trouver l’office du jour, les gros antiphonaires reliés en double cuir et garnis de fer aux angles. Pour l’expression, — chose admirable, au dire du maître de chapelle, — on n’eut pas besoin de la lui enseigner ; il la rencontrait tout seul, sans la chercher.
Le Chapitre était ravi. Les plus vieux chanoines ne se souvenaient pas d’avoir entendu une voix d’enfant de chœur pareille à celle de Désiré. Dieu sait pourtant qu’ils n’étaient pas jeunes, les plus vieux du Chapitre, et que, pour eux, le sacre de Charles X pouvait reprendre encore les couleurs de la vie. Les derniers promus opinaient de la barrette. C’était, quand paraissait le fils du tonnelier, un sourire discret et paternel, tout autour des pupitres en demi-cercle, une attente déjà charmée. Quand Désiré lançait les premières notes de l’antienne, cela devenait de la joie. Quelques-uns étaient poètes sans le dire. D’autres étaient saints sans le savoir. Tous s’accordaient secrètement à penser qu’une telle musique n’avait rien de la terre. Des lueurs qui descendaient d’un vitrail et se posaient sur la tête du petit donnaient à croire que les bienheureux souriaient aussi dans les verrières.
Avec les amis, les profits lui venaient : une collation offerte à la Pentecôte par le maître de chapelle, flatté des compliments qu’on lui faisait de son élève ; une casquette de laine tricotée par une vieille fille, en souvenir d’une messe de Gounod, où Désiré avait merveilleusement tenu une première partie ; de menues pièces blanches données par des curés de la ville, ou des chanoines du Chapitre qui dirigeaient, le soir, en petit comité l’exécution d’un O salutaris ou d’un Regina cœli de leur composition. Les gains triplèrent quand la renommée de cet artiste de douze ans se fut répandue dans le monde et qu’on lui demanda de chanter aux messes de mariage.